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11/06/2016

Les Événements de Jean Rolin

Photographie (détail) de Juan Asensio.

IMG_4143.jpgIl se pourrait bien que le roman le plus houellebecquien de l'année 2015 n'ait pas été écrit par Michel Houellebecq, mais par Jean Rolin. Je ne sais rien de lui, si ce n'est qu'il a visiblement beaucoup écrit puisqu'il faut pas loin de deux pages pour indiquer tous les textes qu'il a publiés, et qu'il faudrait peut-être encore plus de pages pour porter à notre connaissance tous ceux qu'ils a écrits et qui dorment dans un tiroir ou, modernité oblige, dans une clé USB. Nous savons aussi, du moins je l'ai appris en lisant son dernier roman, que Jean Rolin aime les paysages urbains, même s'ils sont laids et qu'ils défigurent la France, fût-elle ravagée par une guerre civile elle-même fort laide. Jean Rolin aime les paysages urbains et la faune volatile qui les traverse ou s'y abrite, cette dernière étant finalement bien peu dérangée par le conflit qui ensanglante notre pays, conflit dont rien ne nous assure qu'il ne soit pas le nôtre en ce moment même. Je veux dire par là que Jean Rolin, à la différence de Michel Houellebecq, n'a même pas besoin de situer l'action de son roman dans un futur somme toute peu éloigné de notre époque : c'est la boulangère égorgée par un fanatique que décrit son livre, et cette boulangère est la mienne, au coin de la rue qui, demain et non après-demain, aujourd'hui, est encombrée de carcasses calcinées encore fumantes de voitures. Qui les a détruites ? Quelque Antonin Bernanos à la tête de son escouade antifasciste ? Quelque Esteban Morillo bien décidé à se venger contre ses ennemis de toujours ? Ou bien encore un enturbanné anonyme, retour des déserts de Libye ou de Syrie, où il était parti se battre pour fonder le grand califat des fous de Dieu ? Peu importe, nous dit Jean Rolin.
Comparé aux Événements, un roman comme Soumission fait office de pensum d'une verbosité inacceptable, qui systématiquement, grossièrement, étaie la moindre de ses phrases d'un pesant échafaudage de glose géopolitique. Dans le roman de Jean Rolin, la trame ne sert strictement à rien, si ce n'est, parce qu'elle touche à un sujet qui ne cesse de hanter les journalistes bien davantage que ceux qui les lisent (encore, hélas), à espérer faire vendre un livre sans saveur particulière, à l'écriture pas même grise mais blanche, blanche comme une porte de frigidaire, sans éclat et résolument terne comme une table en formica, donc fonctionnelle, et au diable l'esthétisme suranné, cette valeur affreusement réactionnaire, d'ailleurs bannie des très sobres éditions P.O.L, qui depuis des lustres nous abreuvent d'une littérature pour étudiants en mal de thèses soporifiques.
Il semble par ailleurs difficile de pouvoir dire quoi ce soit d'un tel texte, non en raison de sa plénitude, parce qu'il déborderait de toutes parts nos mailles critiques incapables de n'en retenir qu'une seule écaille, mais parce qu'il est vide ou plutôt, qu'il semble avoir atteint un excès, une plénitude de vide. Même Nathalie Crom pour Télérama, d'habitude prolixe dès qu'il s'agit d'encenser la moindre rinçure qui, pour notre malheur, sera passée sous ses yeux de myope, ne sait pas trop par quel bout prendre ce texte : elle aimerait bien en dire du bien notez-le, comme toujours, beaucoup de bien même, car Nathalie est comme cela, elle aime plus que tout exalter les textes passables et même les mauvais textes; oui mais voilà, Jean Rolin ne l'aide pas vraiment, et c'est alors bien dommage que d'écrire pour ne rien dire, ou si peu, aligner quelques vertèbres de phrases pour affirmer, mais discrètement, presque honteuse, qu'on n'a pas vraiment aimé mais pas vraiment détesté non plus faut pas croire, en somme faire le dos rond, tout le contraire de la fureur de pythie qui assiège l'intéressée lorsqu'on lui soumet un navet dont elle vantera comme nulle autre l'insipidité totale, la nullité abyssale, n'est-ce pas, Nathalie ?
Je ne connais qu'un roman qui soit parvenu à signifier un degré supérieur de vide à celui des Événements, Le travail de la nuit de Thomas Glavinic : un homme, absolument seul, déambule dans une ville devenue totalement déserte, et nous ne savons ni ne saurons jamais rien de plus de la raison de cette solitude inhumaine, inexpliquée. Ainsi Thomas Glavinic est-il, avec ce roman monstrueux et déroutant, un écrivain bien supérieur à Jean Rolin qui, dans Les Événements, ne se contente pas seulement de décrire le paysage que son personnage traverse ou les oiseaux qui le peuplent, mais prétend, si je puis dire, planter le décor d'une guerre civile, donner ou feindre de donner une mission audit personnage qui n'est qu'un homme affreusement commun (retrouver son hypothétique fils, échapper aux dangers innombrables que représente désormais tout déplacement en France), et même, esquisser vaguement les traits de cette France livrée à une guerre fratricide entre milices, confessionnelles ou pas. D'une certaine façon, un parti-pris radical, du moins en littérature, en poussant l'auteur dans ses derniers retranchements esthétiques, est le plus souvent infiniment plus intéressant que le fait de choisir la voie médiane, celle de la médiocrité, du compromis, de l'anodin navet qui sera soigneusement arrosé par les spécialistes de bouturage de courge et de navet de Télérama. Je songe ici au déroutant mais superbe Incident voyageurs de Dalibor Frioux. Si les actes du personnage de Jean Rolin avaient été décrits par un narrateur impassible, sans la moindre intrusion de discours à la première personne du singulier, nous aurions pu, mais ce n'est pas certain je m'empresse tout de suite de le dire, trouver un intérêt aux Événement, mais nous n'en avons trouvé aucun car, en nous montrant soigneusement qu'il évite à tout prix de dire quoi que ce soit d'intéressant sur les origines d'une situation de guerre civile, Jean Rolin attire notre attention sur ce foyer invisible dont l'escamotage trop préparé, du coup, nous heurte. Nous ne pouvons dès lors rien faire d'autre que nourrir plusieurs soupçons, dont le plus important est le suivant : si Jean Rolin n'évoque pas directement la guerre civile, ce n'est pas simplement pour obéir au cahier des charges d'un éditeur on le sait amateur jusqu'à l'excès de friandises post-modernes, ou jouer au petit jeu apophatique consistant à parler d'un sujet sans avoir l'air d'en parler mais, bien plus simplement, parce qu'il ne possède tout simplement pas les capacités littéraires, à tout le moins le souffle nécessaire, pour le faire. Ajoutons une autre raison : je soupçonne Jean Rolin, comme tant d'autres auteurs vivants, d'être un paresseux. Il est ainsi bien plus facile, usant de la couverture rapiécée de l'écriture blanche, de ne point s'attarder sur la création d'un univers vraisemblable, que de passer des mois sinon des années de recherche, sur le phénomène des guerres civiles, y compris celles qui ont déjà déchiré l'histoire de notre pays, les liens entre christianisme et monde musulman, les composantes les plus extrêmes de la société française, etc. Sans les comparer plus avant, faute de temps et d'envie, et même si je suis certain que les petits prétentieux affirmeront que l'un de ces deux ouvrages n'appartient pas à la littérature, un roman que je pourrais qualifier de facile tel que L'Ange de l'abîme de Pierre Bordage est plus solide, de ce strict point de vue, que le roman vide de Jean Rolin.
27340100372_6e25d22346_o.jpgLes paysages et la faune, mais aussi, parfois, la flore, sont décrits assez finement, sur un ton qui se veut absolument froid et où perce, pourtant, comme une sorte de très discrète mélancolie, comme s'il s'agissait d'adopter le point de vue de l'observateur le plus impartial possible, lui-même survivant d'une catastrophe ayant tout minéralisé, et, d'abord, son regard, et peut-être même son cœur. C'est à peu près le seul intérêt de ces Événements que de pouvoir réviser agréablement nos connaissances en géographie hydraulique et en faune avicole, un roman heureusement resserré où il ne se passe absolument rien ou bien, lorsqu'il s'y passe enfin quelque chose, où l'attention du narrateur et celle du personnage (puisque deux voix alternent dans la narration de ce roman) sont immédiatement détournées par de conséquents spectacles : lacis d'autoroutes plus ou moins abandonnées dont il s'agit de décrire par le menu les embranchements (cf. pp. 15, 16, 28), oiseaux de nos bois et forêts, «colonies de freux et de choucas, auxquels il convient d'ajouter un certain nombre de pies, et, sur les eaux de l'étang ou dans la végétation des berges, de foulques et de colverts» (p. 58), «pseudo-cygne, véritable oie de Chine» (p. 57) encore, mais aussi choucas qui «s'ébrouaient et craillaient par centaines» (p. 85), le plus haut point de satisfaction rolinienne étant atteint lorsque cet écrivain aphone mélange ses deux passions que sont les volatiles et les paysages semi-citadins, ce qui nous permet d'assurer que le cœur de ce roman se trouve à la page 96, où les «pies, freux, merles ou geais» s'ébattent dans un paysage dans lequel la ville est «presque entièrement contenue dans un périmètre délimité au nord et à l'ouest par la voie du chemin de fer Clermont-Nîmes, au sud et à l'est par le cours de l'Allier, l'un et l'autre formant dans leur intervalle une espèce de poche, divisée par la départementale 585 en deux parties de surface et de densité inégales, qui allait vers le sud en se rétrécissant, jusqu'au point où la rivière et la voie ferrée confinaient avant de s'écarter à nouveau».
Événement notable, une «mésange charbonnière» lance «inlassablement les deux notes auxquelles se résume le chant de cette espèce» (p. 99), et c'est tout aussi inlassablement que le lecteur se voit imposer une nouvelle longue description du trajet du personnage principal qui, ailleurs, alors que les combats font rage, suppose qu'il a manqué l'essentiel, puisqu'il n'a pas eu le loisir de s'attarder, et qu'il n'a donc pu remarquer «que des bergeronnettes voletaient parmi les rochers à fleur d'eau, et que des hirondelles d'une variété assez rare se disposaient à construire leur nid sur la falaise» (p. 110).
La guerre fait rage dans une France dont la situation nous est présentée, ici ou là, en quelques notations sommaires, mais nous voyons bien que Jean Rolin, lui, plutôt que de se demander quelles raisons ont provoqué le déferlement de la guerre civile, préfère s'attarder sur la description de la nature et des constructions humaines (cf. pp. 127, 128, 129 et 131), quitte à nous apprendre qu'il aime les petites fleurs au moins autant que les petits oiseaux : «De mon côté, ce que j'ai retenu de cet incident, c'est surtout que la berge du canal orientée au sud, et donc exposée au soleil, était couverte de coquelicots, si densément que même vue de près elle paraissait uniformément rouge, tandis que sur la rive opposée, orientée au nord, il ne poussait que de l'herbe, parsemée ça et là de quelques touffes de chardons ou de genêts» (pp. 142-3).
Je pourrais multiplier les exemples que nous ne serions pas moins étonnés du curieux bi-tropisme dont semble souffrir Jean Rolin, à tout le moins son narrateur et son personnage, même si, nous l'avons compris puisque son roman a été édité par le très avant-gardiste P.O.L, l'intention de l'auteur a été de se livrer à une méditation de haute volée sur la guerre, civile ou pas d'ailleurs : «il s'est fait au moins deux réflexions, l'une et l'autre de portée générale, au sujet de la guerre. Premièrement, que le coeur de celle-ci, indépendamment de l'ampleur des combats ou de leur intensité, peut être envisagé comme un certain volume d'air à l'intérieur duquel des morceaux de métal, de poids et de formes variables, volent en tous sens à la recherche de chairs à déchiqueter et d'os à rompre. Deuxièmement, que là où la densité de tels fragments, si on essaie de se la représenter, devient mentalement acceptable [...], même si elle continue d'entraîner un risque vital bien supérieur à celui que l'on serait prêt à affronter en temps de paix, l'activité humaine se poursuit, ou reprend, presque comme si de rien n'était» (pp. 180-1).
Voilà donc la thèse que Jean Rolin a essayé d'illustrer, en y parvenant remarquablement et en prenant le contre-pied de Claude Simon ou même de Juan Benet avec ses Lances rouillées d'une toute autre puissance stylistique et romanesque, puisque, malgré le fait que certaines scènes (comme celle de l'amoncellement de curés morts, cf. p. 15) ont été décrites, ou bien qu'un rapide tableau de la situation géopolitique de la France a été brossé (cf. p. 47, où nous apprenons que les Unitaires ou «Zuzus» ont conclu avec les «miliciens du Hezb» «une alliance de circonstance») (1), nous sommes, comme le narrateur et le personnage dont nous suivons la pérégrination vague (il cherche son fils ou celui que son ancienne maîtresse lui a dit être son fils), confrontés à «un sentiment angoissant de vacuité» (p. 27), qui ne s'explique peut-être pas seulement par le fait que nous contemplions ce qui pourrait ressembler aux «vestiges d'une civilisation disparue» (p. 113), mais bel et bien parce que nous sommes face au cas d'un écrivain prolixe s'avisant de faire publier un roman insignifiant dont il s'est efforcé de disparaître.
Jean Rolin est admirablement parvenu à ce but, si c'est bel et bien celui qu'il s'était fixé mais, la prochaine fois, conseillons-lui plutôt d'écrire un manuel d'observation de la faune et de la flore de nos campagnes et forêts, il sera plus facile à dénicher que perdu au milieu des nouveautés dites littéraires.

Note
(1) Jean Rolin distille quelques maigres indices tout au long de son ennuyeux roman, qui décrit un pays ravagé par la guerre, dont une partie seulement est exempte de combats, alors qu'une mission de l'ONU, la FINUF, est censée faire respecter la trêve en vigueur entre les différents belligérants, miliciens islamistes, séides d'extrême droite et d'extrême gauche se battant tous contre tous, ou alliés de circonstance contre les islamistes, au gré des alliances.