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25/03/2018
Au-delà de l’effondrement, 62 : L'Apocalypse selon Jacques Spitz, par Francis Moury
Photographie (détail) de Juan Asensio.
L'effondrement de la Zone.
Ce classique de la science-fiction française, publié initialement par Gallimard à la NRF en 1938, dans une série intitulée Les romans fantastiques (1), a sa place dans une bibliothèque de l'apocalypse et même, de justesse, dans une bibliothèque sur la post-apocalypse. En effet, son dernier chapitre (XI, intitulé Les derniers hommes) décrit, une fois la défaite avérée de la race humaine, les derniers jours non pas d'un empire mais du petit groupe des survivants parqués dans une sorte de jardin zoologique de quelques hectares, observés par la nouvelle race de mouches dont la mutation subite engendre l'extermination des hommes et la chute totale de leur civilisation. Ce renversement annonce celui décrit par Pierre Boulle dans La Planète des singes (1963) adapté ensuite par Hollywood au cinéma dans une remarquable série de 1968 à 1973. Défaite il y a chez Spitz car guerre il y eut assurément : les mouches mutantes attaquaient les hommes, d'une manière de plus en plus coordonnée, épargnant en revanche les animaux domestiques et sauvages.
La progression du livre est presque mathématique et très impressionnante : elle oscille entre le surréalisme le plus démentiel et une science-fiction elle-même oscillante entre épouvante et parabole philosophique. Henri Clouard (2) considérait avec raison qu'il y avait quelque chose du Voltaire de Micromégas (1752) dans les histoires diaboliques de Spitz : c'est ici trop évident pour qu'il soit besoin d'insister sur cet aspect. Il est encore renforcé par les ahurissantes modifications (3) subies par la réédition posthume de 1970 en Bibliothèque Marabout. L'exécuteur testamentaire de Spitz avait donné son aval aux éditions belges Gérard & Cie pour «actualiser» le livre. Le fantôme de Spitz (mort en 1963) apprécia sans doute, d'outre-tombe, l'effet produit. Alors que les premiers effets de l'invasion se font sentir dans l'empire français indochinois de 1938, que l'itinéraire du savant héros l'amène des rives laotiennes du Mékong jusqu'à Saïgon, on y parle brusquement (p. 36) d'un laboratoire de campagne hâtivement installé dans «les locaux du lycée Ho-Chi-Minh», lequel est déserté par les élèves fuyant l'offensive de la Musca Errabunda, première mutation avant la Musca Sapiens, ultime triomphatrice, sinon Conqueror Worm, du moins Conqueror Fly ! Lire cette édition altérée / actualisée de 1970 est donc un peu l'équivalent d'avoir la curieuse impression de visionner un film signé par René Clair en 1938 qui aurait été remonté avec des scènes rajoutées par Inoshiro Honda en 1970... ou l'inverse : des éléments géographiques et temporels de 1938 s'y heurtent sans prévenir mais assez régulièrement à des éléments sociologiques, politiques, stratégiques ou institutionnels de 1970.
Reste que, mutatis mutandis, la géographie mondiale du récit, survolant amplement les capitales ou les monuments des grandes nations comme autant de symboles de civilisation vouée à la destruction, sa progression cauchemardesque, son ironie surréaliste annoncent tout de même bien celles qu'on trouve durant l'âge d'or , soit de1954 à 1970, des grands films fantastiques japonais de Honda. Cet aspect cinématographique dans le découpage et l'écriture de 1938 me semble donc essentiel pour goûter le talent de Spitz qui avait d'ailleurs écrit des critiques de films dans la Nouvelle Revue Française des années 1930 : son site internet officiel (4) les mentionne. Dans ces conditions, il n'est pas trop surprenant que Robert Brasillach qui s'intéressait lui aussi au cinéma y compris fantastique, ait publié dans L’Action française des recensions de quatre romans de Spitz parus chez Gallimard-NRF : L'Agonie du globe (1935), Les Évadés de l'An 4000 (1936), La Guerre des mouches (1938) et L'Homme élastique (1938). Certaines pages de La Guerre des mouches sont, de fait, écrites dans le style d'un authentique découpage cinématographique et leur adaptation en images ne serait pas si difficile que cela, aujourd'hui.
La destruction de Paris telle que Spitz l'imagine dans La Guerre des mouches a quelque chose d'à la fois révolutionnaire et d'ironique, de terrifiant et de comique. Son style froidement objectif est tel qu'il est difficile d'en démêler le trait dominant : peut-être est-ce, en fin de compte, une certaine mélancolie philosophique sinon un «pessimisme exagéré» (Jacques Bergier dixit en 1970) ? Ce promeneur solitaire qui vécut toute sa vie sur l'île saint Louis avait tenu un journal intime (de 1928 à 1962) qu'il faudrait sans doute un jour éditer afin de balancer convenablement la perspective critique puisqu'il oscilla du surréalisme des années 1925 au roman psychologique, de la science-fiction audit journal intime, sans oublier ses articles critiques (sur un livre tel que Bagatelle pour un massacre de Céline ou sur des films classiques aussi divers que Le Cuirassé Potemkine de Eisenstein et L'Ange bleu de von Sternberg), ses nouvelles, ses poèmes. Spitz avait même rédigé un rapport sur la situation intellectuelle de la France en 1945 pour l'administration américaine... que personne en France n'a jamais lu. Puisque la Bibliothèque de la Pléiade se demande en permanence qui éditer et qu'elle édite des auteurs aussi populaires que Jack London, pourquoi n'éditerait-elle pas Spitz ? Ses œuvres sinon complètes, au moins choisies, seraient déjà assurément riches et variées. Si l'hypothèse se vérifiait, au moins dans le cadre de volumes «science-fiction française classique», il faudrait alors absolument publier ensemble les deux versions (l'originale de 1938 et l'actualisée de 1970) de sa Guerre des mouches.
Autre aspect cinématographique qui me semble avoir été négligé par les critiques de 1970 (ceux de 1938 ne pouvaient évidemment pas le prévoir) : la curieuse identification progressive entre Micheline (la jeune fille dont le savant Magne tombe amoureux au début de l'histoire) et les mouches qui préfigure l'identification symbolique entre la Mélanie jouée par Tippie Hedren et les oiseaux dans le scénario des Oiseaux (États-Unis, 1963) d'Alfred Hitchcock d'après un conte de Daphné du Maurier (5). Jacques Bergier, dans sa postface à l'édition actualisée de 1970, comparait La Guerre des mouches à Them ! [Des monstres attaquent la ville] (États-Unis 1954) de Gordon Douglas, en opposant le réalisme scientifique de la mutation génétique subie par la mouche dans le roman de Spitz à l'irréalisme de la mutation gigantique subie par les fourmis dans le film de Douglas. Sur le plan de l'histoire du cinéma, indépendamment de la validité des arguments biologiques et zoologiques pro et contra déployés par Bergier en 1970, on peut aujourd'hui comparer le roman de Spitz non pas au Douglas de 1954 mais à deux films (l'un d'aventures, l'autre de science-fiction) traitant non pas des mouches mais des fourmis et où l'absolu réalisme naturaliste et biologique rejoint le plus pur cauchemar, j'ai nommé les mythiques Naked Jungle [Quand la Marabunta gronde] (États-Unis, 1954) de Byron Haskin et Phase IV (États-Unis, 1974) de Saul Bass.
Bien sûr, l'ironie voltairienne de Spitz contrebalance régulièrement l'aspect cauchemardesque de ses précisions : en cela, il peut décevoir certains lecteurs contemporains qu'un tel alliage peut agacer voire consterner. La précision des descriptions est pourtant si réaliste qu'elle parvient non moins régulièrement à outrepasser l'attendu parabolique. Finalement, c'est avec un très réel frisson qu'on apprend que le savant héros Magne rédige, dans son enclos environné de mouches, un traité inspiré par celui de Montesquieu sur les Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains (1734) mais étendu à l'ensemble de la race humaine tandis que le biographe de Magne, narrateur révélé in extremis, estime pour sa part faire œuvre utile en racontant l'histoire qu'on vient de lire et dont les futures lectrices ne pourront être, une fois morts les survivants humains (aucune chance de perpétuation ne leur est laissée par la situation finale) que les Musca Sapiens elles-mêmes, parvenues au dernier stade de leur évolution. Brusquement, par révélation en forme de zoom arrière élargissant la narration de ce lendemain d'apocalypse à un double livre en train de s'écrire et au fait que ses lecteurs seront des animaux, Spitz donne un très réel avant-goût de ce que Clifford D. Simak réussira en 1952, d'une manière certes autrement démultipliée et approfondie, dans son classique The City [Demain les chiens] (6).
Notes
(1) Jacques Spitz, La Guerre des mouches (nouvelle édition revue par Bernard Eschasseriaux, postface de Jacques Bergier et Bernard Eschasseriaux, éditions Gérard & Cie, Bibliothèque Marabout, série science-fiction, Verviers, 1970).
(2) Henri Clouard, Histoire de la littérature française du symbolisme à nos jours (tome 1, De 1885 à 1914 et tome 2, De 1915 à 1960, éditions Albin Michel, 1962).
(3) Jean-Pierre Andrevon les a partiellement répertoriées dans la section spitzienne de son article consacré aux parutions 1970 de la bibliothèque Marabout, série fantastique et série science-fiction (sauf une erreur dans le nom latin de la première espèce de mouches mutantes : Andrevon écrit musca errabundae au lieu du correct musca errabunda) paru in Fiction n°202, octobre 1970, section spitzienne consultable ici.
(4) Voir ici.
(5) Le film d'Hitchcock, à mon avis, s'inspire au moins autant, sinon bien davantage, de la remarquable nouvelle de Philip MacDonald, Nos amis ailés (1931), traduite en français dans l'anthologie de Jacques Bergier, Alex Grall et Jacques Sternberg, Les Chefs-d’œuvre de l'épouvante (éditions Planète 1965, pp. 201 et sq.), que de la nouvelle de Daphné du Maurier.
(6) Clifford D. Simak, Demain les chiens [The City] (1952, traduction de Jean Rosenthal, éditions J'ai lu, collection Science-fiction n°373, 1970). Je sais qu'il existe des éditions postérieures dans lesquelles on trouve un neuvième chapitre, ajouté par Simak en 1973, intitulé Épilogue mais je ne l'ai pas lu et suis donc incapable de savoir s'il améliore ou non l'ensemble dorénavant classique de 1952.