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04/05/2019
Aux rats des pâquerettes : quand Netchaïev voit rouge, Marc-Édouard Nabe rit jaune
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Marc-Édouard Nabe dans la Zone.
Sur les Gilets jaunes : J. G. Ballard et Patrick Buisson.
Bien sûr, ce nouveaux brûlot de Marc-Édouard Nabe, le trente-et-unième de ses ouvrages, n'est absolument pas débarrassé des facilités qui rendent franchement pénible, pour ne pas dire rédhibitoire la lecture de la presque totalité de ses derniers textes : attaques physiques (nous ne comptons plus les gros culs ou même les «gros seins juteux juste avant qu'ils ne soient plus tétables» d'Aude Lancelin, p. 63), les petites ou grandes insinuations de coucheries, les insultes pures et simples, pourtant très drôles lorsqu'elles concernent Alain Finkielkraut, devenu le saint héraut de tous les crétins droituriers (des fins de race terminés à l'eau bénite du Figaro et de Valeurs actuelles jusqu'aux dandys en sucre candi de L'Incorrect en passant par Causeur), notre plus grand penseur journalistique, donc, qualifié de «pleurnichosophe» (p. 66) et de christique «FinkINRI», p. 65 ou de «Finkie-Christ» (p. 30), facilités qui suffiront je le crains à dissuader la plupart des lecteurs, hormis le petit cercle de ses thuriféraires et adorateurs transis, comme tel (ex)-ravi de la crèche nabienne, dans laquelle il n'y a hélas pas qu'un seul âne et beaucoup de moutons.
Un autre travers ou tic de langage pourrait être retenu contre l'écrivain furibond : cette manie de trouver ou plutôt de nous faire croire qu'il trouve, généralement à la fin de ses chapitres, telle ou telle métaphore dont il salue lui-même, d'un sourire on le devine, la justesse, comme si, bon prince, il nous permettait d'assister, quasiment en direct, à la fabrique d'une de ses chutes colorées ou bien enlevées. Ce doit être une des vertus de l'auto-édition que d'avoir le privilège d'assister à une séance de pure création verbale, en plus d'éprouver le plaisir de voir le patron de la librairie Le Dilettante vous donner en main propre un exemplaire du livre de Nabe, avec la mine de Moïse rapportant des hauteurs montagneuses les Tables de la Loi. Cela donne : «Il faut se rendre à l'évidence : la démocratie selon les Gilets jaunes, c'est une démocratie Internet, une démocratie deux points zéro. Une internetocratie, en somme. L'Internetocrassie ! La Démocranet...» (p. 78). Chaque fin de chapitre, chaque page même nous montre ce procédé en action, Nabe filant comme pas un la métaphore, jusqu'à ce qu'il finisse par trouver son titre, après quelques hésitations qui, au moins, sont toujours très drôles. Mention spéciale pour cette «ex-sainte Jaune d'Arc» à propos de la «soi-disant pin-up Ingrid Levavasseur» (p. 83), idiote utile de la Macronie dont on s'étonne que Nabe n'ait pas fait davantage usage, tant elle symbolise, petit bout de femme avenante pourtant, tous les reproches que l'écrivain concentre sur le front mou, à ras d'herbe consciencieusement mâchée, des Gilets jaunes.
J'ai aussi lu, ici ou là, que Nabe, incapable du moindre courage physique mais n'hésitant pourtant pas à proposer une nabologie du terrorisme et même à oser défier l'Amazone sollersienne Josyane Savigneau, avait beau jeu de railler les Gilets jaunes qui eux, au moins, manifestent et vont même jusqu'à affronter, pour certains, nos si dignes représentants des forces de l'ordre, au risque d'y perdre tel ou tel de leur membre, comme s'il fallait être aussi chaste qu'un eunuque pour oser parler des relations entre un homme et une femme, comme s'il fallait être courageux tel Gauvain pour peindre des batailles épiques ou picrocholines, comme s'il fallait en somme être un être purement immatériel, sans le moindre péché, avant d'oser écrire ou encore, comme s'il fallait savoir écrire avant que d'oser le faire, impératif catégorique qui aurait au moins l'avantage, s'il était strictement respecté, de débarrasser les étals des librairies de 99 % de leur marchandise avariée. Cette méchanceté qui se veut argument rate sa cible hilare. Ainsi considéré, Nabe, accablé de tous les vices par les imbéciles, y compris de ceux qu'il n'a jamais hésité, comme des bubons, à nous faire exploser sous les yeux, n'aurait pas dû publier, encore moins écrire une seule ligne et, sans bien sûr établir de lien direct entre ce dernier et ceux qu'il admire, que dire de Rebatet ou Céline mais aussi de Dostoïevski qui eux, pour le coup, auraient été condamnés à une éternité de silence ! Je préfère un démon qui sait écrire (mais je ne prends pas Nabe pour un démon) à un saint confit dans ses dévotions et qui s'aviserait de les coucher par écrit.
La littérature pousse sur un sol trouble et le pamphlet, lui, germe spontanément sur un sol tapissé d'une matière plus qu'identifiable, au fumet caractéristique : les prudes, les universitaires, s'ils osent, parleront de fumier, mais le mot merde est tout aussi valable je pense, et convient même bien davantage à la pousse des bambous à bout effilé sur lesquels Nabe se propose d'aligner quelques têtes (1), non seulement celles de ses ennemis habituels (Soral en lécheur de cul des policiers, cf. p. 28, Dieudonné l'habitué des horions, mais aussi quelques petits nouveaux comme le très hanounesque Éric Naulleau qui a droit à cette saillie, du reste absolument justifiée tant ce bon éditeur est devenu un piètre figurant de la fausse impertinence, un mime poussif de la liberté de pensée qu'il a bradée au plus offrant : «En dix ans de télé, le critique littéraire est devenu le pire corporatiste médiatique qui soit : pour Naulleau, s'attaquer à la sainte télé, c'est déjà du fascisme !», p. 27). Ces nullards, tant d'autres que Nabe étrille, méritent tous les coups de trique et tortures bloyennes, donc raffinées, qu'il est possible et même nécessaire d'imaginer, mais ce n'est là que la surface de la flache jaune pisse comme il se doit, que Nabe ne nous expose que pour se donner le plaisir de lancer une sonde qu'il espère vite voir descendre plus bas, beaucoup plus bas, vers une eau bien plus sombre et même franchement noire, qui donne sa puissance corrosive à ce libelle qui prône la dévastation bien davantage qu'une méthodique corrosion démocratiquement recyclacble.
La rage de Nabe s'explique très vite, dès l'exergue en fait, de Jules Renard, lequel affirme qu'il ne faudrait jamais voir la gueule, plutôt laide et même franchement repoussante on l'aura compris, du peuple. Le peuple que Nabe moque dans son texte n'a pas une sale gueule : il n'a tout simplement aucune gueule car, à vrai dire, il n'existe pas. Il croit exister et même vivre, s'agiter, consommer : mais il ne vit pas, bien qu'il consomme à outrance, il est d'ores et déjà dévasté, ainsi que la prétendue plus belle avenue du monde, les Champs-Élysées saccagés bien avant que quelques vitrines n'explosent par des débarquements de touristes à portables intégrés. Cette inexistence du peuple qui se croit exister est le thème fondamental de notre texte, bien plus que l'opposition assez artificielle entre masse et peuple (cf. p. 35), le premier, seul, étant capable de mener selon l'auteur une révolution, la Révolution. Creusons davantage encore, histoire de descendre le plus bas possible sous terre, au ras de nos pâquerettes ou pissenlits si l'on veut, afin de déterminer l'exacte nature des racines de cette plante toute bardée de piquants, ni pâquerette ni pissenlit assurément, que Marc-Edouard le jardinier nous prévient de ne pas trop venir respirer. La racine qui infuse une sève survitaminée à la belladone nabienne est de nature eschatologique, évidence qu'il ne faut jamais craindre de rappeler à celles et ceux qui ne savent décidément pas lire tant, au-delà des Bloy, Céline, Rebatet, Ramuz et même Darien que l'auteur eût, ici, pu citer en songeant à l'extraordinaire violence de La Belle France, c'est l'Apocalypse johannique qui constitue la matrice de toute écriture (pas seulement celle d'Alain Zannini, comme je l'avais montré), et même, bien sûr, de toute pensée de Nabe. Nabe fait peur aux imbéciles qui le bannissent de leurs petits raouts policés parce qu'ils ne comprennent pas, parce qu'ils ne veulent pas comprendre, pour les plus intelligents, que la violence de ses textes n'a de sens que comme palimpseste truculent d'un texte autrement plus explosif. Les références à la Révélation, les métaphores nous indiquant l'horizon eschatologique sont ainsi nombreuses, directes ou pas, comme lorsque Nabe évoque plaisamment «Drouet, le nouveau Moïse» (encore lui) qui «ouvre la voie [et] roule des messianiques au milieu des éclopés en fauteuil roulant, sur béquilles, tous se répandant comme une marée jaune... Non, une diarrhée jaune, plutôt. La courante des miracles !» (p. 18).
C'est ce tropisme pour l'Apocalypse, cet apocalyptisme constant qui explique, a contrario, la petitesse métaphysique de la jacquerie moquée par Nabe, le fait que les Gilets jaunes soient incapables de désirer une véritable Révolution, un déferlement de destructions qui ne se contenterait pas de vouloir amender quelques mesures gouvernementales mais qui ferait table rase du théâtre vermoulu où se joue la comédie sociale d'une France crevée. Nabe ne se trompe évidemment pas, qui affirme sans ciller que «les GJ ont peur de la révolution à faire», ce qui est après tout bien normal puisque Edgar Quinet, selon l'auteur, a amplement montré que ce sont ceux qui avaient commencé à faire la Révolution française qui ont finalement préféré sombrer dans la Terreur, et cela parce qu'ils ont eu peur de ce qu'ils avaient déclenché : «Des auto-terrorisés par leur propre audace mystico-philosophico-métaphysique, alors qu'ils étaient capables de renverser les planètes et de déboussoler le soleil lui-même» (p. 37). Il a ainsi beau jeu de comparer les événements de février 1934 avec ceux qui, désormais, au rythme des manifestations dans toute la France tous les samedis, font l'actualité : «OK, la BAC de février 34, ce n'est pas au flash-ball qu'elle neutralisait les «casseurs», mais ces casseurs-là n'hésitaient pas à mourir s'il le fallait pour détruire l'Assemblée nationale, et pas seulement pour démanteler ses palissades de travaux...» (p. 38).
En fait, tous les Français, des médias jusqu'aux politiques en passant par les juges, la police et bien sûr les Gilets jaunes, sont finalement d'accord «pour une France en marche telle qu'elle est, ou bien telle qu'elle devrait être, ce qui revient au même» pour la banale raison qu'ils «kiffent tous l'Ordre, ces bourricots !» (p. 40), et que «les Jaunes» ne cherchent qu'une seule et unique chose selon Nabe : «consommer autant que les autres, c'est tout», puisqu'ils ne cherchent pas «à entraîner les riches dans une non-consommation, ou disons un ralentissement de la consommation, non», mais banalement, bourgeoisement, lâchement, «rejoindre les riches dans une consommation effrénée telle qu'ils en ont été privés, frustrés, exclus» (p. 46). Si ce «protestant sublime» (p. 49) qu'est Ramuz évoque et invoque un besoin de grandeur à la source des révoltes visant un peu plus haut que le seul contentement matérialiste, les Gilets jaunes, eux, ne cherchent assurément pas l'être, mais l'avoir clinquant : «Une soif de spirituel manque à l'évidence aux GJ horriblement matérialos !» (pp. 50-1), Nabe ne se gênant pas pour leur faire un procès d'intention et leur répéter sur tous les tons que «tous les GJ, si on les presse un peu comme des citrons, avoueront vite que ce n'est pas juste pour vivre dignement et ne pas crever de faim ni arrêter de crouler sous les taxes qu'ils se battent, mais pour avoir ce que les riches ont à leur place» (p.51).
L'Apocalypse, du moins, en attendant celle-ci, la grande table rase que Nabe appelle de ses vœux les plus chers, est Révélation, qui ne peut être séparée de la Destruction, qui pose, estime Nabe, des «questions fondamentales et constructives» (p. 58) que jamais les Gilets jaunes ne se posent ni ne posent car, finalement, en dépit même des scènes de violence, l'écrivain estime que nous ne sommes que dans la seule indignation, «dans le respect et la croyance en des «valeurs démocratiques», en une police des polices qui fasse son travail» (p. 74), comme si les Gilets jaunes ne cherchaient jamais rien tant que de voir leur action, leurs revendications, être avalisées par la Société, qui finira bien par récompenser ses brebis égarées qui n'ont qu'un seul désir : regagner le troupeau protecteur ! Contre ces peureux, ces timides du Grand Abrasement, Nabe dégaine Bakounine pour qui l’État doit «être radicalement démoli» car il est «tutélaire, transcendant, et centralisé», le penseur révolutionnaire ne faisant manifestement pas partie du bagage intellectuel (pour ainsi dire, ajouterait Nabe) des Gilets jaunes qui ne veulent finalement guère plus que destituer Macron, le fait de vouloir abattre l’État étant «encore un leurre de cocu de la Révolte, de conspi même» ajouterait l'écrivain, ce conspirationniste croyant «comme un connard que tout est dans les mains à ficelles d'un seul groupe de marionnettistes» (p. 86).
Juger les Gilets jaunes à cette aune eschatologique c'est aussi, immédiatement, pointer un phénomène que Nabe met en scène assez efficacement. C'est logique après tout car, se voulant, comme le héros mystérieux de Dick, Maître du Haut Château, il ne peut que nous montrer la totale illusion de notre société et, bien davantage encore, que nous n'existons tout simplement pas. Quoi, se scandalise le badaud, le Gilet jaune qui vient de perdre un œil ou une main, êtes-vous bien certain qu'il ne s'agisse que d'une illusion ? Absolument lui répond l'auteur de La sauterelle pèse lourd (et Nabe, donc), qui s'amuse à rappeler que «cet assez grand troupeau de ploucs déboule du net» puisque «c'est une foule sortie de la misère de la virtualité». Certes, «leur misère est réelle, on est bien d'accord, mais l'expression de cette misère est une misère aussi» (p. 77) puisque cette expression ne saurait être imaginée, selon les Gilets jaunes les plus déterminés, en dehors de la société, pour la détruire de fond en comble. Citant encore Bakounine, Nabe remarque qu'avant de «vouloir se libérer du Pouvoir, les individus doivent se libérer du pouvoir qu'ils ont eux-mêmes sur eux à cause de l'esprit de société devenu leur seconde nature...» (p. 87).
C'est encore trop peu, c'est faire encore preuve de peur selon Nabe, qui termine son livre en citant des extraits du Catéchisme révolutionnaire de Netchaïev, «co-écrit avec Bakounine en 1868» (p. 88), dont la violence radicale, exclusivement orientée vers la destruction pure et simple de la société, s'appuie sur la certitude, pour le révolutionnaire lui-même, d'être un homme condamné d'avance. Nabe, pourtant, ne cesse de douter : quelle force d'ébranlement véritable, intrinsèquement livré à sa propre propagation, pourrait donner un peu de consistance à ces «touristes du Grand Soir» qui, sur la tabula rasa prétendent «mettre une toile cirée à carreaux vichy, avec des rondelles de sauciflard dessus, un bon kil de rouge» (p. 91) ? L'auteur ne répond pas, comme s'il avait compris, et cela bien avant de se pencher sur le cas des Gilets jaunes, que l'Apocalypse ne pouvait ébranler qu'un monde qui n'aurait pas été, en somme, dédoublé, évidé de sa substance, les Gilets jaunes n'étant finalement rien de plus, tout comme chacun d'entre nous bien sûr, que de piètres hologrammes, des révolutionnaires de pacotille «tellement empreints de virtualité et pétris de fausses informations par dix ans, au moins, de pratique Internet, que le réel où [ils débouchent] ne [leur] fait plus rien !...».
Dès lors, Nabe ne peut plus conclure son livre vif comme une matraque de CRS assenée sur la face hébétée d'un manifestant que par un piteux «C'est foiré, c'est foiré» (p. 93), aussi morne, terne, décoloré, qu'était bigarrée la toute première page toute zébrée des couleurs (jaune, bleu, blanc, rouge et même rose, sans oublier le noir) d'une lutte qui, comme les Gilets jaunes, se dégonfle et puis, «et puis, pschitt...» (p. 10), rien, quoi.
<Note
(1) Parfois, seulement, solution beaucoup moins esthétique, il propose de les faire exploser d'une balle, comme celle de Romain Goupil : «Comment on fait pour abattre un «dinosaure» tel que Romain Goupil ? Eh bien, c'est simple : on prend une échelle de pompier et on monte jusqu'en haut, et quand on parvient à la tête minuscule de la vieille bête au long cou devenue stupide en cinquante ans, on lui tire un coup de révolver dans la boîte crânienne. Goupil avait déjà disparu; désormais, il n'existe plus» (p. 39).