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24/06/2023
Le seigneur des porcheries de Tristan Egolf : savoir forcer et entendre son destin parmi les noirs oracles de l’Amérique, par Gregory Mion
Crédits photographiques : Michael Probst.
Le seigneur des porcheries de Tristan Egolf ou le péché de lèse-évolution.
«[…] comprendre que les plus hautes intuitions spirituelles semblent dériver des témoignages de ceux qui vacillent dans l’obscurité.»
Cormac McCarthy, Stella Maris.
«Il y a dans le monde des données accessibles seulement à ceux qui ont atteint un certain degré de détresse.»
Cormac McCarthy, Stella Maris.
L’invraisemblable Élu qui rachètera les Damnés de la Terre
Long et scabreux fut le chemin qui permit à l’éphémère Tristan Egolf de publier Le seigneur des porcheries (1), si long et si scabreux, d’ailleurs, que son texte parut d’abord en traduction française avant de rencontrer le public de son pays, les États-Unis, dont les maisons d’édition, par grappes de dizaines et surtout par incapacité de reconnaître un véritable minerai de littérature, refusèrent le manuscrit, lequel fut sans doute jugé impubliable à cause de ses excès rabelaisiens, de sa complexité narrative et de son ampleur sociologique – une amplitude confondante de réalisme apocalyptique tant ces provocants feuillets, tant ces centaines de pages embrassaient de tout leur lyrisme affamé d’humanité l’une des racines les plus ancestrales et les plus révélatrices du sol américain, l’une des plus radicales fractions du peuple appartenant au Nouveau Monde tel qu’en lui-même, sur les lignes de cet abyssal rhizome, ce peuple radicalisé est reflété dans l’Archaïsante Mappemonde de la Création Primitive. Ce pénible parcours de publication, du reste, rappelle évidemment la mésaventure d’un autre prodige succinct de la littérature américaine, John Kennedy Toole, enfant mélancolique originaire de La Nouvelle-Orléans qui se suicida par désespoir, par lassitude neurasthénique, par dégoût de voir sa Conjuration des imbéciles aussi embarrassante pour les éditeurs, aussi hermétique pour ces décevants lecteurs de bureau, que justifiée dans son truculent constat d’une imbécillité exponentielle inhérente à l’Amérique de la mourante bannière étoilée. Ce n’est qu’un exorbitant concours de circonstances – et non un discernement bien établi – qui offrit à ce texte féroce et lucide la chance d’exister à titre posthume pour son auteur, grâce notamment au jugement assuré de l’écrivain Walker Percy, comme ce fut l’initiative quasiment inconcevable de Patrick Modiano, en France, qui contribua au lancement du jeune Tristan Egolf par le biais d’une recommandation décisive dans les officines népotistes de Gallimard. Et à l’instar de son aîné en férocité dont la silhouette fantomale ne cesse de circuler sur les écrans des spectrographes sondant les invisibles dimensions de la Louisiane, l’inénarrable Tristan Egolf, peut-être moins par consternation dépressive devant la médiocrité du monde que par un atavisme des plus fatidiques, se suicida également, le 7 mai 2005 à l’âge parfois invivable du Seigneur, à Lancaster (Pennsylvanie), se logeant une balle dans la tête, a self-inflicted gunshot wound déclarera la police locale, quand son prédécesseur suicidé natif de La Nouvelle-Orléans se donna la mort par asphyxie au gaz d’échappement, à Biloxi (Mississippi), le 26 mars 1969 à l’âge pré-christique de trente-et-un ans.
Il ne fait décidément pas bon être un Américain vaticinateur et surdoué dans les États-Unis du XXe siècle aveugle de sa propre sottise rampante, et, l’un et l’autre de ces inconsolables romanciers ont érigé deux personnages immortels, prodigieux, anti-grégaires, deux hautes sensibilités perdues au milieu d’un pesant catafalque d’insensibilité, un binôme de surnaturelles consciences dont le paratonnerre neuronal ne pouvait guère s’adapter aux faibles intensités de leur temps et de leur environnement respectifs. On se souvient dès lors du paranoïaque Ignatius J. Reilly, créature fictive, délicieusement cynique et farouchement savante de John Kennedy Toole, comme on se souviendra de John Kaltenbrunner, autiste de haut niveau de la Corn Belt admirablement décrite par Tristan Egolf, fabuleux souffre-douleur de la douloureuse consanguinité du Midwest immuablement paysan et définitivement impitoyable, grand justicier opiniâtre et providentiel fauteur de troubles dans les eaux troubles de la modeste ville de Baker, le plus souvent rachitique mais motivé bras droit de Dieu, par surcroît incongru gisement du mystère génital des Appalaches endogamiques où l’on ne s’attend qu’à de mongoloïdes accouchements plutôt qu’à de saintes résurrections, en somme un parfait protagoniste pour légitimer le sous-titre eschatologique du roman qui le fait exister et où il est divinement question du temps venu de tuer le veau gras et d’armer les justes.
La tentation de faire de ce livre le bréviaire d’un vaincu revenu d’entre les morts – ou à tout le moins revenu des cénotaphes de la mémoire où gisent ceux que l’on a oubliés après les avoir méprisés ou à peine considérés – pour se venger de ses persécuteurs et faire étalage de sa victoire semble être une lecture acceptable bien que limitée. En effet le thème de la vengeance, tant dans sa manifestation explicite que dans son allusion constante, son insistant bruit de fond animant cette impressionnante machine romanesque, ravitaille assidûment cette histoire avec les toniques et les fanatiques nutriments de la rancune, non seulement parce que des hommes et des femmes se sont montrés odieux envers l’un des leurs et que l’idée de les punir paraît s’imposer, mais aussi parce que l’irréprochable plan de la cosmogonie, par l’intermédiaire d’un inadmissible ratage, par le truchement d’un mauvais pli sur la sublime reliure de l’univers, a l’air de s’en prendre strictement à une famille – rien qu’une famille – de notre vaste monde et encore plus exclusivement à un membre en particulier de cette lamentable souche appalachienne, autorisant alors par exception ce qui devrait être toujours défendu : la vendetta au nom d’une suprême vexation. Cela engendre une persécution complète où l’immanent et le transcendant paraissent conspirer afin qu’un individu dépose inévitablement les armes d’une juste aspiration à l’existence et prenne ainsi le maquis d’un injuste redressage de torts où ce qui n’a pu être vécu normalement le sera dorénavant pathologiquement, à l’encontre des lois de la société comme à l’encontre des lois non-écrites d’une céleste nomologie. Mais s’en tenir à ce facile contraste du tourmenté solitaire qui aurait la mission de corriger une immense association de tourmenteurs serait omettre que Tristan Egolf n’évoque pas une figure singulière de la justice ou un parcours spécifique de justice faite à soi-même – il évoque d’emblée un armement ou un réarmement des justes, en l’occurrence une remise à niveau générale des pauvres gens, avec, en parallèle, un esprit de festivité, un sacrifice du veau gras biblique officialisant un programme de réplétion pour ceux qui ont trop longtemps été vidés de leur substance.
C’est la raison pour laquelle il n’est pas si nettement question dans ce roman d’une incarnation du méritant va-nu-pieds qui résisterait à la bêtise congénitale d’une déplorable procession de va-nu-pieds indignes, ni, en outre, d’un infatigable abandonné de Dieu qui aurait trouvé le moyen de pratiquer un déicide et de s’en laver impunément les mains. Tout au contraire, au fur et à mesure que l’on avance dans le périlleux sillage de John Kaltenbrunner, l’on n’a de cesse de se rapprocher d’une volonté réparatrice en provenance d’une invisible et radieuse force régulatrice, comme si cet irradiant vouloir, finalement, voulait libérer sans plus tarder une communauté dérégulée d’hommes, de femmes et d’enfants devenus insupportablement souffrants pour l’œil de celui qui les a créés. De sorte que les actes de Kaltenbrunner ne sont qu’en apparence des actes de condamnation quand ils sont par essence des actes de réparation, des actes de subtile médiation au-delà des grossiers arbitrages, des actes secrètement commandés, souverainement décrétés, en vue de construire et non en vue de détruire, pour peu, assurément, que l’on pressente le dévalement de tous ces personnages sur une même pente de grâce alors qu’on les voyait au début dégringoler dans les escaliers de quelque satanique et disgracieux souterrain. Par conséquent, une fois réajustée la myopie d’une vision manichéenne où Kaltenbrunner tiendrait le rôle du Bien pendant que tous les autres ou presque se maintiendraient dans le rôle du Mal, il est indispensable, comme jadis l’apôtre Thomas, d’entendre la parole du Christ qui proclame que celui qui croit sans avoir vu sera celui qui sera heureux (tandis que celui qui croit aux plus visibles parties des phénomènes sera malheureux de ne pas s’exercer à fermer ses yeux physiques pour apercevoir en lui-même ce que ses yeux métaphysiques sont susceptibles de lui dévoiler). En d’autres termes, sans avoir vu la moindre empreinte de Dieu parmi les décombres mentaux et les ruines matérielles de cette furieuse et coupable Corn Belt, sans avoir serré ici la moindre main qui pût nous inspirer un élan de mansuétude, hormis celle, bien sûr, du stupéfiant John Kaltenbrunner, il nous incombe de saisir la direction majoritaire du probable projet rédempteur de Tristan Egolf : nous faire croire en cette Amérique indécelable et sacrée, nous prouver qu’il y a une forme de vie sous l’informe réalité des uncharted territories, exhumer cette Amérique de son étouffant sarcophage, de son fatal et proverbial déclassement, la détourner de l’aveuglante partialité des nantis qui ne croient qu’aux espèces sonnantes et trébuchantes, qui n’ont que de brillantes idoles à la bouche et autour de leurs cous de poulets en batterie, arrogante volaille de Wall Street maudissant les vigoureux animaux de Main Street, caquetants profanateurs qui ont éloigné du champ social les icônes vivantes de la nation, qui les ont reléguées du côté des déserts où l’on teste des bombes atomiques, et, en cela, nous faire croire, nous persuader ou nous convaincre qu’il y a de bonnes raisons d’espérer de tous les parias, de tous les crasseux, de tous les désaxés de l’axe diffamateur de la moralité hygiéniste du capitalisme, nous rappeler que c’est le moment, enfin le moment, de repérer l’insoupçonnable vérité du divin au milieu du prétendu malin, et, plus que tout, plus que n’importe quelle prophétie qu’il faudrait apprendre par cœur, nous faire croire davantage en ceux que tout semble mener à la décroissance plutôt qu’en ceux qui habitent au sein de l’Amérique aisément décelable des méchants barons de la croissance. Donc au lieu de croire à ceux que l’on ne voit que trop souvent, il serait préférable de croire à ceux que l’on ne voit que rarement ou jamais, à ceux dont l’impuissance temporelle est une puissance spirituelle et qui subissent l’occultation – et même la guerre – de ceux dont la puissance tangible est une impuissance vis-à-vis de l’intangible, ceux dont le faste aggrave l’atmosphère néfaste des États-Unis, ceux qui ne savent pas qu’ils sont petits et qui savent encore moins que les authentiques grands hommes séjournent là où des voyants tels que James Agee et Walker Evans (2), prédécesseurs de Tristan Egolf au registre des bienheureux qui savaient croire sans avoir vu d’abord, ont exigé qu’on les loue séance tenante.
Selon cet angle d’attaque qui se rapproche d’une homélie célébrant la pâque des sacrifiés, le redressement des brisés, l’élévation des abaissés, selon cette prédication que nous assumons de plein gré, quoi que l’on puisse dire ou médire de Ford Kaltenbrunner, nonobstant les bruits qui courent sur le paternel de John, à la fois vénérable et discrédité former local boy, nous aimons que la rumeur populaire ait principalement fait de sa défunte personne un «seigneur des bouseux» (p. 45), une préfiguration des indigentes seigneuries de sa descendance. Quelque chose de la folle semence de ce père aura fécondé l’avenir d’une postérité qui ne pouvait qu’être que la sultane des ramasseurs d’ordures et l’eucharistie des anémiés dont le sang a été sucé par les vampires du libéralisme. Si donc la naissance de John a pu avoir lieu malgré d’infâmes conjonctures d’incubation des premiers jours de sa vie, c’est qu’elle devait ultérieurement, dans un mouvement fédérateur et salvateur, s’affirmer en tant qu’aboutissement d’une sibylline concorde des gueux par-delà toutes les physionomies d’une franche discorde. Nous le répéterons : les victimes et les bourreaux de Baker ne sont opposés qu’à un niveau superficiel alors même qu’ils sont rassemblés à un niveau fondamental de martyrologie universelle, et, de fil en aiguille, l’on ressent le tissage approfondi de ce motif de fraternité des accablés pendant que les draconiennes initiatives de John contribuent à détisser les motifs secondaires de l’hostilité. Quels qu’ils soient, tous les citoyens de Baker et de la banlieue de ce godforsaken hole, les complices ou les ennemis de John, ses officieux biographes et ses plus farouches calomniateurs, même le narrateur qui ressemble à une collective présence homérique retraçant l’Iliade et l’Odyssée d’un héros mythologique de la malpropreté américaine, toutes et tous, dans cette cité aux allures de pandémonium, ne sont que des frères et des sœurs de l’ordure subie, des familiers d’une méphitique et fortuite turpitude, unis et valétudinaires sous un oppressant climat humain qui fonde l’espérance d’une surnaturelle délivrance ou d’une omnipotente considération de leurs malheurs d’impotents pour lesquels la déchéance est un absolu et l’avancement une chose très relative. En cela nous allons plus loin que les récits des exploits et des résiliences de John Kaltenbrunner qui souhaitent éviter le révisionnisme acharné de ses détracteurs, car, en effet, nous supposons qu’il y a encore du révisionnisme dans la version la plus objective, la plus fiable du point de vue de l’historiographie de Baker et de son présumé justicier autistique, d’où notre parti pris argumenté de suggérer que les châtiments vindicatifs fomentés par le frappant condottiere de ce livre sont autant de manières de mettre un terme à la guerre de tous contre tous et de nous inciter à penser que cette polémologie des miséreux relève moins d’une aberration locale que d’une aberration nationale – d’un interminable déficit de démocratie qui a permis la liberté pour quelques privilégiés et la servitude pour une masse atomisée dont Baker n’est qu’un échantillon. Pour l’exprimer scandaleusement et laconiquement, les misérables de Baker ne le sont qu’accidentellement alors que les lointains responsables de cette misère le sont essentiellement et consciemment, semeurs consentants des germes du démon dont les récoltes s’organisent toujours à bonne distance de leurs bases, à l’endroit précis où l’on ne croit pas qu’une vaillante patrie d’hommes et de femmes existe puisqu’elle n’est pas vouée à être vue ni même entraperçue.
Il vaut ainsi la peine de s’attarder sur les vérités drainées par l’incroyable parcours de John Kaltenbrunner, précoce orphelin de père, autodidacte génial et forcené parmi les travaux herculéens du modique domaine agricole familial. Il vaut largement la peine d’interroger, de sonder, de radiographier l’anatomie externe et interne de cette «merveille phénoménologique» (p. 60) qualifiant le charisme et l’individualité proprement messianiques de John, miracle vivant, dynamisme paranormal, ressort d’une machinerie suprasensible qui passe outre les cécités anesthésiées en sachant que son heure viendra au cœur même du malveillant troupeau. Il faut s’imaginer ce collégien puis ce lycéen écrasé par toutes les nuances de l’infortune mais acharné dans sa tâche d’administration du microcosme agronomique où il baptisera son tracteur Bucéphale et l’une de ses brebis du prénom d’Isabelle, la plus galeuse et la plus robuste d’entre toutes. Contre les vents et les marées de la médisance hargneuse, John, inlassablement, apporte le démenti et renverse les pronostics qui le voyaient sombrer dans la précarité ou dans les catacombes de son cerveau réputé «détraqué» (p. 61). Son intelligence pratique est un symptôme de son intelligence conceptuelle et la coalition de ces deux pôles de perspicacité lui confère un don exceptionnel des situations, une faculté hallucinante de déchiffrer l’indéchiffrable écheveau de ses problèmes agraires et de ses tribulations publiques. Dépourvu d’amis, de relations basiques et tout entier dévoué à son obsession de la liturgie laborieuse sur ses terres infra-pastorales, plus souvent tourmenté que traversé par la tranquillité des orants, John se tue à la tâche, gisant prématuré mais palpitant, talonné par une envahissante nécessité, sorte de moujik indomptable et quasi impassible, prêt à tous les sacrifices pour aménager un paradis en plein centre de l’enfer. Et ses succès empiriques – c’est-à-dire son arrimage au vibrato des arcanes rustiques – font contrepoids à l’insuccès de sa démentielle scolarité. Sa cancrerie académique se trouve continûment transfigurée par son génie des choses quotidiennes et sa compréhension des rythmes naturels. Que son père fût un premier de la classe et accessoirement un meneur d’hommes (du moins selon le compte-rendu avantageux de son itinéraire) n’empêche pas John de profiter du génome patriarcal afin de traduire différemment le talent des Kaltenbrunner et d’accomplir médiatement ce que l’ancêtre paracheva dans une séduisante immédiateté. Du reste, l’adaptabilité du père au système scolaire de Baker pourrait constituer un point de critique, une sérieuse réserve, car, effectivement, le barème de scélératesse inhérent aux autorités enseignantes de la ville ne fait que participer à la perpétuation «des perversions intrinsèques à la région» (p. 67). Dès lors John se découvre sous des traits beaucoup plus individuels que ceux qui appartinrent à l’idiosyncrasie semi-générique de Ford Kaltenbrunner. Il est hermétique là où son père pouvait être perméable, il est inflexible là où la flexibilité de son aïeul pouvait être sujette à caution, incapable de céder un pouce de terrain aux passions tristes de cette province de Satan, incorruptible parmi les corruptions d’ici et d’ailleurs, tout simplement parce que la «royauté [de John Kaltenbrunner] n’est pas de ce monde» (3). Non pas que John soit un roi prétentieux ou un Christ à la phrase relâchée, mais, pour adhérer à notre audacieuse comparaison, en toute rigueur, il est indispensable de se figurer que si le plus opprimé des ressortissants de Baker mérite les attributs d’un prophète supra-régalien, c’est qu’il ne sera jamais pris en défaut comme le sont tant de monarques aux royaumes discriminatoires et aux caractères instables. Point de tout cela pour John Kaltenbrunner qui prépare à sa façon la survenue du Royaume de Dieu et qui enseigne fort paraboliquement l’abolition des frontières et l’équanimité d’un gouvernement de la sagesse, dût-on accepter à cet égard des expédients violents, des interventionnismes musclés ou retors, seules solutions pour déjouer la musculature et la malice du diable, incandescence ou froideur christique ne pouvant nullement s’encombrer d’une détestable tiédeur quand il s’agit de compromettre l’un des nombreux épanchements de l’anti-Christ.
Dans la lignée de ce qui précède, réaffirmons que le royaume de John est celui de toutes les communions, de toutes les vulnérabilités relevées, ne serait-ce déjà que par son souci accentué du règne animal. Sa misanthropie apparente lui permet de piloter une Arche de Noé dont les cales toutefois s’agrandiront pour laisser embarquer les frères humains dénigrés. Cela dit, l’événement fondateur de l’extrême observance de John envers les animaux remonte à un abject épisode de cour de récréation, lorsqu’un chiot de l’accorte race des cockers a été abattu devant les enfants par une police bovine, au fallacieux motif que l’animal suscitait du remous et surtout du bruit qui agaçait le crapuleux directeur de l’école (cf. p. 67). Ce carnage établit ainsi le commencement de quelque chose, le temporaire et progressif repliement de John à l’intérieur de sa conscience, son divorce avec un certain contexte, son schisme papal, seigneurial, qui le conduira aux sommets de la répugnance peu à peu convertie en paradoxale attirance, en résolution du Mal par davantage de Mal, comme on a besoin de connaître le précipice pour deviner une éminence à gravir. Et qui pouvait mieux que John Kaltenbrunner assimiler la dégradation ontologique de ses proches, de ses voisins et de tous les autres faubouriens de Baker ? Principe de descente et axiome du délabrement, tautologie de la chute et alphabet de toutes les décrépitudes, la vie effondrée de John contient en elle-même toutes les vies qui s’effondrent ou qui sont engagées sur les voies épuisantes du nihilisme. C’est parce qu’il est un fidèle amant de la Descente que John est un sauveur de tous ceux qui descendent vers les mêmes ravins de Babi Yar. Et Baker dans sa totalité n’est qu’un ravin de ce genre sordide. Mais quel que soit le degré de fureur de la Descente, quel que soit le quotient d’abomination de la Catabase, l’on doit se souvenir que c’est toujours par l’intercession d’un mouvement extrêmement descendant que l’on se met à la portée de la rencontre avec Dieu et que l’on peut ensuite initier un mouvement ascendant de salvifique Anabase. C’est pourquoi nous choisissons de lire Le seigneur des porcheries à l’instar d’un implacable précis de la Descente, corrélé en ce sens à une pérenne ambiance pentecôtiste, qui laisse ultimement se profiler une étoile de l’Ascension. Tant et si bien que le désespoir amoncelé de cette chronique du calvaire n’abîme en rien le sourire de l’espérance qui s’extrapole derrière les interpolations d’une opiniâtre grimace existentielle. Quelles que soient les épreuves endurées par John Kaltenbrunner, elles sont consubstantielles à la réalisation d’un sauvetage énigmatique – impénétrable parce que dépendant d’un seigneur et du Seigneur – par des moyens qui ont pourtant l’air d’être des synonymes du naufrage.
Or les épreuves de John sont illimitées, redondantes, écrasantes, à l’avenant de ses troublants aspects de Fils de l’Homme. Le harcèlement qu’il essuie à l’école est intolérable, gigantesque, digne d’une reprise des plus écœurantes démonstrations d’antisémitisme. Sa «Némésis» (p. 74) porte un nom et ce nom est celui de Fisher, rejeton d’une maisonnée dégénérée, d’un foyer de Ponce Pilate difformes et siphonnés. Du peu que John possède, les Fisher, selon toute vraisemblance identitaire et circonstancielle, vont le transformer en néant. Ils vont saccager sa ferme, profaner ce lieu saint, et John, après cet acte de vandalisme, se verra obligé de dépister au plus profond de son endurance une qualité qui était celle de son père et d’une certaine manière celle de Dieu : le «[génie tactique] dans l’art de tirer parti de ressources minimales» (p. 99). Tout est résumé là : continuer à vivre quand tout se met à l’unisson de la mort, et, mieux encore, continuer à faire vivre quand tout complote à vous faire mourir. Cette attitude héroïque s’avère pour le moins surhumaine au regard de l’insoutenable énormité des humiliations et des préjudices métabolisés par ce messie du sous-prolétariat des campagnards. Il est sidérant qu’aient pu se confondre sur ce segment déshérité de l’Amérique les captivantes propriétés d’une intelligence hors du commun et les inconvénients rédhibitoires d’un crétinisme effréné. Il est tout aussi étonnant que John ait été une maille de crispation concernant la xénophobie, qu’on l’ait accusé d’être un fasciste, alors même que toute la municipalité se fourvoie dans un surpeuplement de patronymes teutoniques dérivés des filiations les plus réactionnaires de l’Europe. Un tropisme impudemment aryen submerge l’agglomération de Baker, les apartheids et les rivalités se multiplient, la régression à l’état de nature suit une courbe dangereuse et menace les derniers remparts d’un chancelant contrat social. La situation est d’autant plus torturante pour John qu’il a toujours été un adversaire de la calamité discriminatoire (diabolique en somme). Mais l’extension indéfinie du malheur ne saurait atteindre les ressources infinies de John Kaltenbrunner, et, à ce titre, la généralisation de la catastrophe ne pourrait diminuer la force particulière de cet irremplaçable annonciateur de la réconciliation capable de se hisser à la hauteur de l’universel et par là même de vaincre les effets pervers du général. Là où les bras nous en tomberaient, là où nous pourrions aussi baisser les bras, l’inoxydable John poursuit les augures d’un optimisme martial et repousse les sollicitations d’un pessimisme de la raison. Ainsi le voit-on debout après qu’une tornade a réduit son exploitation en miettes (cf. p. 110). Et lorsque les mauvaises langues se rassasient de prétérit en parlant de ce péquenaud malchanceux, lorsque toute la population s’estime au-dessus de ce gamin dont le père est décédé et la mère affligée d’un syndrome de Cushing d’une irrévocable fatalité, John, nous le redisons, parvient cependant à inverser les tendances, à déconcerter les prédictions, à fixer d’un œil impavide le soleil ombreux de la disgrâce, vérifiant de la sorte une remarquable faculté de ressuscitation puisque de sa vie notoirement qualifiée d’antécédente surgissent les gages d’une renommée subséquente, et que, de surcroît, de sa vie publiquement sous-estimée jaillissent les présages d’une ahurissante majoration.
Reste que les obstacles sont presque infranchissables, exigeant des summums de surélévation de soi hors des sentiers battus de l’humaine condition, à commencer par la bataille à mener dans l’arène du fanatisme religieux incarné par Hortense Allenbach, une «harpie méthodiste» (p. 124), une hyène des maladies incurables qui rôde auprès des agonisants à dessein de leur soutirer de l’argent en échange d’une trompeuse consolation. Il n’est donc pas surprenant que ce «grand lézard extraordinaire à tête de méduse» (p. 147) batte le pavé du quotidien de la veuve Kaltenbrunner en attendant qu’elle expire et en l’exerçant patiemment à renier son enfant au profit du culte méthodiste. L’entreprise de manipulation est aussi révoltante qu’elle emprunte aux plus éculées techniques de persuasion, accumulant des entrechats rhétoriques et de douteuses réécritures du folklore autochtone, mais, le plus embarrassant, le plus inattendu également, c’est qu’un fragment de ces discours escamoteurs semble s’accorder au diapason d’une réalité objective (cf. pp. 174-191), témoignant à charge contre le père de John, détroussant ce respectable cadavre de ses insignes d’honorabilité en lui collant sur le dos une étiquette d’infidélité et un blason d’inépuisable perfidie. La réponse de John sera doublement judicieuse : d’une part il boira le calice des pièces à conviction incriminant son géniteur en évitant soigneusement de donner une quelconque crédibilité aux méthodistes, et, d’autre part, il détruira la ferme afin qu’elle ne soit pas vendue aux enchères et qu’elle finisse par être achetée par ces pernicieux charognards du protestantisme dévoyé. En agissant vite et fort, l’épique et inimitable John Kaltenbrunner devance les lents et sournois prolongements de ces adorateurs du maléfice, les révélant pour ce qu’ils sont (une corporation qui renverse la Croix), se révélant simultanément pour ce qu’il est (un glorieux qui restaure la Croix). Peu importe alors que l’action spectaculaire de John attire la police et qu’une grenade lacrymogène interrompe sa croisade : il aura déjà pu semer une suffisante quantité de lumière pour entrevoir de futures moissons et retarder – voire annuler – l’avènement d’une ère définitive des ténèbres. Autrement dit la discernable impatience de John dissimule une indiscernable patience qui dépasse en efficacité la patience du Mal. Et dans son agressivité nécessaire, John induit un insolite coefficient de spiritualisation, une cohabitation des contraires qui le rend plus inventif, plus ingénieux que le Mal qui a toujours de la difficulté à cohabiter avec autre chose que lui-même au fin fond de sa nature. De ce fait l’hétérodoxie du Bien prélude la graduelle éclipse de l’orthodoxie du Mal, car, tel que l’a bien vu Nietzche, nous ne sommes féconds qu’à la «condition d’être plein de contradictions» (4) et nous ne pourrons contredire le discours linéaire du vice dé-créateur qu’en adoptant le sinueux palimpseste de la vertu infailliblement créatrice.
Les suites de la vie de John Kaltenbrunner ou les sensationnels constituants d’un évangile point si apocryphe
Ce ne sont pas moins de trois années de «travail d’intérêt général en tant que matelot au service de la navigation fluviale» (p. 199) qui sont prononcées à l’encontre de John Kaltenbrunner afin que celui-ci expie les dommages frontaux et latéraux de son affrontement avec la navrante maréchaussée de Baker. Il a dix-neuf ans lorsqu’il est affranchi de cette sentence et il n’en est que plus viril et résolu dans sa «colère primordiale» (p. 261). Doté de fonctions hyper-mnésiques (cf. p. 289) qui sont à la fois une bénédiction et une malédiction, il retiendrait les sensations climatériques ou panoramiques favorisant la contemplation – s’il avait l’opportunité de contempler quoi que ce soit – avec la même compétence innée qui lui permet de retenir activement et tragiquement les moindres sarcasmes provoquant une rancœur éternelle. Par conséquent, s’il existe une esthétique dans la vie mutilée de John Kaltenbrunner, elle ne peut être qu’une esthétique du désagrément, une science du déplaisir qui échafaude un art de souffrir à contrecourant de tout art de vivre, une discipline de l’incommodité qui transforme toutes les heures vécues en une série ininterrompue de mortifications. De la naissance à la mort, pour John, il ne peut donc y avoir qu’un souffle vital qui se rattache à une exhalaison létale, une respiration empêchée, une corruption permanente de l’élément pneumatique, un conflit épouvantable entre le désir d’être comme tous les hommes qui systématiquement «recherchent d’être heureux» (5) et le désir d’assumer une destination unique en expérimentant toutes les strates de l’affliction parce que les prophètes connaissent intuitivement la rançon de leur dimension annonciatrice, parce qu’ils savent en leur for intérieur que l’inspiration qu’ils prennent à la source divine est comptable d’une expiration terrible à l’embouchure de la vie terrestre, et, ce faisant, ils savent d’un savoir intuitif le prix de leur élection qui est le prix de la souffrance, ils sont informés par des impressions indicibles de la valeur qui est la leur et de l’inconvénient de transporter une telle axiologie parmi les endroits les plus dévalorisés de la Terre.
Et tel que la légende de Galilée raconte qu’il a pu balbutier devant le Saint Office que cette Terre, pourtant, se mouvait, qu’elle était même mouvante autour du soleil, tel que l’on pourrait d’ailleurs s’étonner que pareille planète appesantie des tribunaux de l’Inquisition puisse tout de même s’animer autour d’un formidable essieu astral, l’on pourrait à notre tour proclamer bien davantage qu’en un balbutiement que John Kaltenbrunner, malgré son accablant séjour terrestre, malgré tout un faisceau d’apparences qui le déterminent à des nuits et des jours entiers d’immobilisme, de pesanteur mentale et d’insoluble gravité sociale, n’en demeure pas moins un dynamisme de correction et de sacralisation, un envoyé spécial des hauteurs prépondérantes qui accepte de plus en plus consciemment sa mission de descendre aux abîmes pour les destituer expressément des impudentes suprématies de la profanation. Une missiologie prophétiquement incarnée n’est plus en mesure de renoncer à ce qu’elle est une fois qu’elle a initié et assimilé la première molécule de son programme, et, concrètement, c’est la raison pour laquelle John Kaltenbrunner ne peut envisager aucun schisme catégorique avec Baker, aucune fuite durable, car il est d’une certaine façon le condensé des annales de Baker, la synthèse historique et organique et métaphysique de cette Babylone moderne, le destin même de cette capitale de la douleur pour parler comme Éluard (cf. p. 265). Étranger aux paradigmes du séparatisme et de la capitulation, John, bien évidemment, ne peut être que celui qui va introduire dans Baker une ambivalente personnification du fédéralisme, une résurgence de l’Union telle qu’elle était d’actualité durant les années sécessionnistes de la guerre civile, mais il va s’appliquer à le faire avec toute l’ambiguïté d’une parabole, avec toute la finesse d’une fable faulknérienne, avec toute l’énergie de sa destinée toujours plus nette, toujours plus divulguée dans sa blancheur au milieu des insistances de la noirceur. Dans une perspective métaphorique, il va de soi que John Kaltenbrunner, par-delà les simplifications abusives qui voudraient faire de lui un simple revanchard, s’affirme comme celui qui plante le drapeau d’un armistice déchirant parmi les multitudes encore nostalgiques du drapeau confédéré qui surgit en trois occurrences antipathiques sur le tumultueux cadastre de Baker (cf. pp. 236, 282 et 327) (6). En dépit donc de l’entropie caractéristique de la civilisation barbarisée de Baker, l’inexpugnable John va petit à petit insinuer dans ce chaos, dans cette anarchie des pulsions, un impensable ressort de néguentropie, une hermétique discursivité cosmologique dérivant des intuitions inaccessibles du Verbe sommital. En d’autres mots, relativement aux significations mystérieuses du Verbe, nous devons reconnaître qu’un paroxysme du désordre matériel procède éventuellement d’un paroxysme de l’ordre immatériel et que tout ce que John aura l’air de perturber au cœur de la perturbation croissante de Baker n’est que le reflet secret d’un imperceptible apaisement.
Pour désigner avec poésie le comportement rassérénant de John Kaltenbrunner, on pourrait avancer qu’il s’évertue à calmer le chahut de Baker comme s’il entrait bravement dans un rêve que Roberto Bolaño convoque à des fins angoissantes et dans lequel il est question d’un «crocodile mécanique qui [poursuit] une petite fille sur une colline de cendres» (7). Inutile de s’attarder sur le fait que le crocodile artificiel n’est pas originaire de Baker mais de tout le convulsif département de l’Amérique des élites, de toute cette ramification des États-Unis dont le loisir mandarinal se constitue sur le dos de l’aliénation des foules. Quant à la petite fille s’enfuyant sur le tertre cendré où s’empilent peut-être les reliques atroces d’une Solution Finale ayant pour instruction de résoudre le problème des périphéries ou des hétérotopies, le problème de tout ce qui ne correspond pas aux puissances économiques et symboliques des grands centres urbains mégalomanes, outre que cette image nous remémore l’inquiétante ambiance que Cormac McCarthy installe dans La Route, il nous paraît clair que ce harcèlement de l’enfance traduit dans le cadre narratif de Tristan Egolf une espèce de mise à mort de l’innocence américaine. Or à travers les outrances justicières de son héros poly-dimensionnel, l’auteur, sans doute, veut dénoncer une inversion des valeurs qui n’a que trop duré, geste carnavalesque s’il en est, motivation banale également tant elle appartient au cahier des charges de toute littérature digne de ce nom, ceci en vue d’ébruiter que la plus dysfonctionnelle des humanités (celle de Baker) sera jusqu’au chapitre de l’Armageddon la plus inoffensive des colonies humaines, la plus pacifique par rapport aux plus fonctionnels, aux plus adaptés, aux plus conformes des hommes (ceux qui n’auront jamais la moindre idée qu’un dépotoir anthropoïde comme Baker existe et qu’ils en sont les responsables directs et indirects).
Il n’est alors pas incongru que John se relance non pas dans une sinécure qui ne serait accostable que par les cotisants maléfiques de la bourgeoisie, mais dans quelque chose de pire que l’enfer dantesque de son adolescence, parce que celui qui doit illustrer la Descente ne peut avancer en société qu’en étant désorbité de toutes les options de convalescence et de perfectionnement. Ainsi le valdinguant John Kaltenbrunner atterrit dans un abattoir de volailles dont la réalité n’est susceptible d’aucune intersection avec la réalité des philistins (cf. p. 218). Cet emploi dans les viscères mêmes de Baker le familiarise avec ce que le monde compte de plus marginal et de plus spécifiquement dédaigné parmi les êtres vivants (les dindes qu’on égorge à la chaîne et les hommes qu’on embauche pour assouvir ce taylorisme sanguinaire). La déréalisation des ouvriers de cette usine carnivore nous renvoie aux meilleures pages de Marx concernant la déperdition des travailleurs et ce moment où le sujet manutentionnaire s’effondre irréversiblement dans sa réification, ce moment où il est dépossédé de ce qui admet la présence d’un homme, ce moment fatidique où «il met sa vie dans l’objet» (8) de son travail et que sa vie abandonnée le travestit en chose, ce moment, finalement, où la vie de la dinde qu’on massacre laisse encore couler du sang tandis que la main qui assassine l’animal en une hécatombe blasphématoire est celle d’un corps exsangue. Et là, au sein de ce nulle part de l’Amérique, toutes les professions rivalisent de pénibilité, réunissant tous les réprouvés de la nation, tous les forçats de la décadence, tous les bagnards de l’industrie massive, les hommes et les femmes dont les aînés et les postérités ont été et seront pour les siècles des siècles la chair écorchée du canon capitaliste, la main-d’œuvre surexploitée des spéculateurs impénitents, la force de travail irrémissiblement spoliée par les illicites détenteurs des forces de production. Il faut certainement sacrifier l’intégralité de l’effectif d’une ville comme Baker – en l’envoyant à la besogne – pour que vive ne serait-ce qu’une seule et ignominieuse famille de bourgeois dans un gratte-ciel de New York ou de Los Angeles, comme Léon Bloy avait souligné, jadis, l’abjection de ces tombeaux de chiens au cimetière des animaux dont la fastueuse outrecuidance eût pu donner à manger à tant et tant de pauvres faméliques (9).
De telles impasses de la vie – ou plutôt de la vie confisquée – éliminent d’emblée un recrutement hors-sol de la philosophie stoïcienne et à plus forte raison une consigne de mimétisme eu égard aux surréelles combativités de John. Dit d’une façon très abrupte, les propositions existentielles de Baker ne sont pas solubles dans une sagesse marmoréenne ou dans une ascèse passionnée. Il y a en outre dans le stoïcisme ce que Blaise Pascal y avait perçu de déficient ou d’irréaliste : une compréhension de ce que l’on doit et de ce que l’on se doit, mais, en contrepartie, une annonce illusoire de ce que l’on peut, un égarement vis-à-vis du lien que l’on identifie avec beaucoup trop de précipitation entre le vouloir et le pouvoir, et cette objection aux ministres de l’ataraxie notifie l’impertinence qui serait la nôtre si l’on exigeait de cette Corn Belt désenchantée une quelconque forme de ré-enchantement par le biais d’une sommaire application de préceptes philosophiques. Il est de ces endroits maudits sur la Terre où l’éveil de l’âme se trouve compromis à un niveau maximal d’entrave et l’on ne peut alors se sortir de cette aporie que par l’inestimable influence d’un Éveillé, d’un Initié, même si, de toute évidence, John Kaltenbrunner ne s’estimerait pas recevable dans ces confréries d’avisés où chacun possède une «âme philosophale» (10) capable de révolutionner une vie plombée pour lui octroyer les opportunités d’une vie dorée. Le problème, du reste, c’est qu’avant même de songer à une cristallisation des âmes de Baker, il est impératif, déjà, de les relocaliser, de les arracher au néant des âges inanimés, de les réintroduire dans les corps de ceux qui les avaient perdues faute d’avoir eu la chance de s’en préoccuper. C’est pourquoi nous suggérons que John est avant toute chose un récupérateur des âmes déviées de leur sanctuaire d’animation. Considéré en tant que tel, toutes ses actions, toutes ses violentes représailles et toutes ses flegmatiques manigances, tout cela participe d’un mal nécessaire qui va détourner un certain nombre de maux non-nécessaires qui détournaient jusqu’ici les âmes d’une ville affreusement privée du principe élémentaire d’animation vitale. Peu importe d’ailleurs la configuration visible du terminus que John aura déchaîné parfois à l’insu de son plein gré : ce qui compte, par-dessus toute tentation de s’indigner de pareils procédés, c’est la configuration d’une finalité qui par nature doit nous échapper étant donné qu’elle n’est positivement pas de ce monde et qu’elle veut pourtant déposer un insaisissable viatique en ce monde. Et mieux vaut une guérison qui nous dépasse que la pénible recrudescence d’une maladie qu’on avait fini par confondre avec un état de normalité. Mieux vaut tout autre chose que la continuité du désastre de l’alcool, que cette sorte d’hébétude éthylique et crasseuse (cf. pp. 237-8) qui aggrave les atavismes rampants et qui abolit toute notion de hasard favorable ou de réussite élaborée. En conséquence de quoi, s’il est obligatoire d’apporter le renouveau par l’ambiguïté d’une série d’actions dévastatrices, cela sera toujours plus tolérable que la fausse perpétuité d’une misère qui n’avait même plus les moyens psychiques de se nier et qui avait cruellement besoin d’un catalyseur épique. Il fallait que cette «petite ville minière», que ce «conservatoire de l’Amérique d’Eisenhower» (p. 236), pût être mise en capacité de détecter au fond d’elle-même un minerai différent et irrévérencieux à l’égard du statu quo. Il fallait qu’elle pût répondre par l’affirmative à la question du Christ demandant au paralytique de Bethesda s’il voulait tout à fait être guéri.
Signalons au demeurant que l’ondoyante causalité de justice acheminée par John va peu à peu se clarifier dans le giron de Wilbur Altemeyer, un éboueur accompli, ou, pour le dire d’une manière frontale en usant d’une terminologie de Tristan Egolf, un impeccable «torche-colline» (p. 295), un ouvrier modèle dont l’entéléchie ne pouvait résider que dans l’ordure si symptomatique de Baker. Et l’ordure est d’autant plus typique dans ces parages que la décharge de cette ville gomorrhéenne représente le point culminant du territoire (cf. p. 290), telle une acropole dissonante, une brimbalante verge d’immondices qui détonne avec les priapismes d’acier – mais dévitalisés – des métropoles fortunées. Il semble ainsi que les zones urbaines où l’ordure l’emporte en hauteur sur les immeubles de bureaux trahissent l’excommunication totale d’une catégorie déterminée d’Américains, ceux-là même, hypothétiquement, qui sont rejetés du Capital pour flagrant délit de vitalité. Partant de là nous esquissons une parenté entre la critique sociale sous-jacente de Tristan Egolf et les latitudes périphériques de Cormac McCarthy où presque tous les personnages sont les rebuts du système central de la puissance humaine : ce que les deux écrivains nous indiquent possiblement parmi les marges ultimes des États-Unis, c’est une subversion du régime de la prophylaxie morale, une façon de se ressouvenir que la puanteur des excommuniés du champ social relève d’une performance en tant qu’elle régénère et qu’elle fertilise les formes vivantes afin de s’inscrire en faux contre les formes livides du capitalisme. Chez l’un et l’autre de ces romanciers des bas-côtés, le véritable Mal, en définitive, se déploie non plus sous les aspects de la saleté la plus ostentatoire mais dans la lointaine pondération du design capitalistique où l’on devine la sournoise laideur d’une certaine forme de la beauté (qui n’est qu’un agrément pour les parvenus). De telle sorte que John Kaltenbrunner et tous ses cousins germains qui habitent l’œuvre de Cormac McCarthy apparaissent comme les contradicteurs en chef de la cosmétique libérale qui promeut en réalité un anti-hygiénisme cosmologique. Pire : ce sont ceux qui décrètent que les échoués du monde libéral sont acosmiques qui sont en vérité les hérauts d’un ritualisme cosmétique livrant une guerre sans merci au cosmique. Un insidieux contour satanique de la fausse pureté voudrait par conséquent anéantir les linéaments véridiques et divins de la fécalité régénératrice. En cela, nous savons que pour Bichat la vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort, mais, avec Tristan Egolf, Cormac McCarthy et quelques autres mirobolants prospecteurs des géographies de l’insalubre, nous nous avisons du fait que la vie doit toujours être l’ensemble des fonctions qui maintiennent le dynamisme des processus de décomposition. Il s’agit certes d’un vitalisme contre-intuitif, néanmoins c’est le plus fondamental qui soit, le plus nécessaire, car il nous fait deviner l’âme du monde, l’âme des profondeurs, l’âme de l’humus fécondateur où se réverbèrent les firmaments démiurgiques. Et cette décomposition rédimée ne se prévaut d’aucun romantisme de la charogne car sous la plume de Tristan Egolf elle augmente son caractère effroyable et torturant. Les cloaques explorés par l’ébouriffant Seigneur des porcheries ne sont pas des parcours fléchés pour les bourgeois, pour les eunuques ou les midinettes de la honteuse et pitoyable et désolante littérature française contemporaine. Ce sont des régions si rudes, si véhémentes, si miraculeuses de l’indiscutable Présence, qu’elles tueraient sur le coup l’imprudente ou orgueilleuse prostituée du Capital, comme les marais pontins de Rome ont autrefois tué Daisy Miller (11).
Aussi a-t-on affaire à une imparable cohérence de l’intersubjectivité scatologique au moment où Wilbur Altemeyer croise la route de John Kaltenbrunner. Ce dernier ressent d’ailleurs une attraction cruciale envers son interlocuteur, son confident, quasiment son ami, la seule personne à vrai dire en laquelle il ait jamais eu confiance (cf. p. 290). Pour l’anecdote, en outre, retenons que ce sont les notes aléatoirement rédigées de Wilbur qui servent de matière première à la narration exhaustive du roman. Et retenons plus décisivement que c’est Wilbur qui permet la cooptation de John à la décharge (cf. p. 302), une cooptation minimaliste, bien sûr, tant les opportunités de Baker ne peuvent être que des importunités qui n’avouent pas leur nom. Malgré tout John est dur au mal, étanche aux jérémiades, conscient de sa Mission au-delà de ses mandats occasionnels, s’intégrant aux tournées de ramassage des déchets comme un autiste obsédé par le realm of garbage (cf. pp. 319-320) et «[semblant] assouvir la soif de sang d’une vie entière sur quelques sacs d’ordures» (p. 322). L’équipe des garbage collectors en vient alors à la conclusion que John «en avait manifestement contre quelqu’un ou quelque chose» (p. 322) mais ils ne sauraient se défaire du pressentiment dominant d’une vengeance, de la vision immanente d’une sadique revanche, quand bien même les conspirations du nouveau venu de la décharge se situent sur le plan d’une transcendance inexplicablement émancipatrice. Toujours est-il que John exerce sur ses camarades de travail un magnétisme inédit. On l’écoute et on s’ajuste à sa rythmique, on le suit comme les animaux suivaient Orphée le Charmeur, puis, la concorde s’installant parmi les galériens de la poubelle, tous ces hommes en bleu de travail, hier encore assujettis, recommencent à goûter les fruits de la subjectivité qui refuse les modalités de l’asservissement. Tel Horace réincarné en génial cambroussard, John Kaltenbrunner, par ses paroles et par ses actes, incite ses compagnons d’infortune à entonner le gospel du Sapere aude afin de tester les hypothèses de l’esprit critique et de réfuter certaines hiérarchies pleines d’iniquité (cf. pp. 360-370). Ainsi observe-t-on ces victimes de la contrainte illégitime devenir les obligés magnifiques d’une philosophie de la désobéissance. Ils modifient les itinéraires des tournées pour les rendre plus viables et ils le font au mépris de leur chef hystérique nommé Kunstler. Chemin faisant ils acquièrent les rudiments d’une dialectique du maître et de l’esclave, et, à force de succès, ils gagnent en solidarité. Et jugeant que ses acolytes ont acquis suffisamment de vivacité rebelle, John les agrémente de sa propre vivacité d’esprit, les informant de la ligne Maginot sanitaire que tout éboueur incarne entre la surface antiseptique de l’espace public et la fosse septique des espaces désocialisés, le «torche-colline» étant «l’unique frontière qui [sépare] l’ensemble de la communauté de la débâcle» (p. 378). De là émerge l’idée d’une grève sur un fond d’étourdissantes retrouvailles avec l’estime de soi : un Rain Man du plus éloquent des culs-de-basse-fosse de l’Amérique aura redonné à des hommes soumis le pouvoir de l’insubordination, le pouvoir du sujet sur l’objet, le pouvoir de dire «Je» et d’y associer les matériaux d’une grammaire performative du coup d’État, à moins qu’il ne s’agisse de ce que l’on devrait appeler un gambit ou une ruse provenant du Royaume dans le but d’accélérer la progression de John Kaltenbrunner sur l’échiquier des misérables où les sacrifiés de toutes sortes renaîtront Admirables.
Tempête et accalmie : le potentiel létal substitué par le potentiel vital
La persistance de la grève se réalise d’abord officieusement avant que les grévistes ne soient repérés en tant que tels et que le vocabulaire de la «crise» ne devienne la langue officielle de la corporation médiatique et du subjuguant mémorialiste de cette rocambolesque histoire (cf. pp. 397-586). C’est la léthargie psychologique de Baker et une certaine acclimatation à l’indigence qui ont retardé la désignation de la crise. Et comme elle est au sens étymologique le fruit d’une décision (du grec : krisis) et qu’elle renvoie par glissement sémantique à la reconnaissance d’un moment décisif, la crise du ramassage des ordures, ou l’affolante abstention de tout râtelage des déchets industriels et résidentiels, confirme en amont la présence d’un organe décisionnaire qui se revendique à l’instar d’une force antagoniste dont le but est de lancer un défi à une conception de l’ordre jugée injuste. La crise va donc impliquer un avant et un après, un bouleversement de l’organisme social, une issue qui sera modérément transformatrice (telle une lente rémission de l’ordre ancien métissé dans un ordre nouveau) ou excessivement perturbatrice (telle une mort subite de l’ordre ancien attestant d’un nouvel ordre, d’une nouvelle doctrine de la santé sociale). Dans le cas particulier de Baker et de l’incomparable messianité de John Kaltenbrunner, nous pouvons alléguer d’un Baker avant et après J. K., comme nous alléguons d’une ère qui précède ou qui succède à J.-C. sur nos frises chronologiques punaisées dans les salles de classe. Dès lors la seule naissance de John Kaltenbrunner constitue déjà un paramètre de la crise et un instant tout à fait critique pour l’historiographie de Baker. Il s’agit d’un point de bascule où une rationalisation lacunaire de l’Amérique va se heurter à la rationalité exemplaire de John, c’est-à-dire que la localité de Baker, jusqu’ici délaissée par la raison d’État et brisée par le malheur, va se trouver exposée à ses limites et rectifiée virilement et supérieurement par la raison de Dieu. Et, au bout du compte, ce n’est pas tant que les choses changeront de fond en comble, ce n’est pas tant que l’Amérique ne sera plus l’Amérique dans ce rameau spasmodique de la Corn Belt, mais les choses américaines d’ici porteront la marque d’un traitement ou d’une cicatrisation des plaies les plus ouvertes, non seulement parce que Baker a insensiblement basculé du côté d’un ordre plus juste à partir du jour bienheureux où John est venu au monde, mais aussi parce que Baker, soudainement, a complété la juste rénovation de ses structures à partir du jour où les éboueurs se sont rangés derrière un incroyable gardien – ou disciple – de la Nativité. Pour une fois, l’Amérique des outsiders n’aura pas été irrémédiablement ensevelie sous les monceaux d’indifférence de ses médiocres dirigeants qui sont le modèle achevé de la médiocrité occidentale, et, d’ailleurs, savoureux paradoxe, il aura fallu que Baker soit ensevelie sous des montagnes d’ordures concrètes pour être désensevelie de l’ordure abstraite générée par d’ineptes castes de notables. Au reste, s’il y avait un rapprochement à penser ou une audace intellectuelle dont il faudrait s’emparer, nous dirions, en reprenant les diagnostics de Léon Trotski sur le petit père des peuples (12), que John Kaltenbrunner, en délivrant Baker de son marasme par une surenchère du marasme, a suscité une déstalinisation – et ce faisant une dératisation – des lieux dans la mesure où il a exorcisé la ville d’une malédiction qui était l’œuvre patente et latente d’un conglomérat d’hommes creux, épigones de Staline et cibles de T. S. Eliot, des hommes vides qui n’ont été au sommet de l’État qu’à la faveur d’une escalade impersonnelle de toutes les échelles de la machine ou de l’appareil étatique, alors même que lui, ce prophète des bas-fonds, ce proclamateur de ce qui n’est même pas vraiment dans l’État, ce visionnaire des territoires paraétatiques, se sera épanoui par le truchement de ses uniques facultés personnelles, aux antipodes de toute espèce d’impersonnalité et de conformisme désolants. De là peut-être cette impression que Baker, en sus de retrouver une âme, retrouve une personnalité, un tempérament, une distinction qui lui permet de s’affranchir de l’indistinction, de se libérer de l’impersonnelle déchéance des zones situées sur le continuum du discrédit accepté.
Trois semaines «d’amoncellement d’ordures le long de toutes les rues» (p. 402) auront été nécessaires pour que le shérif Tom Dippold se mette à constater les signes expansifs d’un malaise. Le fonctionnaire de police du comté de Greene, de surcroît, se rend compte que sa connaissance étendue de la racaille indigène se double d’une méconnaissance encore plus étendue de la racaille par excellence des éboueurs. Son annuaire de la plèbe autochtone souffre d’incomplétude et démontre s’il en était besoin le genre d’isolation voire de cénobitisme lépreux dans lequel macèrent les servants de l’ordure. Ils sont semblables à des monstres qui ont transgressé la totalité des normes et qui vivraient ou plutôt végèteraient dans un monde à part, un cercle auto-normé de l’existence considérée en tant qu’inexistence, un satellite aberrant tournant autour de l’astre des conventions sociales et minimalement toléré de sorte à ce que nos déchets puissent continuer à être ramassés. C’est-à-dire que par un effet ponctuel de désorbitation, le satellite des éboueurs est autorisé à quitter son orbite de réprobation pour venir nettoyer les déjections de ceux qui les ignorent ou qui les prennent de haut, de préférence à l’aube ou à la nuit tombante, lorsque les regards de la vie diurne ne risquent pas d’être offensés par ces extra-terrestres pestiférés de la vie nocturne. Et l’on suppose alors, par l’entremise d’une confortable accoutumance de l’opinion, qu’il en sera toujours ainsi et que cette galaxie humaine reproduira incessamment la scrupuleuse déviation de quelques-unes de ses orbites pour le bon plaisir d’une vulgarité habituée à ce qu’on la désencombre de ses encombrants, comme s’il était écrit, quelque part sur le marbre d’une partiale astronomie, que les éboueurs doivent être préposés à l’éternité de leur devoir ingrat. Mais le rallongement de cette inéquitable déconsidération des éboueurs ne pouvait trop longtemps s’éterniser devant la puissance d’éternité véhiculée par John Kaltenbrunner. Aux sempiternelles rengaines de la fragmentation sociale de Baker délayée en niches incommunicables de familles énervées, ostracisées du rêve américain et inconscientes de la charité des éboueurs, John va opposer une tentative de concordance des proscrits et par là même une coagulation forcée des ramasseurs d’ordures au sang contaminé de la ville. L’objectif est de procéder au ralliement de tous les déclassés, fût-ce en pariant sur une base liminaire de dispersion, d’animosité hypertrophiée, en dotant cet éventuel regroupement du tout-Baker du rabaissement des meilleures énergies du rehaussement, en le lestant des apparences et des essences d’une «insurrection» (p. 413) des éboueurs afin de miser sur une détestation délimitée (la haine du balayeur des rues) qui pourrait déboucher sur une fraternisation illimitée. Le pari n’est pas dénué d’intrépidité quand on recense le sous-délire bachique d’une foule de moins en moins patiente, assoiffée de réponses et de solutions que les autorités n’ont pas, une foule défigurée en un «incontrôlable troupeau de ploucs aussi excités qu’une bande de moujiks dipsomanes» (p. 409). Lentement et sûrement, la population de Baker dégénère en «un tas de compost vivant» (p. 432), toute initiative individuelle de réaménagement de son espace vital, tout esprit géométrique de la dernière chance étant disqualifié par un embrigadement massif au sein d’un irrésistible esprit anarchique (cf. pp. 425-8). Les «trolls» et autres «rats d’usine» (p. 432) forment la chaîne tératologique d’un lambeau de civilisation frappée d’obsolescence, préambule, en quelque sorte, de l’olympienne tératologie concomitante aux éboueurs. Ils ont l’air d’un abrégé du principe de décomposition qui traduirait la calamiteuse effectuation d’un anti-Esprit hégélien censé exécuter la déraison parachevée de l’Histoire.
Et puisque cette situation de crise se déroule partiellement durant l’été et l’automne d’un millésime oraculaire, la canicule, in the course of this crunch time, envenime la dramaturgie de toutes ces tensions. Les températures élevées font de Baker «un puissant appât universel à charognards» (p. 441) et l’on voit se réunir un hétéroclite assortiment de créatures dont la variété justifie l’imagination primitive de Dieu. Au premier rang de ces regrettables invasions, du moins regrettables en apparence, la fébrile démographie de Baker endure l’assaut des mouches qui se répandent en «nuages zonzonnants» (p. 442) comme autant de furies punitives chargées d’infliger à ce chef-lieu de l’avilissement les châtiments appropriés. Puis ces mouches à merde sont rapidement escortées par une «horde de vautours, urubus, rats d’égout, mouettes, coyotes, chiens sauvages et marmottes» (p. 443), phalange animale et parasitaire, inattendue reformulation de l’hégémonie du vivant, élucubrant le canevas d’une renversante zoocratie qui ajoute une foudroyante subdivision dans le dédale complexe de cette crise. La contre-offensive humaine ne tarde pas à se manifester avec l’usage d’un essaim d’hélicoptères déversant sur Baker une espèce d’agent orange pour combattre le Vietcong zoologique (cf. pp. 443-453). Et parallèlement à ces épiphanies de la créativité divine concernant le département des animaux, le péril sanitaire de Baker met aussi en exergue une autre dimension de cette inventivité, une autre bifurcation dans le registre des formes du vivant : l’apparition ou la réapparition des «rats de rivière» (p. 458) qui sont le résultat de «sept ou huit générations de consanguinité dans les contours cro-magnonesques de leur crâne» (p. 458), spécimens hybrides, empruntant tout à la fois au règne de l’homme et au règne d’une race inconnue des typologies naturalistes. Ce sont des bribes d’humanité et des promesses échouées d’animalité, des contrariétés biologiques condensées en des corps que nulle dysmorphie ne pourrait illustrer, des aérolithes venus ébranler le terrain des certitudes, «complètement autarciques» (p. 460), méta-hétérotopiques, répudiés, exclus de l’œil soi-disant panoptique de l’État. Ils sont un peu les portraits ambulants de tous les Dorian Gray de de la ville, les cousins éloignés que l’on ne veut plus voir, l’envers d’un décor où tout se trouve enfin révélé avec une netteté aussi déstabilisante que ce qui advient dans le Délivrance de James Dickey. Du reste, à bien y regarder, les «rats de rivière» ne sont pas uniquement la déclinaison exacerbée des faillites accumulées de Baker, ils sont surtout l’émanation d’une infrastructure qui fonctionne en synergie avec la superstructure de l’Amérique du Nord : le degré de laideur de ces marécageux quidams permet de dépister le degré de laideur morale des fomentateurs de l’inégalité, l’un n’allant jamais sans l’autre, le malheur des uns n’étant jamais en dé-corrélation avec le bonheur usurpé de ceux qui sont en haut parce qu’ils ont mis les autres en bas – because the dices in America are usually too much loaded. Au fond, Tristan Egolf ne nous dit pas autre chose que la vilenie d’une axiomatique laideur qui outrepasse l’attentat que les «rats de rivière» font à nos rétines pudibondes, et il ne nous dit pas autre chose, répétons-le, que l’urgence de soutenir les opprimés, de les armer au propre comme au figuré, de leur donner de quoi couper des têtes et de quoi tenir tête aux sophismes qui osent excuser l’inexcusable ou pardonner l’impardonnable. Par conséquent, si l’antique stratégie du divide et impera a pu jusqu’ici provoquer la méfiance et la dissension au cœur de la cité de Baker, la grève du ramassage des poubelles, décidée par John Kaltenbrunner, opère une harmonisation si aboutie qu’elle a pu amalgamer sous un même dénominateur commun tous les outsiders des environs (les bêtes comme les hommes) afin de mieux mettre en évidence la magie noire des insiders hors-sol. Par ses embranchements parfois controversés, par ses soubresauts et ses dérangements, la crise produit une préoccupation sans précédent, une belle opportunité de l’aventure collective, un insondable réarrangement des consciences qui prépare la fin d’une Occupation et le début d’une Émancipation. On assiste alors sur la durée de plusieurs semaines de zizanie à la consolidation d’un fantastique syncrétisme où les forfaits en tératologie deviennent autant de bienfaits en théologie.
Peu importe alors que le shérif Tom Dippold qualifie la ville de «zone de guerre avérée» ou de «dictature latente sans police ni doctrine» (p. 533), peu importe, en effet, puisque tout ce qui se passe de polémologique entretient une mystérieuse connivence avec un élan pacifique. C’est pourquoi le cerveau de la crise pouvait «[planer] à des altitudes stratosphériques» (p. 475) au-dessus de la pagaille pendant que la majorité s’inquiétait du dénouement de tout cela. Il a d’ailleurs été noté que la minorité qui a fréquenté John Kaltenbrunner lors de l’acmé des événements s’est sentie auréolée d’un «étrange sentiment de paix» (p. 480). Chacun des éboueurs avait eu le temps d’intérioriser que la moindre idée de John était l’équivalent d’une «parole d’évangile» (p. 544). En cela, tout ce que John a pu proférer, transmettre ou sous-entendre, il l’a fait selon les injonctions apostoliques d’une inconnaissable cohérence (l’eurythmie de Dieu) à dessein de vaincre la parfaite incohérence (l’arythmie de la grève) que les mauvaises langues ont essayé de lui imputer. Parvenu à ce palier de son apostolat, il est bien évident que John profite d’une provision d’immortalité, d’un réservoir d’invincibilité, tout simplement parce qu’on «ne peut pas tuer ce qui refuse de mourir» (p. 508), tout simplement parce qu’il s’est montré lazaréen au milieu de circonstances qui eussent abattu d’innombrables durs à cuire. Il échappe ainsi à une tentative de lynchage (cf. pp. 490-508) qui sera précocement suivie d’une autre expédition du même type (cf. pp. 580-2). Ces deux traques sont motivées par le fait que l’engeance journalistique régionale a exhibé l’identité des grévistes et que John Kaltenbrunner, présumé disparu, excommunié, neutralisé, interné, digéré par l’estomac du temps, revient dans les mémoires comme un mauvais cheveu sur une mauvaise soupe et réactive de la sorte un fort courant d’abomination à son égard. Il ne manque alors certainement pas de panache ou de donquichottisme lorsqu’on le voit se soustraire une première fois à la meute enragée, s’enfuyant sur les toits de Baker, volant et s’envolant sur ces toitures de fortune tel Angelo Pardi, le hussard de Jean Giono, fuyant tout aussi bien l’adversité calomniatrice que l’angoissante propagation du choléra. Quant à la seconde velléité de lapidation, elle s’inscrit dans le contexte d’un derby de basketball, d’un match de barrage opposant traditionnellement les Faucons de Pottville aux Pumas de Baker (cf. pp. 528-571). L’occasion faisant le larron, cette rencontre sportive qui transpire l’amateurisme et la ringardise agglutine sur les gradins du stade «une foule hystérique de singes nus et de misanthropes» (p. 565), augurant de sombres échauffourées, sans compter que ces vandales sont remontés comme des pendules après plusieurs semaines de crise sanitaire. Or en se rendant à ce pivotal game, il ne fait aucun doute que John envisage une gradation de la violence, une purge de la violence par exagération de son levain. D’une manière plus saillante encore, il semble que John veuille amplifier son statut de bouc émissaire, comme s’il recherchait la mise à mort sacrificielle de sa personne afin qu’une société articulée puisse émerger à partir de ce crime fondateur, car, nous le savons au moins depuis René Girard (13), toute société se construit sur le dos d’un bouc émissaire variable ou sur les dolentes brisées d’une victime expiatoire. Aussi lorsque Baker réveille son mécanisme de répulsion en direction de John, cela après quelques années de disette et d’absence de cible pour assouvir la cruauté populaire, c’est toute la ville qui paraît se reconstituer, se ressouder, se réorienter, parce qu’elle a de nouveau un os à ronger – un être à détester et un fantasme de meurtre revigoré. On en arrive donc à cette édifiante constatation : les émeutes consécutives au dévoilement de John dans le public des fanatiques du basketball sont davantage des moyens de relier les émeutiers que de les disperser en groupes irréconciliables (cf. pp. 570-3). D’où cette hypothèse que nous n’avons eu de cesse de défendre tout au long de notre travail : toute attribution d’asymétrie dans les actes de John Kaltenbrunner ne ferait que nous tromper sur le halo de symétrie dont il est le resplendissant émissaire. Et ce pouvoir d’équilibre ou de rééquilibrage appartient forcément à un délégué du ciel dans la mesure où il se développe sans causer la mort de qui que ce soit, car, «miraculeusement, on ne sait comment, personne ne fut tué» (p. 573) durant ces gargantuesques bousculades civiles. C’est en outre cette défaillance à donner franchement la mort ou à provoquer allusivement la mort qui fait de la trajectoire de John Kaltenbrunner tout ce que l’on voudra hormis une trajectoire de vengeance.
Cela dit la course en avant de John pour se dérober de ses poursuivants déchaînés (à la suite du derby) entre en collision avec une voiture de police. Le transfert à l’hôpital est relayé par une évasion qui avoisine la résurrection et à l’aube du jour suivant, au plus vague des terrains vagues de Baker, on découvre la dépouille de John, trépassé mystérique, suicidé ou supplicié, plus vraisemblablement tombé d’épuisement, homme providentiel parvenu au bout de son sacerdoce (cf. pp. 584-6). À cette salvifique crucifixion sur le calvaire de la consomption succède une «première vague de calme» dans la «vallée» de larmes de Baker (p. 592), ce qui, d’une part, montre que John a ramené la quiétude après des éons d’inquiétude, et que, d’autre part, il a réussi à briser les tendances locales de létalité ou d’autodestruction pour leur substituer des tendances cosmiques de vitalité. Il est fascinant de remarquer par ailleurs que c’est en mourant que John redonne fondamentalement la vie aux maladifs administrés de Baker. On invoque son cheminement comme l’action pérenne d’un point de suture et comme le souvenir d’un belluaire qui sut dompter les porcs ensauvagés de l’indomptable porcherie (cf. pp. 602-3), et, encore plus important, on s’aperçoit que la littérale inertie de la mort de John Kaltenbrunner est une conjecture de l’allégorique mobilisme qui le caractérise en tant que prophétique mode de donation de la vitalité. Qu’il soit anthume ou posthume, John est une force dotée d’un immense principe de conservation, car, de toute façon, «un objet en mouvement tend à rester en mouvement» (p. 607), au même titre qu’un «seigneur au repos tend à se retourner dans sa tombe» (p. 607), à mouvementer le monde par d’autres expédients que les ustensiles du passage terrestre, à demeurer lumineux dans le ténébreux, à être plus rayonnant que Satan que le Christ a pourtant vu «tomber du ciel comme un éclair» (14). Et cette puissance d’illumination est à l’avenant de l’impuissance à s’élever dans les critères du népotisme criminel de l’Occident, ou, pour mieux le dire, la modicité de l’espace occupé par les paralysés de la mobilité sociale leur confère une aura de vastitude qui redéfinit le sens de la distance : retrouvé mort à pas plus de huit cents mètres de l’endroit où il a toujours vécu (cf. p. 592), socialement paraplégique, John a été – sera même encore – un être métaphysiquement cinétique, un espoir turbulent, un voyage, un pèlerinage pour tous les assignés à résidence qui n’auront jamais que Baker pour horizon physique.
Notes
(1) Éditions Gallimard, 1998, avec une traduction éblouissante de Rémy Lambrechts. Nous travaillons sur le volume de la collection Folio (2008).
(2) Cf. James Agee, Louons maintenant les grands hommes (ce texte régénérateur et habité du Saint-Esprit est précédé des terrassantes photographies de Walker Evans).
(3) Évangile de Jean.
(4) Nietzsche, Crépuscule des idoles.
(5) Blaise Pascal, Pensées.
(6) On découvrira ensuite que John est le détenteur d’un drapeau sudiste (cf. p. 504), mais ce Dixie Flag n’est pas auréolé des scories qui lestent les autres mentions de cet étendard lourdement connoté.
(7) Roberto Bolaño, Les déboires du vrai policier.
(8) Marx, Manuscrits de 1844.
(9) Cf. Léon Bloy, Le Sang du pauvre.
(10) L’expression est de Gaston Bachelard (cf. Le droit de rêver).
(11) Cf. Henry James, Daisy Miller.
(12) Tels que rappelés par Jean Vioulac dans La logique totalitaire.
(13) Cf. René Girard, Le bouc émissaire.
(14) Évangile de Luc.