Rechercher : francis moury george romero
Dracula, 3 : Le fils de Dracula de Robert Siodmak, par Francis Moury
09/03/2010 | Lien permanent
Danse macabre d’Antonio Margheriti, par Francis Moury
18/10/2009 | Lien permanent
Vampyr, Dies Irae et Ordet de Carl Theodor Dreyer, par Francis Moury
Vampyr [L’Étrange aventure de David Gray] (France-Allemagne, 1932) de Carl Theodor Dreyer est son premier film parlant mais aussi son film fantastique le plus célèbre, admiré au siècle dernier par des historiens et critiques aussi divers que Lotte H. Eisner ou Georges Sadoul.
D'abord en raison de ses recherches stylistiques expérimentales : surimpressions, «lumière blanche» (dixit Dreyer lui-même) et autres effets plus ou moins spéciaux photographiés par son chef-opérateur Rudolph Maté (qui deviendra par la suite un excellent cinéaste de séries B à Hollywood, notamment durant la période 1950 à 1960). Une mention spéciale doit être décernée à ceux visibles dans la séquence cauchemardesque, toujours aussi hallucinante et hallucinée à la fois, de l'enterrement vécu en caméra subjective. Elle inspirera directement encore, trente ans plus tard, des cinéastes aussi divers et plastiquement talentueux que Riccardo Freda dans L'Effroyable secret du professeur Hichcock[Raptus] (Italie, 1962), Roger Corman dans L'Enterré vivant [The Premature Burial] (États-Unis, 1962), Alberto de Martino dans Le Manoir de la terreur [Horror] (Italie-Espagne, 1963).
Ensuite parce qu'il constitue la première adaptation parlante très librement inspirée par la nouvelle Carmilla (1872) insérée dans le recueil In a Glass Darkly de J. Sheridan Le Fanu, Dreyer livra un traitement original, totalement différent de celui qui sera filmé plus classiquement (mais avec des pointes de recherches expérimentales aussi dans The Vampire Lovers (Angleterre-États-Unis, 1970) de Roy Ward Baker, sans oublier le plastiquement beau La Crypte du vampire (Italie, 1963) de Camillo Mastrocinque ni le non moins beau (à condition de le visionner au format large respecté) Et mourir de plaisir (France-Italie, 1960) de Roger Vadim. L'influence de Vampyr traverse donc l'histoire du cinéma et se repère par la suite, ouvertement ou fugitivement, à la faveur d'un simple plan qu'il inspire ouvertement ou secrètement. La cloche qui appelle la barque qui permet à Pierre Brice de se rendre au moulin, au début du Moulin des supplices [Il Mulino delle donne di piera] (France-Italie, 1960) de Giorgio Ferroni, provient en ligne droite du célèbre plan où le porteur de la faux (symbole médiéval de la mort) sonne une cloche. Les plans en contre-plongée verticale à 90° disséminés dans La Maison du diable [The Haunting] (États-Unis, 1963) de Robert Wise furent peut-être inspirés par ceux visibles dans la scène de l'enterrement subjectif.
Enfin pour les relations non moins étonnantes qu'il entretient avec la littérature et le cinéma contemporains ou légèrement antérieurs à sa réalisation. Ainsi L'acteur Julian West qui interprète le héros «Allan Gray» (sur la copie allemande mais il avait été rebaptisé «David Gray» sur l'affiche et les copies françaises de première exploitation) ressemble assez, sous certains angles, à l'écrivain américain Howard Phillips Lovecraft (1890-1937). Dreyer était-il conscient de cette ressemblance au moment de sélectionner les acteurs ou bien fut-ce une pure coïncidence, l'effet d'un étrange hasard objectif ? Je ne suis pas certain que quelqu'un lui ait jamais posé la question. Quant à la présence au générique du décorateur Hermann Warm, elle évoque évidemment un autre univers non moins important puisque Warm avait signé la direction artistique de classiques du cinéma fantastique expressionniste allemand, tels que Le Cabinet du Dr. Caligari (Allemagne, 1920) de Robert Wiene ou Les Trois lumières (Allemagne, 1921) de Fritz Lang. Elle l'évoque seulement car Dreyer tourna essentiellement en extérieurs réels et en décors naturels, renforçant ainsi d'autant plus les quelques éléments stylisés. Dreyer visait, à vrai dire, un cinéma phénoménologique (au sens contemporain husserlien de ce terme en 1932 mais la visée en question était bien évidemment au cœur de l'idée même de la littérature depuis l'antiquité comme au cœur du cinéma depuis sa naissance) et non pas expressionniste. Il faut donc relire, sans s'en lasser, sa fameuse déclaration (citée par Georges Sadoul en 1965 puis citée à nouveau par Jean-Marie Sabatier en 1973) à Ebe Neegard, durant le tournage : «Imaginez que nous soyons dans une chambre très ordinaire et qu'on nous apprenne tout à coup qu'un cadavre se trouve derrière la porte. En un moment, la chambre où nous serions serait complètement transformée. [...] La lumière, l'atmosphère changeraient, bien que restant physiquement identiques. Tout cela parce que nous aurions changé et que les objets sont tels que nous les concevons. C'est cet effet que je voudrais produire dans Vampyr.»
Dies Irae
Danemark, première moitié du dix-septième siècle. Anne, la seconde jeune femme d'Absalon, un inquisiteur âgé, tombe amoureuse de Martin, son beau-fils, tandis qu'une chasse meurtrière aux sorcières est déclenchée. Elle confesse cet amour interdit à Absalon, provoquant sa mort subite. Sa belle-mère Merete dénonce alors Anne comme sorcière.
Dies Irae [Jour de colère] (Danemark, 1943) de Carl Theodor Dreyer est, d'un pur point de vue filmographique, la reprise et le développement d'un des quatre épisodes qui constituait son film muet Les Pages du livre de Satan/Les Pages arrachées du livre de Satan/Les Feuillets du livre de Satan [Blade of Satans bog] (Danemark, 1920), à savoir celui sur l'inquisition médiévale.
Tourné durant l'occupation nazie avant que Dreyer quitte le Danemark pour la Suède où il demeura jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale, plastiquement inspiré par Rembrandt mais aussi par les gravures médiévales, sa mise en scène organise dynamiquement, à l'aide de travellings particulièrement précis, un univers étouffant d'intérieurs photographiés en clair-obscur parfois expressionniste, opposés à de lumineux extérieurs naturels hérités de la grande tradition muette du cinéma scandinave illustrée par Mauritz Stiller (1883-1928) et Victor Sjöström (1879-1960). La scène d'une sorcière attachée à une échelle puis précipitée dans le feu d'un bûcher sera reprise 25 ans plus tard (mais en écran large et couleurs) dans Le Grand inquisiteur [The Witchfinder General/The Conqueror Worm] (Angleterre, 1968) de Michael Reeves.
L'idée d'une lutte objective entre Éros (qu'il s'agisse de l’Éros du désir sexuel innocent ou de l’Éros spirituel de l'amour divin pour les créatures) et Thanatos (la névrose de la belle-mère, la torture utilisée par les inquisiteurs, la contagion psychique des individus par une structure sociale et mentale objectivement criminelle), est symbolisée dans le scénario par l'amour interdit du fils de l'inquisiteur pour sa belle-mère. Elle inspirera sans doute la conception du personnage joué par Udo Kier (un jeune inquisiteur amoureux mais bientôt sommé de choisir entre son amour et l'Inquisition) dans La Marque du diable [Sorcières sanglantes/Hexen bis aufs Blut gequält ] (République Fédérale Allemande, 1970) de Michael Armstrong et Adrian Hoven (*), qui remplacèrent Michael Reeves après son décès prématuré.
Jour de colère demeure peut-être, aujourd'hui encore, en raison de son aspect narratif classique et de sa large respiration plastique entre intérieurs et extérieurs, le titre le plus accessible de Dreyer à un public généraliste ignorant tout de l'histoire du cinéma mais qui voudrait connaître la section fantastique (la plus célèbre) de sa filmographie.
(*) Il ne faut évidemment pas confondre ce titre belge d'exploitation Sorcières sanglantes avec le titre français d'exploitation du classique du cinéma fantastique I Lunghi capelli della morte [La Sorcière sanglante] (Italie, 1964) d'Antonio Margheriti avec Barbara Steele.
Ordet
«Voilà tout le genre humain dans la mort; il n'y a qu'à pleurer son sort, on n'y voit aucune ressource. C'est le commencement de l'histoire, et comme la première partie de ce tableau : tout y est rempli d'horreur. Mais voici la seconde, et tout y est plein au contraire de consolation. Il n'y paraît que puissance contre la mort, et que victoire remportée sur elle.»
Jacques Bénigne Bossuet, Méditations sur l'évangile (Éditions Desclée, 1903), p. 145.
«Nous pouvons tous quelque chose, et le roi sourit du pouvoir du ministre, et le ministre du pouvoir du journaliste, et le journaliste du pouvoir de l'agent, et celui-ci, du pouvoir de la domestique, et celle-ci de la femme du samedi – et le dimanche, nous allons tous à l'église [...] et nous entendons le prêtre nous dire que nous ne pouvons rien – si par bonheur le prédicateur n'est pas un adepte de la spéculation.»
Sören Kierkegaard, Post-scriptum aux Miettes philosophiques (1846) (traduction de Paul Petit, Éditions Gallimard, 1941), deuxième partie, § IV, deuxième section.
«La recherche de la vérité n'est pas mon fort [...). Et je dois maintenant le mettre en avant : plus que la vérité, c'est la peur que je veux et que je recherche : celle qu'ouvre un glissement vertigineux, celle qu'atteint l'illimité possible de la pensée. [...] Dieu terrifie s'il n'est plus la même chose que la raison (Pascal, Kierkegaard). [...] Évidemment, dans la mesure où ce qui me fait peur en ce monde n'est pas limité par la raison, je dois trembler.»
Georges Bataille, Somme athéologique II – Le Coupable, suivie de L'Alleluhiah (Éditions Gallimard revue 1956 – tirage 1961), pp. X-XI.
Ordet [La Parole] (Danemark. 1955, durée 120 minutes) a pour sujet initial l'amour capable d'outrepasser les divergences religieuses entre deux familles appartenant à deux églises protestantes distinctes, puis le film prend une direction fantastique en racontant une résurrection miraculeuse. Non seulement le sujet réel, passé du stade latent au stade manifeste (la réalité du miracle éclipse par sa puissance les dissensions théologiques, surpasse par son évidence les faiblesses du discours humain) mais encore son traitement ont tous deux quelque chose de kierkegaardien. Et pour cause, puisque le dialogue révèle que sa famille considère que c'est la lecture de Kierkegaard qui a rendu fou le jeune théologien Johannes se prenant pour Jésus et qui devient – par son imitation absolue de Jésus – sinon auteur du moins vecteur d'un nouveau miracle. Ordet est probablement le seul film de l'histoire du cinéma mondial dans lequel la philosophie religieuse de Kierkegaard soit un des moteurs revendiqués de l'action.
On sait que le philosophe danois Sören Kierkegaard (1813-1855) se pose d'abord cette question : comment puis-je devenir chrétien ? La pièce de théâtre de Kaj Munk (1898-1944) dont le nom est accolé au titre du générique danois d'ouverture de cette version Dreyer avait été écrite en 1925 et son action se situe à cette date : voir le formulaire de décès filmé en gros plan. Elle avait été jouée à Copenhague en 1932 puis adaptée une première fois au cinéma en 1943 par le cinéaste Gustaf Molander. Il aurait d'ailleurs fallu rééditer cette première version – par exemple en supplément vidéo – afin qu'on puisse la comparer à la seconde version de Dreyer. Toujours est-il que, dans cette version Dreyer, l'intrigue respire assez largement car elle est plastiquement située sur des landes désolées, battues par le vent glacé du Grand Nord, sur lesquelles s'abattent Crainte et tremblement (titre du livre de Kierkegaard, paru en 1843) et sur lesquelles passent le souffle de la folie et du désespoir puis celui de la foi et du surnaturel. Le personnage central demeure celui, spectaculaire, de Johannes (prénommé Jean, comme l'évangéliste de l'Apocalypse selon saint Jean) : à son sujet, plusieurs interprétations furent proposées. Peut-être Johannes est-il inspiré par le Saint Esprit à moins qu'il ne soit Jésus momentanément mais effectivement réincarné ? Peut-être aussi est-il un intellectuel redevenu – volontairement ou involontairement, sain d'esprit ou malade ? – simple d'esprit mais conservant intacte la pure mémoire de la parole de Dieu (son dialogue avec la jeune enfant plaiderait assez pour cette interprétation) et dont la foi pure et sincère serait récompensée par Dieu sous la forme d'un authentique miracle ?
Inutile de dire que ce chef-d'oeuvre n'a trouvé que peu d'admirateurs en France : les spécialistes universitaires de la philosophie de Kierkegaard l'ignorent, aussi incroyable que cela puisse paraître, totalement. Lorsque, en avril-juin 2002, la Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques consacra un numéro spécial à Expérience chrétienne et philosophie chez Kierkegaard, aucun – je dis bien : aucun – contributeur ne mentionna le film de Dreyer... pas même en note : j'ai contrôlé page par page mon exemplaire avant d'écrire cela. Les spécialistes du cinéma fantastique n'avaient pour leur part, en général, pas la culture théologique ni philosophique requise pour l'interpréter : ils pouvaient juste le résumer ou le décrire en signalant son sujet. Ceux de la Nouvelle vague française, en dépit des apparences intellectuelles qu'ils se donnaient, pas vraiment non plus : en témoignent les questions, presque toujours à côté de la plaque, posées à Dreyer par Éric Rohmer lors de leur rencontre à Copenhague en 1964, questions qui n'effleuraient le sujet du film à aucun moment (ce qui constitue un tour de force alors que Rohmer n'a ensuite cessé de s'intéresser aux relation de la nature et de la grâce) et qui se focalisaient sur des détails techniques ou des aspects esthétiques, tous mineurs par rapport à son enjeu démesuré.
Au total, c'est peut-être – sans oublier le filmologue Amédée Ayfre (1922-1964) qui écrivit de très belles lignes sur les rapports entre cinéma et sens du mystère sacré dans son œuvre – l'historien du cinéma Jean-Marie Sabatier qui posa en 1973 la question esthétique la plus pertinente sur l'art de Dreyer, à savoir : dans quelle mesure (ici exemplaire) la croyance au surnaturel permet-elle de faire de bons films fantastiques ? Ce n'était pas d'abord la question que lui posaient les autres historiens et critiques français (Ayfre mis à part, encore une fois) plus préoccupés par les questions formalistes d'esthétique que par le contenu exprimé par ces formes. Reproche dont l'esthétique française est assez souvent passible depuis le dix-huitième siècle, à commencer par les Salons de Denis Diderot mais reproche auquel Charles Baudelaire avait heureusement ensuite échappé dans ses propres et admirables Salons. La raison étant que Baudelaire, par le biais de la lecture de Joseph de Maistre, était authentiquement préoccupé par la question théologique tout comme, influencé par le Edgar Poe de Euréka, il était authentiquement préoccupé par la question métaphysique.
Cela dit, vous pouvez visionner ce Dreyer sans rien connaître ni rien savoir : redevenez simplement enfants au sens où l'entendait Bossuet, Méditations sur l'évangile (éditions Desclée, 1903, page 105) : «Le même saint Paul dit ailleurs (Épitre aux Romains, VIII, 14-15) : Ceux qui sont mus, qui sont conduits par l'esprit de Dieu, sont les enfants de Dieu..., et Dieu nous envoie l'esprit d'adoption par lequel nous crions : Père, Père. C'est donc encore une fois le Saint-Esprit qui nous donne ce cri filial, par lequel nous recourons à Dieu comme à notre Père».
09/12/2018 | Lien permanent
Dracula 6 : Le cauchemar de Dracula de Terence Fisher, par Francis Moury
18/03/2010 | Lien permanent
Le Coup de l’escalier de Robert Wise, par Francis Moury
Réalisation : Robert Wise
Production : Harry Belafonte, Robert Wise et Phil Stein (Harbel Productions)
Scénario : Abraham Polonsky et Nelson Gidding d’après le roman de William P. McGIvern
Directeur de la photographie : Joseph Brun
Montage : Dede Allen
Musique : John Lewis
Édition numérique en France : Wild Side Vidéo, collection Les Introuvables, section L’âge d’or du cinéma américain, sortie prévue le 16 septembre 2009.
Casting succinct : Robert Ryan (Slater), Harry Belafonte (Ingram), Shelley Winters (Lorraine), Gloria Grahame (Helen la voisine), Ed Begley (Burke), Richard Bright (Coco), etc.
Suppléments
La genèse du film par Danièle Grivel & Roland Lacourbe, auteurs d’un livre sur Robert Wise : durée 26 minutes environ, 16/9 couleurs intégrant quelques documents N.&B. Scolaire et modeste, illustré par de petites affiches et même par des fiches de Monsieur Cinéma sur certains films de Wise, filmées en gros plan : elles ont gagné du charme avec le temps, c’est sûr. Mise en scène de l'entretien : D. G. assise sur un canapé devant une bibliothèque, puis R. L. sur le même, enfin les deux sur le même. Sage symétrie, classique progression. Utile pour le néophyte qui n’a pas forcément un dictionnaire des cinéastes sous la main, une connexion Internet à disposition ni lu le livre en question, paru en 1985 chez Édilig mais devenu assez rare dans les librairies, y compris celles de cinéma. Certaines informations oralement dispensées par Lacourbe concernant Le Coup de l’escalier sont en revanche accessibles dans la traduction française du livre très remarquable d’Eddie Muller, Dark-City, le Monde perdu du film noir (éditions Clairac, coll. CinéFiles, 2007, qui les restitue, notamment pp. 232-235).
Filmographie sélective de Robert Wise. Galerie photos.
Résumé du scénario
New York et sa région Nord, durant l’hiver 1958. Burke, un policier rayé des cadres pour corruption, recrute deux anciens combattants : Slater, un raciste texan plusieurs fois condamné, lassé de vivre aux crochets de sa maîtresse Lorry et Ingram, un chanteur-animateur noir de Harlem, criblé de dettes. Ensemble, ils préparent puis opèrent le braquage de la banque d’une petite ville de banlieue. Son issue leur sera fatale.
Critique
«Pendant une éternité, lui sembla-t-il, il hésita, sans pouvoir se décider à traverser la rue et à pénétrer dans l’hôtel. Il était arrêté au milieu du trottoir et considérait, d’un regard sombre, la porte tournante et la marquise qui la précédait, indifférent à la foule du soir qui s’écoulait autour de lui, sa haute silhouette immobile comme un roc au milieu du courant. […] Il finit par pousser un profond soupir en se disant : «Pourquoi pas, bon sang, pourquoi pas ?» […].»
William P. McGivern, Le Coup de l’escalier [Odds Against Tomorrow], premier paragraphe du chapitre 1 traduit de l’américain par Jean Rosenthal (éditions Gallimard, coll. Série noire NRF dirigée par Marcel Duhamel, n°439, 1958), p. 7.
Odds Against Tomorrow [Le Coup de l’escalier] de Robert Wise (1914-2005) est un film noir crépusculaire classique par son fond – la préparation, l’exécution, enfin l’échec d’un hold-up – et par sa forme qui offre, outre sa valeur technique et artistique intrinsèque reconnue par les historiens du genre, un assez fascinant exemple des résultats de l’adaptation d’une œuvre littéraire par le cinéma. D’autres ont déjà écrit ou dit – voire rendu hommage cinématographiquement : Jean-Pierre Melville réutilisant le bruit de la serrure de la porte de la banque du Coup de l’escalier dans son Armée des ombres où il sonorise d’une manière obsédante celui de la porte d’une prison de la Gestapo ! – l’originalité relative de cette dénonciation du racisme dans le cadre d’une structure narrative moderniste, et mis en évidence les qualités structurelles rattachant le film à l’essence du genre. Nous voudrions ici nous attacher à certains aspects moins explorés de cette œuvre.
En effet, les deux scénaristes de Wise (Nelson Gidding est un collaborateur attitré de Wise et Abraham Polonsky est lui-même un cinéaste ayant donné en 1948 un des plus noirs films noirs jamais réalisés : Force of Evil [L’Enfer de la corruption] et qui co-signera en 1968 celui du non moins noir, crépusculaire et beau Madigan [Police sur la ville] de Don Siegel) ont taillé dans le vif du roman original de William P. McGivern, en ne conservant pratiquement que l’action des dix premiers chapitres. Action qu’ils ont d’ailleurs très édulcorée en raison de la contrainte du temps inhérente au cinéma – qui pourrait filmer pendant des heures des pensées ? Or McGivern, à l’origine journaliste devenu romancier (c’est d’une série d’articles de McGivern sur le gangstérisme réel qu’avait été tiré en 1953 le scénario de The Big Heat [Règlements de compte] de Fritz Lang avec Gloria Grahame en vedette, la même qu’on retrouve en percutant second rôle érotique et un peu névrotique dans Le Coup de l’escalier), ne cesse d’écrire ce que pensent ses personnages. Ils pensent autant qu’ils agissent. Les scénaristes en sacrifient certains, en modifient considérablement d’autres. Le Burke de Wise est ainsi un mélange dosé du Burke et du Novak de McGivern tandis que la voisine Margie de McGivern devient chez Wise une érotique et ambivalente Helen interprétée par Gloria Grahame et que Lorraine est physiquement et moralement différente chez McGivern, bien plus sexy et plus fatale que chez Wise.
Plastiquement, Wise tente de donner une équivalence à leur univers intérieur en photographiant avec une pellicule infrarouge certains extérieurs : Robert Ryan, lorsqu’il apparaît ainsi pour la première fois devant l’hôtel, semble cadavérique. Son teint est déjà celui d’un mort. Lacourbe s’étonne dans son entretien sur le film que l’herbe paraisse blanche du fait de l’emploi de cette pellicule : on lui rappelle que l’action du roman comme du film se passe en hiver. C’est une saison de la région de Philadelphie dans le roman, de la région de New York dans le film mais il s’agit dans les deux cas d’un hiver rigoureux. Chez McGivern les gangsters étaient quatre : ils ne sont plus que trois chez Wise. Cette réduction à la trinité a d’ailleurs peut-être quelque chose de symbolique même si imparfaitement et pas comme on pourrait s’y attendre : Ed Begley – qui interprète admirablement le rôle du concepteur du hold-up – incarne presque d’emblée le diable tentateur. Il est, comme le diable, un ange déchu voué désormais à l’échec et au ressentiment. Le fait qu’il recrute par la puissance démoniaque de sa conviction – conviction qu’il double de pressions mathématiquement planifiées pour contraindre l’un des deux hommes à accepter son offre – un blanc imprévisible et raciste pour le faire «travailler» avec un noir sensible et intelligent est une ironie du destin. Il ne peut pas faire autrement afin de mener son plan à bien : le fatum est ainsi bien établi qui signe d’avance sa déchéance finale suivie de son autodestruction. Quant aux deux gangsters qu’il recrute, ils pourraient aussi bien être assimilés, à défaut du Père et du saint Esprit, aux deux larrons qui voisinaient avec le Christ. Tous les trois seront crucifiés à leur manière.
La dynamique des dix premiers chapitres du roman de McGivern est très impressionnante en raison de son suspense pointilliste : on ne sait jamais ce qui va se passer d’une page à la page suivante et l’action mène davantage les hommes qu’ils ne semblent la mener. On ressent un étrange sentiment d’enchaînement, d’inexorabilité. Elle s’exprime parfois explicitement : la «loi du revolver», pense l’un des personnages, c’est qu’une arme contraint autant celui qui la tient que celui qui la pointe. Une fois le hold-up exécuté et inévitablement raté, le roman de McGivern se poursuit par 150 pages (du chapitre XI au chapitre XXIV) assez riches en rebondissements – pas réductibles au résumé qu’en donne Lacourbe en une phrase, qui donnaient aux deux héros négatifs la possibilité de se sauver mutuellement et de se racheter moralement, fût-ce au prix de la vie de l’un d’entre eux. Gidding et Polonsky ont délibérément conservé – pour une raison n’ayant pas de rapport avec la valeur intrinsèque de cette partie du livre, par une sorte de hasard commercial – la seule dynamique négative impressionnante des 110 premières pages environ et ils ont, du coup, substitué une fin toute différente à la fin originale. C’est cette substitution qui est passionnante.
La fin écrite par Gidding et Wise, selon Roland Lacourbe qui en donne une raison externe, propre à l’histoire du cinéma – à savoir le désir de Wise de ne pas refaire The Defiant Ones [La Chaîne] de Stanley Kramer sorti peu de temps avant – est évidemment influencée par celle, ultra-violente et inoubliable, filmée par Raoul Walsh dix ans plus tôt très exactement dans White Heat [L’Enfer est à lui] avec James Cagney. Elle pourrait être une facilité, de ce strict point de vue historique. Pourtant, intrinsèquement, elle correspond bien au déroulement implacable, glacé, d’une authentique marche à la mort, à l’autodestruction par le mal, d’une négation de la négation presque chimique pour tout dire. Nous affirmons qu’elle est au fond cohérente, presque malgré elle puisqu’elle n’était pas prévue par Polonsky, avec la dynamique épurée et efficiente tirée par Polonsky et Gidding du roman de McGivern. La phrase finale d’un des policiers contemplant les décombres et les cadavres, concernant l’indistinction opérée par la mort, lui donne une simple portée physique, ironique : le mal s’est brûlé lui-même, de lui il ne reste que des braises, soufflant sur un néant informel. On ne peut plus distinguer le noir du blanc. Toute différence, toute distinction sont abolies par la mort : l’un des héros était tenu pour immoral parce qu’il distinguait excessivement les hommes en raison d’un critère contingent, racial. Cette fin est donc, en apparence, morale. On pourrait alors considérer cette dernière comme attendue. Elle atteint pourtant une portée inhabituelle en raison du soin qu’a pris Wise, qu’ont pris Polonsky et Gidding, de surprendre le spectateur en ne la lui laissant nullement supposer alors que Walsh, dix ans plus tôt, la lui laissait tout au contraire assez bien supposer ! La peinture par Polonsky et Gidding de la vie mentale, morale, physique, sociale des «anti-héros», a été si méticuleuse qu’elle frappe absolument par son insigne cruauté, sa puissance aussi. Alors que chez Hegel la négation de la négation opère par son effectivité un secret mais réel progrès, elle n’aboutit ici qu’au néant pur, à la remise à zéro des compteurs vivants du temps humain. Toute cette débauche d’énergie retourne au néant pour les raisons même qui lui avaient donné naissance : une contre-genèse, en somme.
Rarement film noir américain aura été aussi passionnément pessimiste. Il est vrai que c’était déjà le cas de cet autre film noir quasi documentaire et fondé sur des archives d’un cas réel, tourné l’année précédente, en 1958 par Wise : I Want To Live ! [Je veux vivre] et qui narrait d’une manière glacée et finalement insupportable l’inexorable exécution capitale d’une délinquante féminine jugée «irresponsable» par l’administration pénitentiaire. Wise réussissait à y filmer ce qui par définition ne peut être filmé : la mort. Ses meilleurs films comme cinéaste sont bien ceux où il s’intéresse au négatif sous ses différentes formes, y compris celle de la mort pure : la peur et la névrose dans The Haunting [La Maison du Diable] qui demeure son chef-d’œuvre absolu, la peur de la peur dans La Malédiction des hommes-chats, Le Récupérateur de cadavres, The Set-Up [Nous avons gagné ce soir], Le Jour où la Terre s’arrêta, la peur de la mort avec Je veux vivre, enfin la mort «telle quelle» à travers le film noir qu’est Le Coup de l’escalier, à travers un film de science-fiction tel que The Andromeda Strain [La Variété Andromède / Le Mystère Andromède], à travers un film de guerre étant aussi un film-catastrophe à très grand spectacle tel que L’Odyssée du Hindenburgh et enfin à travers son inégal mais intéressant film fantastique Audrey Rose. Cette dernière catégorie de sa filmographie, celle de «la mort à l’œuvre» (1) compte parmi la plus surprenante, à mesure que le temps passe.
Note
(1) Ce titre était à l’origine celui d’un chapitre d’un livre de Francis Marmande, Georges Bataille politique (éditions Presses Universitaires de Lyon, 1985), qui fut, avec son autorisation, repris en sous-titre de la volumineuse biographie par Michel Surya de Georges Bataille, la mort à l’œuvre (éditions Garamont-Librairie Séguier, 1987).
12/09/2009 | Lien permanent
Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle, par Francis Moury
Réalisation : Louis Malle
Production : Nouvelles Éditions de Films (Jean Thuillier)
Scénario et adaptation : Roger Nimier et Louis Malle d’après le roman de Noël Calef, pré-adapté par Calef lui-même
Dialogues : Roger Nimier
Directeur de la photographie : Henri Decae (image format 1.66 N&B)
Montage : Leonide Azar
Musique : Miles Davis
Décors : Rino Mondellini et Jean Mandaroux
2e ass.réal. : François Leterrier
1er ass.-opér. : Jean Rabier
Casting succinct
Maurice Ronet (Julien Tavernier), Jeanne Moreau (madame Carala), Lino Ventura (inspecteur de police Chérier), Georges Poujouly (Louis), Yori Bertin (Véronique), Jean Wall (Simon Carala), Elga Andersen (Madame Becker), Sylviane Aisenstein (secrétaire de Carala), Micheline Bona (Geneviève), Jacqueline Staup (Anna), Marcel Cuvelier (le gérant du motel), Gérard Darrieu (Maurice), Charles Denner (second inspecteur de police), Hubert Deschamps (le substitut du procureur de la République), Ivan Petrovitch (Horst Bencker), Félix Marten (Suberville), Jean-Claude Brialy (jeune joueur d’échec), Gisèle Grandpré, Jacques Hilling, Marcel Journet, François Joux, etc.
Résumé du scénario
Paris, 1957 : alors qu’il vient de tuer son patron l’homme d’affaires Simon Carala, en maquillant le crime en suicide, l’ancien parachutiste Julien Tavernier se retrouve coincé dans l’ascenseur desservant ses bureaux. Impossible pour lui de se rendre au rendez-vous qu'il avait avec sa complice, l'épouse de Carala ! Elle erre dans Paris toute une nuit à la recherche de son amant. Cette même nuit, un couple d’Allemands est assassiné dans un motel par Louis, un jeune dévoyé qui avait volé la voiture de Julien pour impressionner Véronique, sa petite amie fleuriste. Au matin, Julien est arrêté par la police... qui l’accuse du crime de Louis. La situation, en apparence inextricable, sera dénouée de la manière la plus noire par le destin.
Ascenseur pour l’échafaud (France, 1957) de Louis Malle était son premier long métrage de fiction : ce coup d’essai fut son coup de maître car on peut le considérer aujourd’hui, avec le recul que donne la connaissance intégrale d’une filmographie achevée, tout bonnement comme son meilleur film. Précisons qu’il devance de peu le très beau Le Feu follet (France, 1963) interprété également en vedette par Maurice Ronet, l’un des meilleurs acteurs français de cinéma au XXe siècle.
Est-ce dû à la perfection glacée du scénario adapté par Noël Calef lui-même de son propre roman, ensuite adapté et dialogué par l’écrivain Roger Nimier et Louis Malle ? Est-ce dû à la perfection non moins sophistiquée de la photographie de Decae ? À la mise en scène à la fois classique et novatrice de Malle, à sa direction d’acteurs et d’actrices tendue et nerveuse, donnant à Jeanne Moreau son meilleur rôle, celui où elle était au sommet de sa beauté et de son érotisme, mais accordant aussi à tous les autres acteurs (jusqu’au plus petit rôle) une attention particulière ? Au soin global de la direction artistique et technique, au choix des décors et des extérieurs ? À l’ensemble de tout cela, bien sûr ! On note que deux futurs grands cinéastes furent assistants sur ce film : François Leterrier (futur réalisateur d'une intéressante adaptation du livre de Jean Giono, Un roi sans divertissement) et Jean Rabier (directeur de la photographie des meilleurs films de Chabrol, par la suite). Ascenseur pour l’échafaud est bien né sous une bonne étoile : talent collectif comme individuel s’y sont exprimés librement, authentiquement.
Ascenseur pour l'échafaud possède aussi une curieuse qualité historique : alors que son auteur voulait, selon ses propres termes, se démarquer de la tradition de «la vieille qualité française des années 1950», il peut tout au contraire apparaît rétrospectivement comme son aboutissement ! Les quelques échappées vers les années 1960 et 1970 qu’il contient, non moins rétrospectivement d’ailleurs, ne doivent certes pas être négligées. Mais Louis Malle a beau vanter la modernité des décors (le motel, l’immeuble de Carala et son ascenseur) il ne faut pas oublier l’admirable intérieur de l’immeuble parisien ancien, vétuste, rescapé de la Seconde Guerre mondiale, où se trouve le misérable studio du jeune couple criminel «nihiliste-romantique». Ascenseur pour l’échafaud a pour principal mérite de restituer une vision exacte de l’année 1957 et pas d’une autre année : politiquement, socialement, architecturalement, sociologiquement comme psychologiquement. Il est à la lisière du classicisme et de la Nouvelle vague. Malle présente «deux marginaux», nous dit-il, et ce thème de la marginalité, il l’aura exploité toute sa vie jusqu’à la corde, avec parfois un mauvais goût et un désir de provocation à la limite du ridicule. La Nouvelle vague est friande de marginaux : À bout de souffle de Godard, La Drogue du vice [Le Concerto de la peur] de Benazeraf. Mais ce sont peut-être bien les marginaux malliens les plus anciens (ceux d’Ascenseur pour l'échafaud et de Le Feu follet) qui nous semblent aujourd’hui les plus sincères car ils sont bien de leurs temps : ils expriment leur temps tout en se rebellant contre lui. Le miracle, dans le cas du Feu follet, est que cette expression se soit produite à partir de l'adaptation d'un roman écrit bien avant sa transposition dans le Paris de 1963, ce qui n'était pas le cas de l'adaptation du roman de Calef par Calef lui-même, Roger Nimier et Louis Malle en 1957.
Bref, Ascenseur pour l'échafaud est bien un chef-d’œuvre du film noir français dont la période 1950-1960 apparaît toujours davantage comme étant une des plus originales et des plus riches de son histoire. Par la suite, la filmographie de Malle ne retrouva jamais cette perfection absolue atteinte ici du premier coup, par un effort et une tension tous deux remarquables, mais aussi par une inspiration donnée là, d’emblée, absolument. Bien que presque aussi abouti, le drame psychologique Le Feu follet souffre de certaines ruptures de ton bien qu’il suive admirablement la lente marche à la mort du personnage principal du roman de Drieu la Rochelle dont il était une adaptation transposée dans la France contemporaine de 1963. En somme, Ascenseur pour l'échafaud présente ce cas, finalement assez rare, dans la filmographie d’un cinéaste : débuter par un coup de maître.
28/01/2017 | Lien permanent
La Fiancée de Frankenstein de James Whale, par Francis Moury
Prologue : en 1816 Mary Shelley explique à son époux le poète Shelley et à leur ami le Docteur Polidori que l'histoire du baron Frankenstein n’est pas terminée. La créature est encore vivante et en fuite tandis que Frankenstein est gravement blessé mais soigné par son épouse. L'inquiétant docteur Prétorius lui rend visite afin de le convaincre de l’aider à créer non plus un homme mais une femme, prélude à une nouvelle race qui pourrait leur permettre de dominer le monde. Pretorius a déjà créé une race de petits homoncules qu'il présente au baron, stupéfait. Pretorius utilise la créature, tombée sous sa coupe après bien des péripéties et qui désire une compagne, pour faire pression sur Frankenstein jusqu'alors très réticent. Cette nouvelle création a donc bien lieu mais sa venue au monde, par une nuit de cauchemar, loin d'avoir les conséquences espérées, provoque une catastrophe.
Critique
Chef-d’œuvre de tout le cycle Universal consacré au baron et à sa créature, The Bride of Frankenstein [La Fiancée de Frankenstein] (États-Unis, 1935) de James Whale est aussi l’un des films fantastiques les plus importants de l’histoire du cinéma : son alliage de lyrisme, de cynisme, de folie, d’érotisme et de violence débouche sur le surréalisme absolu le plus authentique. La genèse littéraire de cette suite est expliquée par un assez curieux et assez remarquable prologue situé durant une nuit d’orage de 1816 : James Whale y tenait au point qu'il n'avait accepté de tourner cette suite de 1935 qu'à la condition que cette séquence de prologue, qui rendait un si bel hommage à l'histoire des lettres anglaises, ouvrît son film. Une allusion au mépris des conventions, partagé par Shelley, son épouse et leur voisin Lord Byron, fut retranchée du dialogue ainsi, au total, qu'une quinzaine de minutes du métrage initial, réduisant sa durée à 75 minutes environ alors que sa publicité initiale annonçait en 1933 qu'il durerait deux heures.
Le titre du film instaure une confusion entre le créateur (déjà marié) et la créature puisque ce n'est pas Frankenstein, créateur, qui recherche une fiancée mais bien sa créature qui en désire une (comme dans le roman original de Mary Shelley) : lui se contente, si on peut dire, de la créer. Cette confusion est une constante des titres de la série Universal : elle sera levée dès 1957 par les productions anglaises Hammer Films de 1957-1973 dont aucun titre ne prête à confusion. Le docteur Pretorius, campé par l'acteur Ernest Thesiger, est un personnage provenant directement de la tradition expressionniste allemande du cinéma fantastique : non seulement la séquence des êtres humains réduits mais encore la conception même du personnage dans son ensemble, évoquent une sorte de science-fiction médiévale telle qu'on la voyait déjà illustrée, par-delà les œuvres classiques muettes de Friz Lang des années 1925-1930, sans oublier le Homonculus (Allemagne, 1916) de Otto Rippert. Le prénom du personnage est Septimus, ce qui donne Septimus Pretorius, en anglais Seven Royals, claire allusion pour le public anglophone aux sept péchés capitaux. La créature féminine campée brièvement par Elsa Lanchester (qui joue aussi le rôle de Mary Shelley dans le prologue et n’est créditée que pour lui au générique de début car seul un point d'interrogation mentionne l'interprète de la créature féminine à ce même générique) est inoubliable en raison de sa puissance dramatique et baroque, de la tension qu’elle instaure vers l’absolu. Il faut savoir que deux autres actrices avaient été envisagées pour tenir ce double-rôle finalement échu à Elsa Lanchester : Brigitte Helm, la vedette du Metropolis (Allemagne, 1926) de Fritz Lang et Louise Brooks, la vedette du Loulou (Allemagne, 1928) de Georg Wilhelm Pabst. Rétrospectivement, on peut dire que jamais on ne sera rapproché autant des sources romantiques allemandes et britanniques dans le cinéma fantastique américain mais que ce romantisme fantastique est allié au dynamisme américain de telle sorte qu’il produit un objet nouveau, inédit, pleinement original.
Le scénario est très soigné et les rebondissements symboliques abondent, faisant de la créature un emblème de l’humanité souffrante, une sorte de Christ informe et maudit, mais aussi un être original prenant pleinement conscience de la malédiction qui l'accable car sachant désormais pleinement parler et penser. Alors que la nouvelle créature féminine demeure un être instinctif, la créature masculine accède au stade le plus noble de la conscience, celui du sacrifice librement consenti, après être passé par la plus grande amertume possible et la plus grande noirceur possible. Whale maintient soigneusement sa créature dans les limites d’une humanité foncière autour de laquelle se combattent le bien et le mal avant que le combat ne soit lui-même intériorisé par la créature puis sublimé par cette destruction finale mi-suicidaire et désespérée, mi-salvatrice et rédemptrice. Cette hallucinante passion est, parfois, presque gnostique dans ses attendus comme dans ses conséquences et d’un romantisme constamment dévastateur. La puissance plastique de La Fiancée de Frankenstein est encore supérieure à celle du premier film en dépit de quelques inégalités. La musique de Franz Waxman explose l’écran; la photo de John Mescall est souvent plus belle encore en 1935 que ne l'était celle de Edeson en 1931; les effets spéciaux de John P. Fulton demeurent, aujourd’hui encore, impressionnants et poétiques à la fois. La mise en scène de Whale semble en outre moins restreinte par les conventions narratives et dramaturgiques que dans le film antérieur de 1931. Un des classiques de l’âge d’or du cinéma fantastique américain de 1931-1945.
Source technique DVD + BRD : Coffret Frankenstein : the Legacy Collection (édition Universal).
03/10/2021 | Lien permanent
Le Spectre de Frankenstein d’Erle C. Kenton, par Francis Moury
Igor a survécu et les villageois décident d’en finir avec lui en attaquant à l'explosif les ruines du château. Un éboulement souterrain lui permet de découvrir la créature prisonnière du soufre séché dans lequel elle avait été noyée : elle est encore vivante mais mal en point. Ils fuient tous deux vers la région où vit Ludwig von Frankenstein (fils d’Henrich et donc frère de Wolf) qui est médecin (comme Wolf tandis que Henrich avait quitté l'université avant d'obtenir son diplôme, déçu par ses professeurs). Leur arrivée réveille de sombres souvenirs. La fille et le futur beau-fils (un procureur) du baron Ludwig ignorent l’histoire tourmentée de sa famille dont il a récupéré les archives scientifiques. Igor pourchassé par la police menace Ludwig de tout leur révéler s’il ne guérit pas la créature. Il exige bientôt que son propre cerveau, intelligent mais pervers et dominateur, soit transplanté dans le corps puissant du monstre afin de donner naissance à un surhomme. Frankenstein refuse mais l’idée intéresse son assistant, le Dr. Boehmer.
Critique
Le Spectre de Frankenstein [The Ghost of Frankenstein] (États-Unis, 1942) de Erle C. Kenton est une variation très riche dans le cadre du cycle Universal de 1931-1948.
Kenton avait déjà réalisé un classique de l’âge d’or du cinéma fantastique américain de 1931-1939, à savoir L'Île du docteur Moreau [Island of Lost Souls] (États-Unis, 1932), adapté de la nouvelle d’Herbert G. Wells. Son propos est ici, certes, moins original puisqu’il s’inscrit dans le cadre d’une série avec laquelle le spectateur est déjà familier mais il réussit pourtant à en renouveler totalement l’esprit.
La modification la plus immédiate par rapport à la trilogie karloffienne de 1931-1935-1939 est celle du rythme : il est nettement accéléré au montage. Conséquence logique du soin accordé au rebondissement d’une intrigue que chaque minute enfonce dans la folie autant que dans la terreur. Et il est bien difficile de ne pas tomber sous le charme sourd de cet alliage onirique de fantastique terrifiant et d’humour noir incisif ! Le fait que l’action soit transposée en Europe germanophone (et qu'elle ait été produite en pleine Seconde guerre mondiale de 1939-1945) permet par ailleurs certaines allusions historiques et politiques explicites : les foules sont de plus en plus ignobles et violentes, de plus en plus imprévisibles et seules quelques individualités d’élite maintiennent un monde cultivé au dehors duquel règne la terreur, le mal, la folie. Le problème est que ce mal, cette démence, cette folie n’ont qu’une idée: pénétrer chez eux ! Et ils viennent d’assez loin ! Est-ce Kenton et son producteur George Waggner ― ce dernier venait de produire et de réaliser, pour le compte d’Universal, Le Loup-garou (États-Unis, 1941) avec une équipe assez proche ― qui eurent l’idée de ces modifications novatrices ? En tout cas, c’est assurément Kenton qui matérialise tout cela et il est aidé par une belle photo signée Milton Krasner, par la musique vive, bien plus présente et agressive de Hans J. Salter dont cette époque est l’âge d’or, par une partie de l’équipe de direction artistique et le décorateur du film précédent. Le maquilleur Jack P. Pierce (auquel le générique ajoute un « p » intermédiaire parfois oublié) a malheureusement considérablement modifié le physique de sa créature : elle est nettement moins réussie que ses créatures antérieures jouées par Karloff.
Bela Lugosi reprend le rôle d’Igor : il est plus bavard, moins mystérieux, plus enfantin mais plus vif, plus mobile et tout aussi redoutable (car devenu mégalomane) que dans le film antérieur de Rowland V. Lee. L'acteur Lon Chaney Jr. (crédité Lon Chaney tout court par le générique d'ouverture pour faire croire qu’il s’agissait de son père décédé depuis longtemps, pratique mensongère mais presque constante à Hollywood durant cette période) incarne une créature moins adulte et nettement plus enfantine que celle incarnée par Boris Karloff en 1931-1939 mais elle est aussi davantage primitive : incarnation d’une pulsion vitale désordonnée, elle parle encore moins que dans le film précédent. Son aspect enfantin est mi-onirique, mi-cauchemardesque : une sorte de jouet animé mais souffrant, toujours avide d’amour humain. Colin Clive (1931 et 1935) et Basil Rathbone (1939) sont remplacés par Sir Cedric Hardwicke dans le rôle d'un Frankenstein, ici Ludwig von Frankenstein. Hardwicke s’en tire très honorablement d’autant qu’il joue le contraire d’un démiurge prométhéen et renouvelle ainsi totalement la tradition familiale. Mais il est surpassé par l’admirable création de Lionel Atwill campant un médecin rival dévoré par la jalousie et l’orgueil, désireux de tenter l’expérience suprême et dont le scénario nous apprend qu’il fut le véritable professeur du premier Frankenstein ! Atwill et Hardwicke incarnent presque d'une manière dédoublée les deux visages du personnage, leur opposition instaurant un étrange rapport dialectique et novateur à la fois.
Les dialogues sont très bien écrits, parfois poétiques. La direction d’acteurs est sobre mais elle maintient constamment une certaine fébrilité, une constante vivacité de tous les protagonistes. Evelyn Ankers apporte un certain renouveau : elle est coiffée et habillée à la mode des années 1940 et non plus des années 1930 comme les vedettes féminines précédentes. Ses robes, sa coiffure, son port et son comportement général renouvellent agréablement la donne et son jeu est moins théâtral, plus nuancé et fin que celui des épouses des films antérieurs. Les décors sont modernisés par rapport à la trilogie karloffienne initiale de 1931-1939. L’appareillage électrique relève visuellement du vingtième siècle plutôt que du dix-neuvième siècle tandis que le style visuel du laboratoire est moins gothique ou expressionniste, moins fantastique pour tout dire et ressort davantage de la science-fiction.
L’esprit de l’ensemble est inspiré par les bande-dessinées de l’époque et il inspirera à son tour de nombreuses bandes-dessinées, en raison de son style elliptique de montage, de sa manière abrupte, simple et nerveuse de raconter sobrement une intrigue pourtant totalement folle. Encore dans les années 1950,1960 et 1970, bien des cinéastes, tant européens qu’américains ou asiatiques, s’inspireront du style d’Erle C. Kenton à commencer par Jesus Franco qui m'avait confié son admiration pour Kenton. On peut certes considérer Le Spectre de Frankenstein comme étant la première étape d'une relative décadence de la Universal mais on peut non moins, pour ces raisons, le considérer comme marquant la naissance authentique d’un style nouveau. Kenton s’inscrit certes encore en 1942, dans la stricte lignée scénaristique de la trilogie originale et il n’introduit pas encore de ces démentielles rencontres entre des monstres appartenant à des cycles différents. C’est à Roy William Neill que reviendra ce privilège en 1943. Kenton augmentera, pour sa part, la variété des rencontres et accentuera encore la frénésie de son style dans ses deux grandes réalisations postérieures de 1944 et de 1945.
Source technique DVD + BRD : Coffret Frankenstein : the Legacy Collection (édition Universal, Paris, 2004) et Collection Universal Cinéma Monster Club (édition Eléphant Films, Paris 2016).
14/10/2021 | Lien permanent
Le Fils de Frankenstein de Rowland V. Lee, par Francis Moury
Le baron et médecin Wolf von Frankenstein, fils de Henrich, revient (bien des années après l’action des deux films précédents) avec sa femme et son jeune fils au château familial. Une population hostile et apeurée l’y attend ainsi qu'un inspecteur de police cérémonieux et méfiant sans oublier Igor, un criminel déterreur de cadavre autrefois condamné à la pendaison mais qui a survécu. Igor a pris soin de la créature qu’il garde au secret et qui est son amie. Elle rend visite au fils de Wolf, la nuit dans sa chambre, par un passage dérobé. Igor révèle la vérité à Wolf fasciné qui décide alors, à l’insu de son entourage, de soigner la créature tout en la tenant à l'écart de sa famille. Wolf réussit assez bien mais Igor, à son insu, ordonne à la créature d'assassiner les uns après les autres les anciens membres du jury qui l'avait condamné à mort. L’inspecteur dont le bras fut arraché par le monstre alors qu’il était enfant, est bientôt convaincu du retour de celui-ci tout comme il est persuadé que Wolf a suivi les traces maudites de son père. L'inspecteur va dorénavant s'attacher à enquêter tout en protégeant la famille Frankenstein des conséquences, qu'il sait inéluctables, de la malédiction qui pèse sur elle.
Critique
Remarquable variation, la plus longue de la trilogie classique karloffienne 1931-1935-1939 et celle qui fut aussi longtemps considérée comme étant la borne finale de l’âge d’or du cinéma fantastique américain dans son ensemble, toutes sociétés de production prises en comptes (la Universal mais aussi la Warner, la MGM, la Paramount, la RKO et les autres plus petites sociétés qui rivalisaient avec Universal dans ce genre depuis le succès du Dracula de 1931 mis en scène par Tod Browning), Le Fils de Frankenstein [Son of Frankenstein] (États-Unis, 1939) de Rowland V. Lee est d’une beauté plastique elle aussi souvent confondante et apporte d’intéressantes innovations mais aussi des régressions par rapport au film précédent.
La créature est redevenue muette alors qu’elle parlait en 1935. Karloff compose, certes, à nouveau une admirable créature mais cependant, de ce fait, plus monolithique et primitive que dans les deux films antérieurs où elle passait par une gamme d’aventures et d’émotions autrement complètes. Cette régression (peut-être rationnellement inspirée aux scénaristes par le fait que le cerveau de la créature a été inévitablement endommagé à la fin du film de 1935) est compensée par l'introduction d'un nouveau personnage haut en couleurs (il vaudrait mieux dire «haut en noir et blanc» puisque le film n'est pas en couleurs) : Igor le pendu maléfique, marginal, criminel joué par un Bela Lugosi au mieux de sa forme et dans un de ses meilleurs rôle. Basil Rathbone, pour sa part, s'avère si remarquable qu’il fait presque regretter qu’on ne lui ait pas d’emblée confié en 1931 et 1935 le rôle du père dont il joue le fils ! Il trouve l’équilibre dramaturgique idéal que Colin Clive rompait parfois : ce parfait gentleman, une fois identifié à son père, en retrouve régulièrement le lyrisme romantique, le génie démoniaque et créateur. Rathbone joue donc un jeu remarquable d’ambivalence et le joue tout du long avec la plus belle sincérité. Auprès de lui, son épouse insignifiante et son charmant bambin font assez pâle figure. En revanche, troisième grande idée de casting, Lionel Atwill est un extraordinaire inspecteur de police handicapé et inoubliable. Sa raideur autant que la qualité de son jeu dramatique évoquent celle de son contemporain Eric Von Stroheim.
La direction de la photographie, signée par George Robinson, utilise d’étonnants effets de profondeur de champs et dose ses éclairages, notamment les grands angles et les décadrages souvent influencés par le cinéma expressionniste allemand. Les décors épurés, conçus par Jack Otterson et Russel A. Gausman, sont souvent très beaux. La mise en scène de Rowland V. Lee est digne, par moments, de la poésie si authentiquement fantastique de son antérieur Zoo In Budapest [Révolte au zoo] (États-Unis, 1933) mais elle sait aussi exploiter la violence graphique dans les scènes de meurtres. La terreur et l’épouvante sont tantôt habilement préparées (le voyage en train et l’arrivée au château pendant l’orage, le récit du petit garçon à ses parents) tantôt plastiquement exprimées (la visite au laboratoire abandonné, la résurrection médicale du monstre, la fin). L'histoire compose désormais autant avec le mythe qu’avec une amorce de réflexion sur le mythe : le fils de Frankenstein fait remplacer l’inscription infamante gravée sur la tombe de son père («créateur de monstre») par une inscription nouvelle («créateur d'homme»), toute nietzschéenne autant que prométhéenne.
Parfois tenu pour inférieur au film de 1935 en raison d’un scénario plus linéaire, moins inspiré et moins grandiose, parfois tenu pour supérieur au film de 1931 du point de vue plastique, Le Fils de Frankenstein constitue, en tout état de cause, le troisième et dernier volet de la trilogie karloffienne (avec Karloff dans le rôle de la créature, s'entend) parlante de la Universal. Ce troisième volet est, assurément, équilibré : son classicisme synthétise les deux volets précédents, son intelligence annonce les passionnantes variations suivantes.
Source technique DVD + BRD : Coffret Frankenstein : the Legacy Collection (édition Universal, Paris 2004) + Collection Universal Cinéma Monster Club (édition Éléphant Films, Paris 2016).
10/10/2021 | Lien permanent
Prolégomènes à une définition esthétique du fantastique par Francis Moury
Jean Racine, Andromaque (1667), acte V, scène 5.
«Littérature de décadence ! – Paroles vides que nous entendons souvent tomber, avec la sonorité d’un bâillement emphatique, de la bouche de ces sphinx sans énigme qui veillent devant les portes saintes de l’Esthétique classique […].»
Charles Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe (1857).
«Tel qu'en Lui-même enfin l'éternité le change
Le Poëte suscite avec un glaive nu
Son siècle épouvanté de n'avoir pas connu
Que la Mort triomphait dans cette voix étrange [...]»
Stéphane Mallarmé, Le Tombeau d'Edgar Poe (Baltimore, 1877, puis Bruxelles, 1888).
La question de savoir ce qui distingue esthétiquement le fantastique comme genre à part entière se pose dans l'histoire des lettres au moment où la conscience littéraire distingue l'art pur de l'art d'assouvissement, tout en reconnaissant leur relation, à savoir qu'ils sont également issus du monde des formes, qu'ils relèvent bien tous deux de l'art en général avant de savoir de quel art en particulier. Reconnaissance exprimée dès 1933, dans le cas de la critique française mais concernant le roman policier, par la célèbre formule de Malraux : «Sanctuaire [de William Faulkner], c'est l'intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier». Envisageant le fantastique, certains grands écrivains du genre avaient eu assez nettement conscience de cette relation dès le milieu du XIXe siècle : créer du fantastique, c'est déjà le penser en toute conscience esthétique. Il faut donc se tourner d’abord vers eux pour avoir une certaine idée de la question : ils étaient assez bien placés pour, au moins, tenter d'y répondre.
De fait, Edgar Poe (1809-1849), son premier grand théoricien esthétique, affirme dans sa Genèse d’un poème (Le Corbeau) : «Pour moi, la première des considérations, c’est celle d’un effet à produire». Logiquement, si l’horreur a été sélectionnée par l’auteur pour être le sujet d’un conte, il faudra rassembler deux éléments pour le réussir : son sujet qui doit être original et la manière de le traiter qui doit faire surgir du sujet son effet le plus intense. Cette alliance de l’irrationnel (le sujet est fourni par l’inspiration) et du rationnel (le style est une activité intellectuelle concertée et volontaire) est, selon Poe, la clé de voûte de l’activité poétique comme de l’activité du prosateur. Il excelle dans les deux genres. L'esthétique de Poe, on le voit, annonce autant celle de Mallarmé (qui lui rend poétiquement hommage dans Le Tombeau d'Edgar Poe) que celle de Paul Valéry. Àrebours, on pourrait dire aussi que Poe avait bien lu Eschyle, surtout si on se réfère à l'étude grecque classique de Jacqueline de Romilly, La Crainte et l'angoisse dans le théâtre d'Eschyle (éditions Les Belles lettres, 1958).
Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) dont Poe fut le modèle et qui a si bien étudié le genre fantastique avant d’y contribuer d’une manière si originale, écrit dans sa propre étude intitulée Épouvante et surnaturel en littérature [Supernatural Horror in Litterature] parue aux États-Unis en 1945 (traduite en français par Bernard Da Costa en 1969, éd. U.G.E. – Christian Bourgois & Dominique de Roux, collection 10/18) : «La plus vieille, la plus forte émotion ressentie par l’être humain, c’est la peur. Et la forme la plus puissante découlant de cette peur, c’est la peur de l’Inconnu. Peu de psychologues contestent cette vérité, justifiant ainsi l’existence du récit d’horreur et plaçant ce mode d’expression parmi tous les autres genres littéraires et sur le même rang».
Roger Caillois, dans la présentation de la première édition de son Anthologie du fantastique - Soixante récits de terreur (édition Club français du Livre, 1958 puis réédition remaniée Gallimard, N.R.F., tome 1 et 2, 1965) confirme la thèse de Lovecraft et de Poe : «Ce recueil réunit et confronte pour la première fois les récits fantastiques issus des différents pays du monde. Il présente une anthologie de la peur imaginaire, un catalogue des motifs d’épouvante, non point réels, mais inventés par l’homme, de toutes pièces, sans obligation, par plaisir. Pour admettre un récit dans le florilège maudit, j’ai exigé qu’il remplît une condition nécessaire et suffisante. Je ne juge pas inutile de la formuler ici, non sans pléonasme, sous ses deux aspects complémentaires : la terreur doit être engendrée seulement par une intervention surnaturelle; l’intervention du surnaturel doit obligatoirement aboutir à un effet de terreur».
Et Caillois de préciser qu’il a systématiquement écarté les récits où n’entre aucun élément fantastique tels que les récits symboliques ou fantaisistes qui charment sans effrayer, ou bien encore telles que les légendes issues du folklore, les allégories symboliques de la mystique ou de l’occultisme. Il propose ensuite de distinguer soigneusement des notions proches trop souvent confondues : le féerique qui oppose au monde réel un monde hétérogène qui n’en menace pas la cohérence, mais conserve une densité simplement parallèle à la sienne. Les licornes, les fées, les dragons, les talismans, les génies des contes antiques et médiévaux de l’Occident et de l’Orient n’ont donc rien à voir avec les fantômes et les vampires qui, eux, n’existent pas dans un univers merveilleux mais dans le nôtre, où ils introduisent horreur et épouvante. Le temps de la féerie est celui du «in illo tempore» alors que le temps du fantastique est celui du «hic et nunc». Pour la même raison, Caillois refuse le «surnaturel expliqué» à l’œuvre dans Le Château des Carpathes de Jules Vernes et il refuse aussi les contes à la fin desquels on découvre qu’on rêvait ou qu’on était victime d’une hallucination. Il repousse également ce qu’il nomme le «pseudo-fantastique» : par exemple un élément naturel (animal ou végétal) transformé en monstre par la science humaine ou un caprice soudain de la nature. Il ne considère donc pas comme étant strictement fantastique L’Étrange cas du Docteur Jekyll et de Mister Hyde de Robert Louis Stevenson.
Caillois écarte a priori la science-fiction (voyage dans le temps, dans l’espace, basculement dans une autre dimension) car elle repose sur des extrapolations scientifiques qui n’ont rien à voir avec l’horreur de l’absolument autre, notamment de l’Autre absolu, à savoir la différence ontologique séparant les morts des vivants, ce gouffre angoissant qu’aucune hypothèse de science-fiction ni aucun voyage interstellaire ne peut combler ni prétendre traverser. A posteriori, il me semble que l'histoire de la littérature de science-fiction lui donne tort : Je suis une légende de Richard Matheson est une histoire de science-fiction qui repose précisément sur cette différence. La remarquable anthologie Les Mondes macabres de Richard Matheson, éditée et traduite en 1974 par Alain Dorémieux, augmente encore la charge de la preuve, s'il en était besoin. Enfin Caillois écarte méthodiquement les récits de spiritisme et de parapsychologie, rédigés par des écrivains croyant au spiritisme et à la vérité des phénomènes psychiques en question (avec regret, prend-t-il soin de préciser, dans le cas de ceux de Sir Arthur Conan Doyle) car ils n’ont pas été composés «dans l’intention délibérée d’effrayer». Il énonce alors ce qu’on pourrait nommer son paradoxe sur l’écrivain fantastique, proche du Paradoxe sur le comédien tel que Diderot l’avait exposé dans ses œuvres esthétiques : la littérature fantastique n’a nullement pour objet d’accréditer la réalité des spectres ou des vampires. Elle est et doit demeurer un pur jeu intellectuel avec la peur : il vaut sans doute mieux que l’écrivain qui sert ce genre soit le dernier à y croire, s’il veut le servir le plus efficacement possible.
Cette circonscription esthétique du fantastique par Caillois s’accompagne d’une circonscription sociologique et historique : les récits sélectionnés proviennent principalement de la civilisation occidentale et asiatique. Concernant l’Occident, les plus anciens proviennent du Romantisme, donc à partir de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle (1). Et cela pour deux raisons qui se renforcent l’une l’autre : il fallait que le fantastique naquît dans une société ayant forgé une conception stricte, constante et organisée de l’ordre naturel, celle, par conséquent, d’un strict ordo rerum ; il fallait en outre que sa rupture advienne à un moment où cette conception initiale soit devenue suffisamment puissante pour supporter une telle agression purement esthétique, qu'on puisse donc en jouir tout en en frissonnant. Caillois, en fait, extrapole au maximum de possibilité logique et esthétique le célèbre mot de Madame du Deffand : «Je ne crois pas aux fantômes : j’en ai peur».
Pourtant, cette armature intellectuelle si rigoureuse en apparence n’est pas parfaite : elle provoque l’exclusion de deux auteurs importants et reconnus par bien d’autres critiques du genre : Charles Nodier et H.P. Lovecraft, ce dernier pourtant proche de Caillois du point de vue théorique. Et on n’y trouve pas non plus un extrait de l’Aurélia de Gérard de Nerval puisque, ainsi que le note finement Pierre-Georges Castex dans la préface à sa propre Anthologie du conte fantastique français (éd. Librairie José Corti, 1963-1972) où il écrit : «l’émotion née du fantastique a été directement et pleinement vécue par Nerval lui-même avant d’être transcrite», ce qui en fait un cas limite selon la théorie de Caillois. Pire encore, Caillois se parjurera dans la seconde édition de 1965, intégrant dans son tome 1 au moins un conte, d’ailleurs tout à fait admirable (Escamotage de Richard Matheson) qui aurait dû en être écarté s'il avait respecté ses propres critères établis en 1958 ! Ce texte de Matheson relève, en effet, autant d’une littérature de science-fiction que d’une littérature fantastique.
Sous réserve de ces contradictions et de leurs ponctuelles conséquences néfastes ou incohérentes, il faut cependant convenir que la thèse de Caillois demeure globalement la plus rationnelle et la plus instruite, dans la mesure où elle repose autant sur une connaissance extensive du genre que sur un apriorisme ratiocinant. Son catalogue des situations possibles de la littérature fantastique est d’ailleurs dès 1958 très proche de celui que fournira Louis Vax dans sa petite étude sur L’Art et la littérature fantastique (troisième P.U.F. mise à jour, coll. Que sais-je ? n°907, 1970) qui actualise en la résumant sa grande thèse sur La Séduction de l’étrange, études sur la littérature fantastique (éd. P.U.F., 1965). Les raisons des choix anthologiques de Caillois sont globalement partagées par un Pierre-Georges Castex qui fait lui aussi débuter, pour l’essentiel, le fantastique français à la fin du XVIIIe siècle et au début du Romantisme, et pour les mêmes raisons philosophiques et historiques.
Reste que sa cohérence interne laisse échapper («inévitablement» diraient sans doute les pragmatiques anglo-saxons) une partie contingente mais bien réelle de l’histoire littéraire du genre, qu’il s’agisse de textes antérieurs ou postérieurs à sa rédaction.
Caillois refusa probablement d'intégrer dans son anthologie une histoire d'H.P. Lovecraft parce que ce dernier structurait son univers fantastique au moyen de la création d’une mythologie qui le faisait assez nettement verser du côté des Gnostiques, qu’il s’agisse des théologiens antiques ou des artistes et écrivains étudiés sous cet angle précis par Henri-Charles Puech et Serge Hutin. Et ce qui pouvait séduire un Jacques Bergier (voir l’introduction de Bergier aux Chefs-d’œuvre de l’épouvante (éd. Anthologie Planète, 1965) inquiétait certainement un Roger Caillois. Maurice Lévy montre, dans sa belle étude sur Lovecraft ou du fantastique (éd. U.G.E., coll. 10/18, 1972), comment le recours au mythe est peut-être le moteur premier de la création littéraire fantastique, équilibrant en somme les deux thèses opposées. Sans doute faut-il aussi, à l’inverse, convenir que Démons et merveilles est assurément une œuvre de Lovecraft nettement moins fantastique, au sens rigoureux que donne Caillois à ce terme, que ne le sont ses contes d’horreur et d’épouvante tels que La Couleur tombée du ciel, L’Abomination de Dunwich, L’Affaire Charles Dexter Ward. Sans doute faut-il, enfin, considérer qu’il existe des recoupements admirables entre des genres a priori hétérogènes mais que la magie de l’inspiration littéraire peut réconcilier : Malpertuis de Jean Ray, Je suis une légende de Richard Matheson, Demain les chiens de Clifford D. Simak appartiennent ainsi, assurément, à plusieurs genres à la fois : fantastique, science-fiction, fable philosophique, poésie pure. La littérature fantastique déborde donc régulièrement ses propres frontières, si soigneusement établies soient-elles.
Hors de l’enceinte stricte de la théorie esthétique littéraire, signalons au moins deux théories nées au XXe siècle, et qui se sont, toutes deux, intéressées au problème esthétique de la délimitation du fantastique : la psychanalyse freudienne et le structuralisme linguistique. Sans pouvoir ici, dans les limites imparties à ce texte, donner les raisons justifiant notre jugement, nous pensons pouvoir affirmer que la première s’est sans doute bien davantage approchée (sans jamais vouloir la réduire) de la vérité esthétique du fantastique que la seconde (qui prétendait, pour sa part, la réduire, comme le restant du réel, à une sorte de mécanisme fonctionnel). On trouvera les éléments à charge et à décharge de ces deux théories dans deux études synthétiques : Anne Clancier, Psychanalyse et critique littéraire (préface d’Yvon Belaval, éd. Édouard Privat, coll. Nouvelles recherches, 1973) d’une part, Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique (éd. du Seuil, coll. Points-Littérature, 1970) d’autre part. Sans oublier, concernant la conception psychanalytique, de se référer à l’article fondamental des Essais de psychanalyse appliquée de Freud sur L’Inquiétante étrangeté, ni de se référer à la monumentale étude psychanalytique (éditions définitive P.U.F. en trois volumes, 1958) de la princesse Marie Bonaparte sur Edgar Poe.
Le terme «thriller» (littéralement : qui fait frissonner tout le corps, qui provoque un choc émotionnel, puis, par extension, un roman «thriller» ou un film «thriller») est de la même nationalité que celle de Poe : américain. Et son premier emploi là-bas y daterait, selon notre Webster’s Ninth New Collegiate Dictionary, de l’année 1889. Ce terme a mis plus de cinquante ans à se populariser outre-atlantique : l'édition anglaise du Chamber’s Twentieth Century Dictionary de 1947 ne le répertoriait même pas. À tout seigneur, tout honneur : il n’est pas absurde de considérer que les premiers thrillers furent américains et que, en bonne logique, les premiers «thrillers» fantastiques le furent aussi. Et la réalité confirme la logique car l’histoire extraordinaire d’Edgar Poe, The Murders in the Rue Morgue, publiée pour la première fois en 1841 aux États-Unis (traduite en français en 1847 par Isabelle Meunier sous le premier titre Les Crimes de la Rue Morgue, puis en 1855 par Charles Baudelaire sous le titre aujourd’hui plus connu de Double assassinat dans la Rue Morgue) possède les caractéristiques d’un thriller fantastique authentique, même s’il ne s’agit que d’une nouvelle appartenant au genre «detective story» rationaliste et discursif, d’un conte et pas encore d’un roman. Signe qui ne trompe d’ailleurs pas : les trois adaptations cinématographiques de cette histoire de Poe par les cinéastes Robert Florey (USA, 1931), Roy Del Ruth (USA, 1954), et Gordon Hessler (G.-B., 1971) sont systématiquement classées dans les programmes hebdomadaires et les dictionnaires du cinéma comme «films d’horreur et d’épouvante» ou «films fantastiques» plutôt que comme «films policiers».
Il en sera de même, en Angleterre, pour The Hound of the Baskervilles [Le Chien des Baskerville] publié par Sir Arthur Conan Doyle en 1902 : la terreur provoquée par le chien monstrueux qui hante Sir Hugo Baskerville relève du fantastique bien que l’enquête du détective Sherlock Holmes autour de ce monstre relève de la stricte littérature policière, de même que la terreur provoquée par le singe monstrueux maniant le rasoir chez Poe relevait du fantastique bien que l’enquête de Dupin relevât de la littérature policière. Historiquement, une boucle s’est d’ailleurs bouclée en 1994, avec la parution américaine du savoureux Nevermore de William Hjortsberg, traduit en français par Philippe Rouard en 1997 pour la Série Noire-N.R.F. (volume N°2446) des éditions Gallimard. Dans le New York de 1920, un double meurtre particulièrement macabre met la police sur la piste d’un criminel psychopathe imitant les crimes décrits par Edgar Poe dans ses livres. La police locale s’y faisait aider par Sir Arthur Conan Doyle et même du magicien Houdini pour venir à bout du meurtrier. L’idée n’est d’ailleurs pas neuve : le film Theater of Blood [Théâtre de sang, G.-B., 1973) de Douglas Hickox mettait déjà en scène un comédien fou (joué par Vincent Price) assassinant ses critiques en s’inspirant des meurtres les plus sanglants décrits dans les tragédies de William Shakespeare.
Concernant le XXe siècle, il faut au moins citer trois écrivains ayant allié à la perfection le fantastique et le roman policier : le Belge Jean Ray (1887-1964), l’Allemand Curt Siodmak (1902-2000) et l’Américain Robert Bloch (1917-1994). Jean Ray pour son hallucinante série policière d’horreur et d’épouvante (occasionnellement saupoudrée de science-fiction) constituée par les 16 volumes d’Harry Dickson réédités dans la si belle Bibliothèque Marabout, série fantastique, de l’éditeur Gérard & Cie (Verviers, 1966-1974) où les explications du détective sont encore plus folles que les faits démentiels et atroces qu’il doit élucider. Le romancier et cinéaste Curt Siodmak (le frère du cinéaste Robert Siodmak) pour l’alliage étonnant de science-fiction, de fantastique
01/09/2017 | Lien permanent