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18/05/2017
Dr Jekyll et Mr Hyde de Robert Louis Stevenson et Nous sommes tous morts de Salomon de Izarra
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Robert Louis Stevenson dans la Zone.
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Superbement traduit par Armel Guerne, l'un des textes les plus connus du grand Robert Louis Stevenson, Dr Jekyll et Mr Hyde publié en 1885, frappe par le méthodique et progressif procédé de dévoilement de l'horreur qui fait écrire à son traducteur et préfacier qu'il «faut admettre que l'imagination étend sa royauté bien au-delà du règne des images inconsistantes et que, donnée à l'homme pour le renseigner sur les pauvretés de son intelligence, elle est faite mystérieusement comme un miroir feuilleté, comme une nasse d'un cristal subtil où se prennent parfois, et restent prisonnières, le temps d'un rêve, les proies vivantes de l'inconnaissable» (1).
Il ne s'agit pas seulement d'un dévoilement, une technique que Stevenson, bien avant Arthur Machen qui saura si bien s'en inspirer, maîtrisera de plus en plus visiblement, comme le montre l'exemple du magistral Maître de Ballantrae que nous pourrions rapprocher, en effet, d'un «miroir feuilleté» à la profondeur ténébreuse, mais du fait de dénouer, d'ouvrir les nœuds que Dieu a voulu garder fermement noués et serrés, comme nous l'enseigne l'épigraphe et que Stevenson, comme plus tard Melville, eux, souhaitent à tout prix dénouer. Se contenter d'affirmer que ce texte ne serait que l'illustration de la thématique du double est donc une bêtise universitaire, et Armel Guerne, qui toujours se tint éloigné des mandarins de toutes espèces, a eu raison de prétendre que la dimension véritable du court roman de Stevenson ne pouvait qu'excéder assez violemment l'empan placide d'une histoire de gémellité, fût-elle maléfique. Peu nous importe en fin de compte de savoir que Mr Hyde est «quelqu'un qui a un air extraordinairement bizarre sans qu'on puisse citer chez lui, pourtant, un seul trait, un détail quelconque qui le distinguerait» (p. 40). Du reste, cette sensation de flottement, face à Mr Hyde donnant «l'impression de quelqu'un de difforme, mais sans qu'on pût déterminer où était la malformation» (p. 52), nous montre suffisamment que le secret du Dr Jekyll ne tient pas seulement à sa «jeunesse impétueuse», ni même au fait que, «pour la loi divine, il n'existe pas de prescription» (p. 55), mais à l'évidence que le texte de Stevenson nous donne à voir une décréation en acte, une descente dans le cloaque de la non-forme, de la non-création.
Le grand romancier a beau affirmer que Hyde se caractérise par cela, justement, qui ne peut être caractérisé, «le sentiment obsédant d'une difformité indénonçable» (p. 68), ce qui signifie d'abord, prosaïquement, que notre écrivain sait tenir en suspens son lecteur sans jamais trop en dévoiler, leçon qui sera retenue, je l'ai dit, par Machen mais aussi Conrad, et encore par Lovecraft, mais, surtout, qu'il a conscience de n'être peut-être point suffisamment armé (techniquement, je veux dire du point de vue de la technique de l'écrivain, moralement et, qui sait, spirituellement) pour affronter, directement, via la métamorphose de Jekyll en Hyde, le secret que lui révélera «une nouvelle province du savoir», mais aussi «des avenues nouvelles vers la puissance et la gloire» (p. 118).
Quelles sont ces nouvelles avenues dans lesquelles Machen ne tardera pas, lui aussi, à faire s'aventurer ses savants en quête de la connaissance suprême, qui révélera son véritable visage à celui-là seul qui osera abolir son humanité (ou celle de son cobaye) et la tranquillité et l'assurance de son intelligence ?
Je le répète : il est trop facile de n'évoquer que le thème du double, y compris même en faisant remarquer que le Mal, comme Jekyll ne va pas tarder à le découvrir, aura vite fait de prendre le dessus sur le Bien (cf. p. 129 : «Tout le bénéfice de l'opération était donc pour le mal»), y compris en faisant finement remarquer que le Docteur Jekyll n'est point complètement préservé de l'ordure, puisqu'il se déclare dans sa confession «depuis longtemps engagé dans une vie de profonde duplicité» (p. 121). Il est tout aussi facile de supposer que Stevenson s'est révélé comme l'un des pères de la théorie des personnalités multiples (cf. p. 123 : «je me risque à prédire qu'on finira par découvrir que l'homme n'est en définitive qu'une sorte de régime politique administrant tout un peuple de citoyens divers, indépendants et incongrus»).
Nous approchons toutefois de la vérité en affirmant que Stevenson est allé aussi loin qu'il l'a pu en ne cédant pas au vertige des affres et des tortures «de la dissolution» (p. 128), et nous comprenons finalement qu'il n'a pu que s'arrêter devant le spectacle inouï de Hyde prenant le pas et le contrôle sur Jekyll, puisque «l'obstacle grandissait du côté de la transformation du retour» (p. 135), non pas le mal triomphant de son contraire, non pas le spectacle d'une créature, Edward Hyde qui, «d'un bout à l'autre de l'échelle humaine, était purement le mal» (p. 128), mais la surrection, au sein de notre banale réalité quotidienne, de cela qui est sans forme, et qu'il est absolument prodigieux de pouvoir contempler : «C'était cela, la chose scandaleuse, que la fange de l'abîme parût douée de la parole et fût capable de pousser des cris; que la poussière amorphe gesticulât et commît des crimes; que ce qui était mort, inerte et informe, usurpât les fonctions et les offices de la vie» (p. 147).
Voici bel et bien la découverte qui a dû faire se reculer d'épouvante Jekyll bien sûr, mais plus encore son créateur, Stevenson lui-même, qui finalement rattrapa in extremis sa créature infernale, Mr Hyde, en l'acculant au suicide, alors que Jekyll lui-même n'a point eu ce courage, le courage élémentaire, face à l'intolérable atrocité, de se tuer : curieuse façon d'affirmer que le hideux et féroce double n'était point si mauvais que cela et que, même dans le mal absolu, se niche un atome de grâce qui vaut mieux, à tout le moins, que le vide intégral de ce qui n'est pas.
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Nous sommes tous morts, le premier texte publié de Salomon de Izarra, présente bien des affinités, du moins superficielles et faisant donc l'objet, comme il se doit, de quelques lignes banales en quatrième de couverture, avec les textes de Melville, London, Maupassant (nul n'est parfait), Stevenson et Lovecraft mais aussi, et à l'évidence, avec La Montagne morte de la vie de Michel Bernanos que cette quatrième de couverture, et quelque critique ou passant pour tel qu'il s'agisse, oublie justement de citer. (2) Nous pourrions dire de ce récit habilement conduit par l'auteur, même s'il me semble un peu s'égarer en mentionnant l'existence d'un avatar, qu'il est un dévoilement de l'horreur qui se tapit au tréfonds des hommes et qui ne demande qu'une circonstance particulière pour éclore, comme une fleur monstrueuse, ici de glace, au grand jour. Peu importe de connaître quelle fut la nature exacte du «premier renoncement», autant dire le premier péché, comme dans la ballade de Samuel Taylor Coleridge, à partir duquel «se manifesta la présence du mal» (3) puisque, de toute façon, la survie des membres de l'équipage du bateau encalminé dans les glaces maléfiques ne peut avoir pour prix que l'horreur (cf. p. 70).
Une fois le mécanisme inexorable enclenché, procédé commun à tout scénario décrivant une descente aux Enfers, comme le montre le glacial et halluciné The Divide de Xavier Gens, il est frappant de voir que le «mal s'insinue délicatement et on réalise qu'on est irrémédiablement perdu, un matin noir, en se réveillant» (p. 105), à tel point, même, que celui qui se croyait vivant et luttant de toutes ses forces contre l'avancée rampante de l'immobilité glacée (souvenir, peut-être, de La Ballade du Vieux Marin de Coleridge je l'ai dit, voire du Poe des Aventures d'Arthur Gordon Pym), comprend en fait qu'il est mort, depuis des jours ou des semaines, et que c'est sa seule présence qui a peut-être contaminé le bateau tout entier, et porté la guigne à ses infortunés compagnons de voyage.
Bien sûr, et ce léger détail n'a comme il se doit pas été vu ni même simplement aperçu par la critique journalistique sous prétexte, comme tel binoclard l'affirme sur La Cause littéraire, de ne pas «en dire plus» sur le récit, alors qu'il n'en dit strictement rien, le narrateur de Salomon de Izarra écrit depuis le lieu même où il est impossible d'écrire, depuis l'univers, terrifiant à imaginer et pourtant directement vécu dans l'horreur de son évidence par l'équipage du vaisseau fantôme, de ce qui n'est pas : les limbes plusieurs fois mentionnées dans le texte, tout comme Valdemar écrit depuis le royaume des morts, depuis un lieu sans Dieu ni Providence, où seule l'écriture, apparemment, ose encore défier la destruction, mais pour la dire et, en la disant, l'instiller dans notre propre monde, dont elle sape les si fragiles fondations.
Vite, refermons ces deux trouées sur l'innommable que sont les textes de Robert Louis Stevenson et de Salomon de Izarra, de peur qu'elles ne dégorgent de nouvelles insidieuses et ignobles créatures.
Notes
(1) Dr Jekyll et Mr Hyde (présentation et traduction d'Armel Guerne, Libretto, 2010), p. 23. Sans autre indication, les pages citées entre parenthèses renvoient à notre édition.
(2) Comme dans le magnifique texte de Michel Bernanos, Salomon de Izarra fait dire à l'un des ses personnages que l'univers dans lequel ils se retrouvent prisonniers est différent du nôtre (cf. p. 72, ou encore p. 99 : «Ce monde n'était pas le mien. Ce monde n'était pas humain et pourtant nous y étions, nous l'habitions comme des parasites»). Signalons encore la thématique commune de la pétrification ou même celle de la dévoration, de ce qui vit par les plantes chez Bernanos, des hommes par les hommes chez Salomon de Izarra.
(3) Salomon de Izarra, Nous sommes tous morts (Payot & Rivages, 2014), p. 42. Le texte a été assez mal relu : signalons ainsi un «à» fautif dans une phrase («car Sogarvans n'en manquait pas après à ses multiples succès») de la page 14 ou encore un «ayant» manquant («Je craignais que certains ayant les nerfs à vif ne causent des accidents», p. 62).