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11/04/2004

Our dried voices, when we whisper together...

Crédits photographiques : Scott Olson (Getty Images).

Mes toutes dernières lectures m’ont laissé un goût de cendres mélangé au miel poisseux d’amabilités du dossier consacré par le ridicule Magazine Littéraire à celui qui, probablement, n’est qu’un singe plus évolué que la moyenne, c’est-à-dire doué d’une parole qu’il déconstruit, comme justement un chimpanzé déconstruit sans le comprendre le puzzle compliqué que les zoologues ont soumis à sa sagacité. Ainsi des Temps hypermodernes de Gilles Lipovetsky (Grasset), lus à Rouen, en même temps que l’Extension du domaine de la lutte de Houellebecq qui, il n’y a pas de hasard, décrit l’un des déplacements de son anti-héros dans cette ville, petite bourgade provinciale grisonnante et crevant d’ennui. Lipovetsky, avec moins de panache qu’un Peter Sloterdijk, nous sert la marmelade du «tout va mal mais, rassurez-vous, tout ira mieux demain sans doute car, si vous croyez que tout va mal aujourd’hui (ce qui est évidemment le cas, n’est-ce pas monsieur Dantec ?), c’est tout simplement parce que vous ne vous êtes pas suffisamment éloignés du tableau, que vous n’avez pas pris assez de recul pour contempler la formidable modernité qui émerge sous vos propres yeux, andouilles qui ne savez décidément rien voir…». L’optimisme, y compris teinté d’une inquiétude d’opérette, a toujours eu le don de m’exaspérer, je le confesse mais l’optimisme qui, sur le Mal, étale ce type de badigeon : «L’âge présentiste est tout sauf clos, enfermé sur lui-même, voué à un nihilisme exponentiel» (147) me paraît le plus onaniste exercice d’un de ces experts universitaires réfugiés dans leur chaire de prudence et de non-dénigrement. Tout au plus se livrent-ils, de temps en temps, à une salutaire éjaculation qui, au passage, sera pieusement recueillie par un parterre de fausses intellectuelles mais vraies bourgeoises de la Rive gauche venues écouter le maître pour tromper une fin d’après-midi décidément trop fade. On m’objectera que le diagnostic du professeur est tout sauf faux, qu’il est même largement en dessous (n’est-ce pas cher monsieur Dantec ?) de l’objective déchéance qui ronge notre admirable société européenne qui n’a rien à opposer au nihilisme islamiste si ce n’est, après le journal de 20 heures, quelques plateaux consensuels de palourdes télévisuelles. Sans doute mais je préfère, à ce genre de petit opuscule ayant digéré la pensée du maître en quelque fastidieux exposé dialectique (ce dont s’acquitte assez gentiment Sébastien Charles en première partie de notre ouvrage), l’écharde dans la chair d’un bon roman qui, toujours, jettera sa sonde infiniment plus profond que ces pêches au lamparo qui n’attirent, au mieux, que quelques crevettes de Sorbonne, vite éblouies, laissant les monstres des profondeurs sommeiller dans leurs abîmes. En fait, je reproche à ces travaux, sans doute utiles lorsqu’il s’agit de réviser ses fiches pour réussir une colle, de ne pas avoir le sens du mystère, mieux : de l’ignorer, voire de le mépriser. A tout prendre, et puisque décidément je suis assez imbécile pour ne pouvoir faire autre chose (un tel jour, tout de même !) que de tromper mon ennui devant un écran d’ordinateur, mieux valent les phrases d’un adolescent constipé, vaguement maurrassien et amateur de peintures rupestres (nous sommes au moins frères dans cette commune admiration) qui signe, sur le forum iconoclaste de Subversiv.com, Pierre Damiens et dont je livre le cri de guerre final qui ressemble au hallali d’un naïf Jünger qui aurait oublié de lacer ses godillots en sautant dans le bac à sable : «Parce que les années de feu forgent une jeunesse d’acier, nous vaincrons».
Jean-René Huguenin, l’extraordinaire Huguenin bien oublié par le cochon Sollers, eût pu écrire dans son Journal ce type de sentence bravache et sentant bon le scoutisme le plus réactionnaire, mais il l’eût écrite alors qu’il avait quinze ans et, surtout, ne se serait jamais pardonné, devenu adulte, de ne pas illustrer par des actes d’une réelle portée une poésie de matamore (l’étymologie du terme, matamoros, est de circonstance) eunuque, à moins qu’il ne s’agisse de celle d’un grouillot de caserne désertée.
Allez, je passe du coq à l’âne comme on dit avec deux petits textes de critique concernant des ouvrages sur Pierre Boutang et George Steiner, le premier signé par l’étrange Antoine-Joseph Assaf, drôle de Libanais comiquement prolixe (comme l’est, je le crains, mon propre papier emphatique…) tout droit sorti d’un film d’espionnage de huitième zone, le deuxième d’Antoine Spire, inutile journaliste auteur d’une inutile bluette consacrée à une œuvre dont il n’a, au mieux, lu que les quatrièmes de couverture.

À propos de Antoine-Joseph Assaf, Hommage à Pierre Boutang Métaphysicien du secret et poète du désir (François-Xavier de Guibert, 1999) et George Steiner-Antoine Spire, Ce qui me hante (Le bord de l'eau éd., coll. Conversations, 1999).

Affirmons-le d'emblée : l'hommage que rend Antoine-Joseph Assaf à l’œuvre de Pierre Boutang est généreux, même si cette générosité, qui sans doute ne constitue qu'un prélude, cette année, à d'autres célébrations plus conséquentes, d'autres études plus fouillées (un livre notamment, de plusieurs centaines de pages, de l'auteur sur l’œuvre de Boutang, ainsi qu'une nouvelle édition illustrée de ce petit livre), ne se compte pas – mais depuis quand la générosité se compte-t-elle ? – au tout petit nombre de pages de ce livre. Il n'empêche, l'Hommage <>à Pierre Boutang est bâti comme une partition à quatre temps, ou quatre stations, où faire halte, où se rafraîchir, un quatuor où écouter et boire à la source perdue que l'Ontologie du secret, l’œuvre maîtresse hissée par Steiner à la proue de la pensée contemporaine, tente d'approcher, en toute humilité, en toute difficulté : intelligence, désir, action, colère et amour, ce sont des mots d'homme qui sont employés, non des intertitres de thèse, ceux qui guident l’œuvre de Pierre Boutang, ou plutôt ceux par lesquels Antoine-Joseph Assaf nous donne la mesure de cet homme qui jamais ne devint un de ces mandarins, autrefois haïs par Pierre Boudot, un de ces petits potentats d'arrière-bureau, avares quarterons sorbonnicoles dont le magistère résonne d'une autorité creuse et qui, venant à une conférence au Collège de France, trouvent bon d'honorer la pensée et le courage d'un homme en refusant de lui serrer la main, comme George Steiner, indigné, le raconte dans ses Dialogues. L'hommage ici rendu va d'abord, avant de toucher le penseur immense, à un homme, car seul un homme, et un homme libre, l'hommage n'étant pas le vasselage, peut rendre hommage à un autre homme, c'est-à-dire rendre homme un autre homme, le rendre libre donc, le libérer des atténuations, des erreurs de lecture et d'interprétation – bien que Boutang se souciât fort peu, d’après l’auteur, de ce qu'on écrivait sur lui –, le libérer de la mort aussi, affrontée avec un sourire d'enfant, dont l'auteur a été un des témoins directs. Non, j'écris une bêtise. De la mort, jamais Boutang n'a eu à s'affranchir, car, avec Georges Bernanos dont il admirait la langue prodigieuse, Pierre Boutang a été honoré par la grâce d'accueillir la mort avec le sourire de l'innocence confiante, cette terrifiante camarde devant laquelle, nous raconte Bloy aux anges, Zola, pourtant père du naturalisme affranchi de toute superstition, répandait ses intestins liquéfiés par la peur : les phrases terribles dont Bossuet honorait la poussière des hommes retournant à la poussière de la mort – «Si je jette la vue devant moi, quel espace infini où je ne suis pas ! Si je la retourne, quelle suite effroyable où je ne suis plus, et que j'occupe peu de place dans cet abîme immense du temps !» –, ces phrases, ici, n'ont point prévalu.
Hommage au maître ensuite, c'est-à-dire à l’homme qui a la maîtrise, mot dont le sens ancien désignait celui qui avait la capacité, tant physique qu'intellectuelle, de gouverner un navire, la barque de l'Être à flot sur les routes liquides et secrètes de ses métaphores splendides et occultes, offertes à qui sait explorer les voies métaphysiques et poétiques, politiques et prophétiques. Une odyssée donc, un voyage, l'appel du grand large entendu par chacun des personnages de roman inventés par Boutang – puisqu'il faut le suivre, écrit Assaf, «comme on suit un voyageur avec ses ombres et ses lumières», puisque, écrit Boutang dans Le secret de René Dorlinde, «s'il y a une chose qui demeure dans l'ivresse, la fumée du tabac et l'exercice de quelques vices chez les hommes de chez nous, c'est l'idée qu'il faudrait qu'il y eût un voyage; le seul homme qu'ils écouteraient en silence et avec respect serait quelqu'un qui déjà aurait pris la route» – et une quête qui nous embarque sur le navire mystérieux dont l'aiguille du cadran indique toujours la même direction, dont la proue pointe l'espace libre de l'immense carrière où jamais le vaisseau ne s'égarera comme la barque imaginée par Sébastien Brant, tournant à vide dans la caboche des fous, s'encalminant dans le carrefour des vices, comme Jérôme Bosch le peint. Le vaisseau file droit, le vent souffle fort et, les jours de calme, il reste encore à entrelacer, «pensif et pensant, les mots précieux, obscurs et colorés» afin, comme l'écrivait Raimbaut d'Orange, de «rendre clair le cœur obscur» : écrire, c'est contempler les étranges créatures montées des profondeurs chatoyantes, dont quelque éclair interrompt parfois le moutonnement infini de l'océan, la main en visière sur l'horizon, la seule carrure de l'attente, du voyage et de l'espérance sublimes. Il n'y a pas chez Boutang, on l'aura compris, le moindre dégoût, le plus petit ennui compliqué d'esthète, qui l'aurait poussé à constater, comme Paul Nizan le fait dans Aden Arabie, que «les vrais voyageurs et les vrais évadés sont des témoins dérisoires d'une impuissance humaine». Si, dans quelques années, un Michel de Certeau entreprenait d'écrire une nouvelle Fable mystique, nul doute que la marche inspirée de Boutang n'y eût trouvé sa place insigne, aux côtés de celle d'un Labadie.
La dernière partie consacrée au dernier roman de Pierre Boutang, Le Purgatoire, clôt le quartette, ferme le cadre, ouvert d'ailleurs à tous les vents qu'indique la croix du Christ, qui dissipe les lourdes ténèbres du mezzo del cammin di nostra vita, là où selva est oscura (les dernières paroles de Boutang) : ce lieu n'est pas encore le triomphe de l'ascension, mais, à mi-hauteur – de la montagne vivante de la Vie, de l'Être, comme une incartade dans le domaine spécifique des hommes, leur haut-lieu de présence en somme, tiré vers le précipice, halé par les hauteurs, depuis lequel s'engage le questionnement –, il fait signe vers la lumière, il est le lieu propre de l'homme, plus que l'extrême du Bas et l'extrême du Haut, il proclame la confiance inébranlable, Dante face contre face avec Celui qu'il a cherché pendant une vie.

Assaf cite dans son petit livre Steiner. Steiner n'en finit pas de citer Boutang. Dans le dernier livre de Steiner, où celui-ci dialogue avec Antoine Spire et d'autres (comme Henri Meschonnic, à propos de Martin Heidegger), le chroniqueur de France Culture paraît avoir quelque gêne à l'idée de parler de l’œuvre de Pierre Boutang, avec lequel, nous dit-il, il n'entretient aucune affinité intellectuelle, s'étonnant même de constater avec quelle belle fidélité Steiner continue de le citer (Ce qui me hante, p. 56. Ce petit livre est la transcription de l'émission Staccato du 29 décembre 1998). Steiner répond au journaliste, sans que celui-ci, apparemment, ne comprenne sa réponse, ou n'évoque l'immémoriale tradition que cette réponse convoque : «ce qu'il y a d'immense dans le dialogue qu'a entamé Boutang c'est précisément le niveau». Le niveau de quoi, me demandera-t-on ? Le niveau auquel Pierre Boutang hisse, après d'autres et dans leur sillage profond – Bloy, Maritain, mais d'abord saint Paul –, la question du judaïsme, sa dramatique confrontation avec le christianisme. Steiner parlait de niveau; c'est exactement celui qu'aucun de ses interlocuteurs ne parvient à atteindre – et de très loin, comme Nicolas Martin, qui déclare ne pas comprendre Steiner lorsque celui-ci répond à sa question par une image empruntée aux sciences ! Délaissons ce mauvais livre, ainsi que celui qui l'a précédé, paru aux mêmes éditions, sous les auspices du même auteur, qui semble avoir trouvé là un bon filon à exploiter, qu'il gâche incroyablement, hélas !, comme un mauvais orpailleur gâche le cours de la rivière dont il est incapable de glaner la moindre pépite. Steiner n'est certes pas en cause. Il est vrai qu'une intelligence et une culture remarquables souvent, semblent paralysées dès qu'elles sont confrontées à la médiocrité. En français, le mot spire désigne le dessin ou la forme qui s'enroulent sur eux-mêmes : on dit souvent d'une personne intelligente – surtout lorsque cette intelligence est servie par l'ironie – qu'elle n'est jamais directe, qu'elle procède en dessinant autour de son objet une spirale, comme un ornement qui s'enroule autour d'une colonne afin de mieux l'enserrer, tout en laissant au regard l'impression d'une grande liberté, le contraire d'une surcharge des formes architecturales. Eh bien, le croira-t-on ! Antoine Spire parvient à exécuter le même mouvement, mais lui le réalise, non plus dans le domaine de la légèreté et de la vivacité intellectuelles, mais dans son indigence.
Les imbéciles importent peu, ils sont toujours trop nombreux. Retrouvons, en nous adressant à George Steiner, notre sérieux. C'est dans les années quatre-vingt, comme Pierre Boutang le rappelle en introduction à un grand livre (1), que le dialogue a commencé entre les deux hommes. Voici ce que George Steiner dit de l’œuvre maîtresse de Pierre Boutang : «En dépit de mes incompréhensions, ou plutôt grâce à elles, je reste persuadé que l'Ontologie du secret est l'un des maîtres-textes métaphysiques de notre siècle, que son examen de la métaphore comme fondement de l'intelligible est depuis Platon et Schelling ce que nous avons de plus suggestif sur ce thème crucial. Ce livre clé survivra, avec les écrits de Léon Chestov, quand la morne poussière des bibliothèques universitaires aura enseveli la kermesse criarde de ce qui passe en France, depuis un bon moment, pour de la pensée» (2). Ailleurs (3), Steiner revient sur cet ouvrage, qu'il tient pour «l'un des grands textes philosophiques du siècle», ne cessant d'admirer son auteur, tout en égratignant «son allégeance, quichottesque et violente, chevaleresque et outrageante, à d'absurdes idéaux de restauration monarchique, de théocratie dans le style de Joseph de Maistre, de Bossuet (et de Soljenitsyne)» (4).
Chez Steiner, on le voit, l’admiration ne se départit jamais d’un humour certain. Peut-être est-ce qu’en effet elle ne se lasse pas de respecter la pensée de l’ami véritable et terrible ?

Notes
(1) Dialogues. Sur le mythe d'Antigone sur le sacrifice d'Abraham de Pierre Boutang et George Steiner (J.C. Lattès, 1994).
(2) Ibid., p. 36.
(3) Errata. Récit d'une pensée (Gallimard, coll. Du monde entier, 1998), p. 190. Dans ce livre (p. 188), Steiner revient sur cette lancinante question du face à face entre juifs et chrétiens, rendant hommage à son ami Donald Mac Kinnon : «Lorsque j'essaie, timidement, de trouver une symétrie de l'inhumain entre le refus juif de l'“homme/dieu” Jésus et la bestialisation délibérée de l'homme, tant comme boucher que comme victime, dans les camps, lorsque j'essaie de “penser” Auschwitz et le Golgotha comme impliqués dans quelque finalité interdépendante, je ne fais que donner un prolongement aux heures passées avec Donald MacKinnon [...]».
(4) Ibid., p. 189.