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06/04/2006

Le Maître du Haut Château ou la vérité truquée de l'art

Crédits photographiques : Aly Song (Reuters).

Je rappelle que cet extrait est tiré d'un long texte publié par Matthieu Baumier dans le premier numéro, consacré à la question de l'art, de La Sœur de l’Ange. Ce texte, pour retrouver sa logique et servir de passage vers d’autres œuvres qui à mon sens lui sont supérieures (je bouscule le sacro-saint commandement des pleutres à savoir : le jugement d'autorité n’existe pas en littérature…), doit bien évidemment être complété par les autres parties de mon article, qui concernent Stalker de Tarkovski, La Mort de Virgile d’Hermann Broch et L’Avenue de Paul Gadenne. Quoi qu'il en soit, j'ai décidé de publier une nouvelle fois ces lignes consacrées à l'un des plus célèbres romans de Dick après avoir terminé ma lecture de Dernière conversation avant les étoiles (aux Éditions de L'Éclat), très curieux et passionnant ouvrage où le loufoque et érudit Philip K. Dick, quelques semaines avant sa mort, confie à l'une de ses amies nombre de ses idées sur Dieu, l'écriture surnaturelle des apôtres, le mythe de Faust, ses propres expériences mystiques, l'adaptation cinématographique qu'il découvre en avant-première de son roman, Blade runner, un roman qu'il était alors en train d'écrire et qui ne paraîtra jamais, intitulé The Owl in Daylight, et même Meat Loaf...).

Philip K. Dick est né en 1928 à Chicago et est mort en 1982. Ces dates ne nous disent rien, certainement pas qu'il est l'un des plus grands écrivains de science-fiction, peut-être même le tout premier, avec Frank Herbert, Samuel Delany, John Brunner ou Stanislas Lem. Philip K. Dick est un maître sans pareil de la narration, très subtil, presque diabolique, tant il s'amuse avec son lecteur, le mène là où il le veut, dans une paradoxale réalité qui ressemble trait pour trait à celle qui lui est familière, qui pourtant n'est absolument pas la même, qui pourtant est radicalement différente dans sa plus certaine et angoissante proximité. C'est dans la banalité même que, au sein de l’œuvre dickienne, se tapit le mal, c'est-à-dire l'illusion, le prestige, le simulacre, pour reprendre ce terme éminent de la prose de l’auteur. Car, si l'on entre dans l'étrange par une petite porte, habilement dissimulée, d'ordinaire, par l'écrivain, c'est sans s'en rendre compte que l'on pénètre dans la fausse réalité selon Dick : il s'agit d'un glissement, non d'un passage, car aucun seuil symbolique ne nous indique qu'il y avait là – mais où donc ?, est-ce comme une coupure existant dans l'espace, ou plutôt dans le temps, à moins que ce ne soit dans l'esprit même du personnage (comme l'illustre la vertigineuse mise en abyme de L'Œil dans le Ciel) ?; peut-être encore cette faille est-elle inscrite insidieusement dans la réalité, ou alors, ignoble et dérangeante supposition, dans le simple fait de tenir une plume et de se mettre à conter une histoire, (voir ainsi le texte de Dick intitulé Comment construire un univers..., dans le tome premier de ses nouvelles, Le Crâne) ? –, qu'il y avait là une frontière, qu'il y avait là une borne marquant très précisément une limite à ne pas franchir, sous peine de se livrer corps et âme au souffle de l'inconnu, un inconnu tapi sous notre porte.
C'est ce qui arrive au personnage d'une nouvelle intitulée Le Banlieusard, ridiculement et rigoureusement le plus banal des hommes, un monstre de quotidienneté malsaine et d'originalité helvétique, qui, foi de méthodique satrape de l'ennui, a changé d'univers en montant dans un train maudit : le ton, chez l'auteur, est comique, mais ce ne sera pas toujours le cas et puis, sous le rire, ne sait-on point que se cache parfois l'horreur, surtout dans l'univers détraqué de Dick ? On n'entre donc pas dans l'horreur sous les fanfares, ou plus prosaïquement, sous un linteau qui, comme chez Dante, nous avertirait que l'endroit convoité est très mal fréquenté. Chez Dick, tout se passe le plus simplement du monde, et c'est déjà une image abusive que d'écrire le mot passage. En fait, celui-ci n'existe pas, car il n'y a pas de cauchemar en soi, comme séparé de notre univers miraculeusement rassurant, comme dressé face à nous et prêt à nous dévorer. Le cauchemar, le monde absurde du tout-à-l'envers est déjà présent dans notre réalité, est peut-être même son visage secret, l’envers du masque commun, qui apparemment et contre toute logique, à moins qu'il ne s'agisse là d’une logique absolue, donc devenue folle, s’est mystérieusement détraqué, mettant à nu le dessous de table, impudiquement et fort dangereusement.
Il y a donc du tragique dans la farce, dans la mauvaise plaisanterie que nous joue l'auteur. Que nous importerait de fouler, sans même nous en apercevoir, les premiers mètres du territoire du plus inquiétant pays de l'étrange (il y aurait même quelque solide dépaysement à le faire), si nous étions assurés de la pérennité de notre santé psychique, si nous étions certains de ne pas remarquer de changement notable dans notre douillet matelas d'habitudes, de pouvoir revenir à notre confort tranquille ? Or, c’est là que le bât blesse, puisque ce petit voyage, éminemment risqué et qui va sans conteste chambouler nos plus solides repères, est truqué : les dés en sont pipés, car toujours un événement bizarre et révélateur, le plus petit signe nous feront soupçonner que la réalité dans laquelle les personnages sont plongés n'est pas vraiment celle à laquelle ils étaient accoutumés. Chez Dick, la réalité quotidienne cède bien vite le pas à une réalité différente, et seul un indice infime et ridicule fera mesurer la radicale altérité de cet Autre dans lequel désormais il nous faut vivre, sans moyen de retour. Le tragique est dans cet indice, dans ce dérisoire objet qui est encore, fantastiquement, un pont avec ce que le personnage dickien a perdu, définitivement. Ainsi dans Ubik, l’un des ouvrages les plus réussis de Dick, le héros, prisonnier d'un monde où tout se dégrade, comprend d'un coup – lorsqu'il lit certaine inscription griffonnée dans les toilettes, SAUTEZ DANS L'URINOIR POUR Y CHERCHER DE L'OR. JE SUIS VIVANT ET VOUS ÊTES MORTS – la douloureuse vérité : il est mort, et celui avec lequel il désespérait de communiquer, son patron qu'il croyait décédé, est, lui, bien vivant. Le signe est pervers, il trompe et révèle comme le prétendait Pascal, surtout lorsqu'il s'affuble des oripeaux grandiloquents d'une vérité de pissotière ! Le simulacre est pervers : le mot, d'origine latine, dérivant du verbe simulare (feindre), nous indique d'ailleurs assez ostensiblement ce danger.
La réalité est truquée, disions-nous, elle est perfidement différente, mais malaisément caractérisable dans sa différence même, dans sa distorsion la plus infime. Univers truqué, univers tronqué, illusion, fausse réalité, simulacres, autant de masques du mensonge, autant de masques, en fin de compte, de l'impossibilité de communiquer, et encore moins de dialoguer, entre les personnages ainsi radicalement fichés sur des parallèles qui jamais ne se rencontreront, parqués, comme dans le roman inachevé intitulé Mensonges et Cie, dans les geôles psychotiques de para-mondes aux murs infranchissables puisque les renforcent les blancs, les parties manquantes du texte. Pour réelle qu'elle soit, la communication qu'a établie Runciter avec son employé mort — voir Ubik –, en plus d'être fragile et grotesque, se révélera illusoire, comme en témoignent les toutes dernières lignes du roman (1). Communication impossible ou dérisoire entre les personnages – ici, les modalités de la non-rencontre sont infinies : enfermements, exclusifs l'un de l'autre, pour la population, dus à l'absorption de la drogue D-liss, rapidement concurrencée par la drogue K-priss, dans Le Dieu venu du Centaure; barrière physique (bien que totalement illusoire) qui sépare la surface de la terre du souterrain où vivent des millions d’hommes et de femmes dans La Vérité avant-dernière; effilochage qui mine la trame du temps dans Glissement de temps sur Mars; gouffre entre le présent et l'avenir, plus même, entre le présent sordide et l'espérance, par la destruction de l'illusion bénéfique appelée « mercerisme » (sorte de religion, ou plutôt, restauration fragile d'un lien de sympathie entre les êtres inventée par Mercer) dans Blade Runner.
Enfermés dans l'îlot solipsiste de leur cauchemar, les personnages de Dick se trouvent confrontés à une inquiétante détérioration de la réalité, un peu comme si, une fois prisonniers du monde parallèle qui semble s'être détaché à tout jamais de la réalité vraie, ils ne pouvaient faire rien d'autre que d'assister, impuissants, à la lente destruction d'un décor qui n'est plus viable dès qu'il s'est désamarré de son point d'ancrage ontologique. A l'angoissante recherche d'une parole qui délivrerait le personnage de sa geôle, s'ajoute donc la crainte que celle-ci ne puisse éclore désormais que dans un monde délabré, rongé par la pourriture, par cette bistouille qu'est seul à voir le débile mental John Isidore, fragile anti-héros de Blade Runner, tout comme, dans Glissement de temps sur Mars, Manfred Steiner, schizophrène et autiste, contemple la rongeasse qui mine les assises de son univers. Un lien évident unit donc l'impossibilité de communiquer à l'inexorable décrépitude d'une réalité privée de la source vivifiante de la parole, la vision terrible de la destruction, lovée au sein de la création, à l'impossibilité de clamer haut et fort l'avancée du mal car, s’ils parlent (beaucoup) et parfois même écrivent, les héros de Dick ne peuvent rien faire pour se libérer de leurs chaînes invisibles.
Il n'y a donc point de rachat, point de délivrance dans les romans écrits par Dick. La porte est fermée, et à double tour pourrions-nous écrire. Ainsi, dans le superbe roman Le Maître du Haut Château pour lequel le romancier reçut le prix Hugo en 1962, la plus haute distinction récompensant une oeuvre d'anticipation, c'est un livre, La sauterelle pèse lourd, écrit par un mystérieux auteur sous l'influence de l'oracle millénaire délivré par le Yi-King, qui révélera la vérité aux personnages : le monde dans lequel ils vivent et qui a vu le triomphe des puissances de l'Axe, n'est pas le vrai, est bel et bien faux, illusoire. La parole, la langue éminente d’une sagesse plusieurs fois séculaire, dans un monde en chute (2) que l’on ne peut contempler qu’au travers d’un miroir selon la parole de l’apôtre Paul (3), est donc elle-même grevée, affligée d’une impuissance cuisante.
Ainsi, le fait, certes encourageant, que quelques personnages aient pu comprendre que l'univers dans lequel ils vivaient n’était qu'une illusion ne suffit point car le livre qu'a écrit le maître, s'il évente la pseudo-réalité ayant vu le triomphe des Allemands, des Italiens et des Japonais, s'il déchire le décor de théâtre dans lequel se traînent les personnages, ne permet toutefois pas d'imaginer ce que serait le lieu d'une rassurante vérité, puisque le monde qu'il dépeint, proche de l'Histoire telle que nous la connaissons, n'est pourtant pas le nôtre, diffère sensiblement du cours de notre histoire. Ce léger décalage entre deux pans de réalité inconciliables mais irréductiblement proches, cette distorsion plus subtile que le tremblement d’un mirage de chaleur, cette impossibilité d’ordre ontologique dans les œuvres de Dick, est qui plus est redoublée puisque l’art, un instant compris comme la possibilité éminente de se libérer de l’illusion (4), et qui effectivement permettra à l’un des personnages du roman, absorbé dans la contemplation d’une œuvre authentique – en fait un bijou artistement travaillé –, de comprendre que son univers n’est pas le bon, est immédiatement déclaré de pacotille par Dick, puisque cet art est juste bon à alimenter des chaînes mécanisées destinées à produire des artefacts à des millions d'exemplaires pour le plaisir d’une riche clientèle de Japonais.
Dès lors, dans un monde qui n’est pas le bon, qui ne peut être le bon mais qui n’est sans doute pas le plus mauvais, l’art est lui-même illusion, voie catharsis improbable (5) qui ne peut que nous plonger de cauchemar en cauchemar, dans une régression infinie rappelant l’un des tableaux les plus sombres du Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand, où le dormeur n’en finit pas de ne jamais s’éveiller. La parole de l’artiste, fût-elle la plus souveraine, fût-elle la plus sacrée (6), est donc truquée, ou plutôt impuissante, tout comme reste (on est tenté d’ajouter : comme reste et va demeurer forcément) impuissant un art qui aurait dû, en nous libérant de la gangue de la duplicité et de l’erreur, redonner à la réalité, à notre réalité, à celle des personnages de Dick, une puissance seconde et comme redoublée, seule à même, en nous dévoilant la beauté, de ne point nous faire désespérer de la platitude de notre monde, seule à même de le creuser d’une inépuisable profondeur. Pour l’écrivain américain, l’art, certes utile, capable à tout le moins de nous indiquer l’erreur, reste toutefois inapte à nous révéler la vérité et la parole, étrangement soumise à une entropie qui ronge lentement les assises mêmes de l’Être – à moins que Dick ne pose de facto l’équivalence entre le langage et l’Être –, n’est qu’une mascarade de plus, elle-même redoublée par l’œuvre pléthorique d’un écrivain dont la quête frénétique ressembla à un long et méthodique suicide. N’interroger, dans notre quête d’une définition de l’art, que la seule frénésie hallucinée avec laquelle Dick entreprend d’explorer son monde de miroirs, se serait nous condamner à un emprisonnement définitif entre les murs invisibles d’un mauvais infini, même si, à l’évidence, l’univers truqué de Dick ressemble de plus en plus, jusqu’à se confondre avec lui, à notre propre monde, malade à force d’être vampirisé par tant de simulacres érigés au rang d’œuvres. Avec La mort de Virgile, la perspective ouverte par l’écrivain américain va s’élargir jusqu’à l’horizon même de la création.

(1) Chez Dick, crever une enveloppe d'apparences ne signifie rien d'autre que se trouver confronté à une nouvelle, et ainsi de suite, ad infinitum. Dans Ubik s'opère ainsi un retournement final : alors que nous suivions jusqu'à présent les tribulations pathétiques d'un mort qui se croyait vivant, les dernières lignes du roman brouillent définitivement les cartes, puisque l'environnement des vivants paraît contaminé par celui des morts.
(2) Notons ainsi que le Yi-King constitue le mince filet d’une voix qui, maintenue dans sa pureté originelle, rappelle aux héros le Paradis perdu, ici d’opérette puisqu’il s’agit d’un univers fantomatique plus ou moins proche de celui que nous connaissons. « L’Oracle énigmatique. Il avait peut-être été tiré du monde de l’homme plongé dans le chagrin. Le départ des sages», Philip K. Dick, Le Maître du Haut Château (J’ai lu, 2001), p. 273.
(3) Saint Paul au travers de son Épître aux Corinthiens est ainsi nommément cité par Dick à la page 287 de son roman.
(4) En d’autres termes, cet objet nous laisse entrevoir un monde entièrement nouveau. Il ne s’agit ni d’art, à cause de l’absence de forme, ni de religion » (217).
(5) Contrairement à ce que dit l’auteur de l’art : «Oui, c’est un travail d’artiste : il extrait la roche des ténèbres silencieuses du sol, il la transforme en cet objet brillant qui réfléchit la lumière du ciel» (282).
(6) «Nous lui posons [à l’Oracle] des questions comme s’il était vivant. Il est vivant. Comme la Bible des Chrétiens; bien des livres sont réellement vivants. Et non pas pour parler par métaphores. L’esprit les anime», p. 87. Rappelons que le titre de l’ouvrage écrit par le Maître du Haut Château, La sauterelle pèse lourd, s’inspire d’un passage de L’Ecclésiaste.