Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« Pierre Cormary ou la Légende du Petit Inquisiteur | Page d'accueil | Damnation de Béla Tarr ou la sécheresse de l'âme »

02/06/2005

Requiem pro Europa ?, par Francis Moury

Crédits photographiques : Rodrigo Abd (Associated Press).

Une nouvelle fois, je donne à lire un texte (très beau il me semble et... assez surprenant sous sa plume) de Francis Moury, sous-titré La France comme médiatrice possible d’une nouvelle Europe.

«PORTIA : Eh bien donc, l’échéance
Du billet est passée ; et par ce dit billet
Le juif peut exiger, d’accord avec la loi,
Une livre de chair qui doit être coupée
Par lui tout près du cœur du marchand. Sois clément,
Prends trois fois ton argent, et dis-moi de détruire
Ce billet.
SHYLOCK : Pas avant qu’il soit payé selon sa teneur.»
William Shakespeare, Le Marchand de Venise (1600), Acte IV, scène I, v. 230-235 trad. de Mme B. Lebrun-Sudry, Les Belles-Lettres, coll Shakespeare texte et traduction, 1931).

«La vérité est le fondement et la raison de la perfection et de la beauté. Une chose, de quelque nature que ce soit, ne saurait être belle et parfaite, si elle n’est véritablement tout ce qu’elle doit être, et si elle n’a pas tout ce qu’elle doit avoir.
Il y a de belles choses qui ont plus d’éclat quand elles demeurent imparfaites que quand elles sont achevées.»
François VI, duc de la Rochefoucauld, prince de Marcillac, Pensées n°85 & 86 in Maximes et réflexions diverses (1678) (éd. de Mme Vigneron, Librairie Hatier, coll. Les classiques pour tous, 1938).

«Une des conséquences de ce que nous venons de dire, c’est qu’il est très important à un très grand prince de bien choisir le siège de son empire. Celui qui le placera au midi risque de perdre le nord ; et celui qui le placera au nord conservera aisément le midi. Je ne parle pas des cas particuliers : la mécanique a bien ses frottements qui souvent changent ou arrêtent les effets de la théorie : la politique a aussi les siens.»
Charles-Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, De l’esprit des lois (1748), XVII, 8 (éd. de R. Derathé, tome I, éd. Garnier Frères, coll. Classiques Garnier, 1973).

«L’affirmation de Strabon que, chez une tribu arabe, on donne 10 livres d’or pour une livre de fer et 2 livres d’or pour 1 livre d’argent ne paraît pas du tout incroyable […].»
Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique (1859), trad. J. Molitor (éd. Alfred Costes, 1954).




«L’âme française est toute différente de celle des personnages de salon […]. Le Français est très sérieux, très loyal, très délicat dans les questions de sentiment ; c’est le pays où les ouvrières se suicident le plus pour ne pas survivre à un abandon, le pays des affections profondes et des fidélités durables. C’est le seul pays où l’on ait vu, sous tous les régimes, des hommes dans la force de l’âge renoncer aux emplois publiques pour demeurer fidèles à un vague principe, à un sentiment plutôt. Sous la Restauration, de vieux soldats attendaient encore le retour de Napoléon, alors qu’il était mort depuis longtemps. Ils n’en avaient rien reçu pour la plupart et beaucoup l’avaient à peine entrevu cinq ou six fois dans leur vie, quand un jour de bataille, il galopait devant le front de ses troupes, à la tête de son état-major. Sous Louis-Philippe, beaucoup de gentilshommes qui n’avaient jamais mis les pieds à la Cour brisèrent leur épée plutôt que de servir l’usurpateur. Pendant dix-huit ans, des Républicains, comme j’en rencontrais parfois chez mon père, restèrent immuables dans leur haine contre «Monsieur Bonaparte», comme disait Victor Hugo […].»

«Les Français sont effrayés de la puissance formidable de l’argent, et ils se rendent exactement compte de l’étendue de cette puissance. Ils voient qu’elle ne constitue pas seulement le fait d’hommes isolés, mais un système, un régime tout entier, qui, comme tous les régimes, ne peut maintenir l’appareil nécessaire à son fonctionnement que s’il met la main sur tous les ressorts sociaux.
C’est sous une forme nouvelle, ce qui s’est fait au Moyen Age. Parcourez les pays où le régime féodal s’est fait place, vous verrez partout des donjons, des châteaux, des lois qui soumettaient au suzerain le vassal. Partout et sans cesse, l’homme se heurtait à une force toujours organisée. C’était la force du fer. Aujourd’hui, c’est la force de l’argent […].»
Édouard Drumont (1844-1917), fragments cités par Jacques Ploncard d’Assac, Doctrines du nationalisme, § I Édouard Drumont ou la fin d’un monde (troisième éd. revue par l’auteur, Chiré en Montreuil, éd. de Chiré, 1978).

«Je comprends les doutes et les hésitations. Nous vivons un moment critique de l’histoire du monde. Tout est en crise ou sujet à critique : la morale, la religion, la liberté des hommes, l’organisation sociale, l’étendue de l’intervention de l’État, les régimes économiques, la Nation elle-même et les avantages de son indépendance ou de son intégration avec d’autres pour la formation de grands espaces économiques et politiques. On discute en Europe la notion même de patrie […]. Les esprits les plus purs s’inquiètent, se troublent, ne savent pas comment s’orienter, et répètent avec angoisse la question de Pilate au Christ : «Où est la vérité ?».
Antonio de Oliveira Salazar (prononcé le 28 mai 1966), cité par Jacques Ploncard d’Assac, op. cit. supra, § XV Antonio de Oliveira Salazar ou un homme libre.

«J’ai déclaré la guerre aux Partis. Je me garde bien de déclarer la guerre aux chefs des Partis. Les Partis sont irrécupérables. Mais les chefs de Partis ne demandent qu’à être récupérés… il leur suffit de récupérer un portefeuille.»
Général Charles de Gaulle, cité par Jean Mathiex et Gérard Vincent, Aujourd’hui (depuis 1945), Tome 1 §6 La vie politique française sous la IVe République (éd. Masson, 1981).

Il est naturel que j’intervienne après le résultat négatif du référendum français sur le traité établissant une nouvelle constitution européenne car je l’avais défendu par trois fois.
Pierre dont j’ai lu l’intéressant premier billet (et dont je salue l’excellente exégèse en forme de dialogue à propos du film de Gibson) a perdu la partie contre Juan, j’en conviens depuis que j’ai lu ses réponses. Mais pas pour les raisons qui plaisent à notre ami Serge. Pour d’autres, me semble-t-il, que je veux inspecter. Et d’abord pour son incompréhension à l’égard de Drumont et de Maurras qu’il met en parallèle avec Marx. Tous trois méprisaient l’argent : ils ne sont donc pas haïssables, cher Pierre, mais admirables pour cette raison. Je conviens cependant que le parallèle ne peut être mené plus loin mais il faut le mener au moins à ce point précis où vous n’êtes justement pas arrivé dans votre premier billet. Et si aucun de nos hommes politiques actuel n’est capable de mépriser suffisamment l’argent, l’obscure puissance de la haute-finance, il convient de souhaiter un sauveur, un homme providentiel : Juan a raison. Qu’il s’agisse d’un sauveur terrestre suffira car pour la cité céleste, nous savons que nous avons déjà un sauveur et il nous suffit bien. Mais pour la cité terrestre, il faut décidément s’en préoccuper sérieusement. Enfin ici il s’agit de la cité européenne où la France a repris par la négative une place qu’elle pouvait obtenir plus simplement par la positive. Eh bien puisque le destin et l’histoire font ainsi entrer la dialectique augustinienne et hégélienne de concert, en sourdine, derrière les débats menés par les arriérés-mentaux (et mentales) habituels (elles), c’est la volonté divine. Donc oui, philosophiquement, à défaut de politiquement, on peut parler de divine surprise. La France est devenue le pays qui toujours nie. Elle s’est appropriée Faust depuis quelques années : elle se germanise alors que les Allemands peinent à se réunifier et se francisent. Savoureux…
J’imaginai un résultat misérable : 50,02% ou 49,9% contre l’autre pourcentage restant, par exemple. Mais non : c’est un peu mieux. On est sorti du même et du même : en effet le peuple s’est réapproprié la volonté politique. Les extrêmes progressent, les partis démocratiques traditionnels perdent encore un peu plus leur influence, tous redoutent à présent la rue. Nos pères sont déçus. Qu’ils se réjouissent tout au contraire : le temps de la véritable politique va bientôt revenir. Celui de l’action aussi : le sang des pauvres crie désormais par trop vengeance à force d’avoir coulé en vain dans la nuit. Vers qui ira sa nouvelle fidélité ? Pas vers celui qui lui promettra un peu plus d’argent car ils savent désormais que c’est un mensonge. Vers celui qui leur redonnera honneur et fidélité, les fera se sentir réconciliés avec l’universel concret, les fera se sentir chez eux. Sentiment qui n’est plus éprouvé depuis 30 ans et dont on a soif.
Le refus français et ses causes avérées font rater formellement la ratification européenne mais entérinent spirituellement sa finalité profonde. J’écris à dessein «profonde» car cet adjectif signifie naturellement qu’il faut chercher la finalité de la constitution de l’Europe au-delà des formes juridiques. J’écris «entérinent» car ce verbe signifie que le refus français est paradoxalement une occasion inattendue pour que la France insuffle un souffle cette fois-ci non plus politique mais profondément spirituel en Europe. Une «occasion» plutôt qu’une chance comme le pensaient ceux qui ont voté «non» car politiquement, il était plus efficace d’être dedans pour l’influencer. Mais enfin puisque le destin, l’histoire, Dieu, le hasard ont décidé que ce serait de l’extérieur, il faut donc que ce soit par le haut.
Le clivage est, de toute évidence, clairement passé, au sein de l’Europe, entre l’Europe de l’Ouest riche financièrement mais pauvre socialement de millions de chômeurs d’une part, et l’Europe de l’Est pauvre financièrement mais dont les actifs pauvres (en regard de nos critères à l’Ouest) rêvent d’émigrer chez nous. Au sein de la France, le clivage ne s’est en revanche pas déplacé : il s’est confirmé. Les élites analysent les causes de la pauvreté sans y trouver de remède tandis que les pauvres meurent de faim dans nos rues. Les élites analysent les causes de guerres civiles larvées des diverses communautés qui composent désormais la République française (Perpignan) ou de la Guerre civile qui oppose de toute éternité les barbares criminels de nos rues aux honnêtes citoyens pauvres ou riches de ces mêmes rues. Il est connu à l’étranger qu’on peut se faire tuer aisément dans les rues de Paris : ni la sécurité, ni l’emploi, ni même la garantie minimale d’un niveau de vie décent pour ceux qui n’ont pas ou plus de travail n’ont été rétablis. Toutes les circonstances d’une situation pré-révolutionnaire sont objectivement réunies en France pour la première fois depuis plus de 100 ans. On imagine déjà la rue livrée aux émeutiers de la Ligue Communiste Révolutionnaire et à ceux du Front National : tous deux méprisant la démocratie (avec raison car c’est un régime profondément méprisable) : il serait logique qu’on en arrive là.
Pourquoi ?
Parce que les idées gouvernent le monde et qu’elles n’aiment pas se heurter à l’argent.
C’est là tout le clivage qui existe résumé mais au niveau mondial cette fois-ci.
Je voyais un Chinois riche hier soir qui a fait bâtir une réplique d’un château français dans la banlieue de Pékin en guise de résidence secondaire : ironie du destin. Ce pauvre Alain Peyrefitte ne s’attendait tout de même pas à ça lorsqu’il écrivait Quand la Chine s’éveillera» il y a trente ans ! C’était l’un des rares livres connus par les Français les plus incultes : on vous le citait à tout bout de champ. Nous y sommes ! La Chine s’est éveillée. Et alors ? Tant mieux pour elle : elle sera bientôt confrontée à une guerre civile entre riches et pauvres à moins que le régime militaire ne la tienne d’une poigne de fer qui ira grandissante. La Chine sera bientôt une méga-Birmanie. Le Japon est plus intelligent que ses voisins mais il baisse mécaniquement lorsqu’ils montent : les tensions historiques de l’Asie repartent.
Quant aux limbes de l’Empire européen (sans empereur pour le moment), ses franges africaines et arabes aimeraient qu’on les agrège d’un peu plus près mais le corps résiste : il n’arrive plus à s’agréger lui-même alors agréger les autres…
Si la démocratie ne parvient plus à se réguler, à nous assurer une sécurité élémentaire au niveau intérieur, extérieur, mondial à nous Français, et si nous rejetons l’Europe à la suite de ce constat par erreur de perspective, il est temps de songer à autre chose. Mais à quoi ? Intéressante question.
Le capitalisme comme le communisme et le socialisme n’ont jamais pu s’implanter intellectuellement en France : il est normal qu’ils aient échoué. La France est un pays qui aime la liberté et la générosité : elle répugne naturellement à des doctrines inventées respectivement par des Protestants et des Juifs et elle répugne au formalisme juridique. Elle l’estime profondément avilissant : l’honneur d’un Français n’a jamais été le code (qui achète des déterminations appelées lois contre d’autres déterminations appelées peines en fonction d’un marché dont il tient le compte immonde) ni le contrat. L’honneur d’un Français est celui du sang versé, du principe intangible de la foi en la justice divine. La démocratie et les bulletins de vote nous ont amenés au triomphe du capitalisme et du socialisme, les deux intimement mélangés en un très savant mélange présidentiel dont la France n’a pas le monopole mais qu’elle a affiné par son jacobinisme et son girondisme. Tout cela appartient à l’histoire : c’est depuis dimanche dernier très clair.
La France a brutalement pris l’initiative de guider l’Europe vers un pacte anti-capitaliste, anti-communiste et anti-socialiste aussi. Elle a été trompée par tous. Elle est redevenue une terre de liberté et de générosité volontariste mais elle a cessé d’être un «animal politique» au sein du conglomérat. Je dis en réaliste : «profitons-en !». Toutes les opportunités sont ouvertes à présent. Le résultat finalement m’enchante et il ne s’oppose fondamentalement pas à l’idée européenne, au contraire, en fin de compte. Je m’en aperçois depuis dimanche soir et les soirs suivants m’ont confirmé cette impression. Il y a tout à attendre de ce début de siècle qui s’annonce riche pour les pauvres, pauvre pour les riches, enseignant pour les ignorants, remémorisant pour les amnésiques. Il n’y aura que le directeur de l’École des Hautes Études en Sciences sociales pour s’en plaindre : tant pis, son temps est largement passé.

Qu’il songe à remplir sa lampe d’huile car bientôt il fera nuit…