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04/04/2006

Rien n'est réglé, par Georges Sebbag

Affiche Mao placardée sur les abribus de l'Essonne en 2003. Cette illustration a également fait la 4ème de couverture du Journal de l'Essonne n° 40, février 2003.


Quelques mots sur cette illustration (cf. infra texte de Georges Sebbag) : cette affiche de type Mao a été vue sur les abribus de l'Essonne, en 2003. Elle fut aussi placardée dans les journaux, spécialement dans le Journal du Conseil général distribué gratuitement ou plutôt fourré dans des centaines de milliers de boîtes à lettres. Cette illustration a également décoré la quatrième de couverture du Journal de l'Essonne n° 40 du mois de février 2003.

De Georges Sebbag, que je remercie vivement de m'avoir autorisé à reproduire son texte, voici ce que nous pouvons savoir : né à Marrakech en 1942, l'auteur a enseigné la philosophie (en lycée) de 1967 à 2002 et a publié notamment Le Masochisme quotidien, La Morsure du présent, Le Gâtisme volontaire et Le Génie du troupeau (notre extrait est en fait le sixième et dernier chapitre de cet ouvrage paru en 2003 chez Sens & Tonka), ainsi que plusieurs ouvrages concernant le surréalisme, comme L’Imprononçable jour de sa mort ou André Breton, l’amour-folie.
Ses sujets d’étude ou de réflexion, tels qu'il me les a précisés, sont :
1. Non pas le Pouvoir, mais la soumission : masochisme quotidien, gâtisme volontaire.
2. La démographie gouverne la démocratie.
3. Le temps sans fil et les microdurées artificielles.


Georges Sebbag, Le Génie du troupeau, édité par Sens & Tonka en 2003Rien n'est réglé
Samedi 4 janvier 2003 : il neige sur la région parisienne, environ 5 centimètres. Midi : nous empruntons, Monique et moi, l'autoroute A 10 au péage de St Arnoult-en-Yvelines pour nous rendre à Paris. 16 heures 30 : la neige a cessé, la température avoisine le zéro degré, nous prenons le chemin du retour. 17 heures : à la hauteur de Palaiseau, nous hésitons entre la bretelle d'accès à la A 10 qui est encombrée et celle qui conduit à la nationale 20 qui paraît dégagée. Nous choisissons l'autoroute estimant qu'elle est plus sûre. 18 heures : c'est l'embouteillage, nous avons mis une heure pour parcourir cinq kilomètres, la chaussée devient glissante, nous sommes angoissés; soit nous sortons immédiatement direction Orsay pour reprendre la A 10 un peu plus loin, soit nous courons le risque d'être bloqués sur l'autoroute dans des conditions déplorables. Nous décidons de sortir. Peu d'automobilistes font de même. Arrivés à Orsay, nous rejoignons la nationale 118 qui conduit à la A 10 et à la A 6. Il est 19 heures. Là, spectacle ahurissant de centaines de voitures et de camions agglutinés. L'embouteillage de tout à l'heure ne s'est pas dissipé. Cette fois-ci, soit nous nous insérons dans les quatre files saturées de la A 10, soit nous tentons notre chance en direction de la A 6, sachant que la première sortie, 10 kilomètres plus loin, rejoint la N 20. Nous nous décidons à rejoindre la N 20. Puis nous roulons jusqu'à Étampes. Il ne nous reste plus que 15 kilomètres. Nous arrivons à notre domicile, à Authon la Plaine, vers 20 heures 30. Bilan : quatre heures de route éprouvantes pour un trajet habituel d'une heure.

Retour sur l'autoroute A 10
Dimanche 5 janvier 2003, les médias diffusent l'information : 15 000 véhicules sont restés bloqués sur un tronçon de la A 10, dans les deux sens de l'autoroute. Près de 30 000 personnes ont été immobilisées dans le froid durant la nuit de samedi à dimanche. Elles ont été piégées quinze heures, vingt heures ou plus, et laissées à l'abandon. )L'événement prend sa source dans une croyance : l'autoroute serait par nature plus sûre que le reste du réseau routier. Les autorités se sont accrochées à ce principe, alors que les faits, heure après heure, en démontraient l'inanité. La société Cofiroute et la préfecture ont décidé de régler les problèmes d'entravement ou de verglas sans faire évacuer l'autoroute. Et elles ont piteusement échoué. Elles n'ont pas voulu admettre que le réseau routier environnant était plus fiable que le tronçon fatal de la A 10. Prenez une carte. Les automobilistes bloqués depuis les péages d'Allainville et de St Arnoult jusqu'aux sorties Les Ulis ou Palaiseau, auraient pu être dégagés, entre autres, par les nationales 191, 104 et 118. Bref, l'autoroute impraticable à quatre voies n'a pas dénié faire appel à des nationales ou des départementales, certes praticables, mais considérées au premier chef comme de sinistres voies de perdition. Confirmation de cette explication : d'une part, la radio Autoroute FM s'est abstenue de faire état de la pagaille sur la A 10 afin que les automobilistes ne quittent pas l'autoroute, d'autre part, selon Le Figaro du mardi 7 janvier 2003, «un expert de la Direction des routes souligne qu'il a peut-être été “préférable” de laisser les automobilistes se regrouper sur les autoroutes que de les envoyer sur un réseau secondaire où ils auraient risqué l'accident.» Ainsi va le cynique principe de précaution décrétant que 30 000 personnes immobilisées en rase campagne par - 5 degrés et passant une nuit blanche dans leur véhicule sont plus à l'abri et plus chanceuses que celles qui ont emprunté les routes dites secondaires pour arriver à destination.

Comment rentrer dans le rang
Avec l'argent, nous avons appris à compter. Mais nous sommes curieusement embarrassés dès qu'il s'agit d'évaluer la quantité humaine. Combien y a-t-il de voyageurs dans un car, un wagon, un train, sur un quai, dans une gare ? Combien de clients se pressent dans une boutique ou dans une grande surface ? Combien de spectateurs dans une salle de théâtre ou de cinéma ? Combien de visiteurs font la queue au Louvre ? Quels que soient les chiffres avancés, il reste que les corps humains comme le milieu spatial sont incompressibles. En réalité, que nous le voulions ou non, nous avons une expérience concrète du grand nombre. Soit comme touristes ou estivants, quand nous partageons un coin de trottoir ou de plage. Soit en tant qu'automobilistes, quand nous circulons et que nous escomptons un trafic fluide. Les occasions ne manquent pas de rencontrer le grand nombre en chair et en os. Et pourtant nous hésitons à le nommer et à plus forte raison à le nombrer. Pourquoi ? Parce que notre expérience du grand nombre est plus décevante qu'enthousiasmante. S'il y a des défilés festifs, des supporters allumés ou des foules en liesse, il y a aussi des rassemblements mornes. Mais surtout nous passons le plus clair de notre temps à nous inclure dans le grand nombre. Ou bien nous nous plongeons dans les médias et nous rallions le public universel, ou bien nous prenons notre tour, nous faisons la queue, et nous venons grossir une quantité humaine.

La loterie démocratique
La démocratie se fie au hasard pour contercarrer le destin. Ainsi les membres d'un jury siégeant dans un tribunal sont-ils tirés au sort. Mais ce principe est étendu à deux cas extrêmes : la loterie et les assurances. La loterie est une machine à sous, qui outre un gain substantiel pour l'organisateur, distribue à de rares gagnants une somme coquette prélevée sur les mises d'un grand nombre de joueurs, qui n'ont pas tout perdu puisqu'ils ont caressé l'espoir de gagner en participant au jeu. Les assurances accident, maladie ou vie, ainsi que les retraites par répartition, reposent sur un ajustement statistique entre d'un côté les cotisations et d'un autre côté les remboursements, allocations ou pensions. Cette fois-ci, à l'encontre de la loterie, tout le monde paraît gagnant, car quel individu pourrait seul assumer sa propre caisse accident-maladie-retraite ? Mais n'est-il pas opportun d'évoquer alors la bourse dont le système de cotations semble situé à mi-chemin, entre les caisses d'assurances et la salle de casino ? En fait, le grand nombre manifeste son existence à trois reprises : 1° l'assurance est la couverture du grand nombre qui recouvre le plus grand nombre; 2° la bourse brasse sans garantie les affaires du grand nombre; 3° la loterie est la couverture démocratique symbolisant la munificence du grand nombre.

La faillite du grand nombre
Qu'est-ce qui pèse le plus dans la balance du capitalisme ? La navigation à vue de la bourse et du marché ? La sécurité à moyen terme des assurances et de l'État-providence ? Les largesses «magiques-circonstancielles» de la loterie démocratique ? En fait, il est impossible de dissocier les trois modalités de la prise en charge du grand nombre. Car si les assurances cotées en bourse se plient à la loi du marché, les fonds de pension approvisionnant les places financières remettent à leur tour de l'ordre dans le marché. Quant à la loterie démocratique qui assure la promotion de quelques-uns avec le concours du grand nombre, elle est saluée, bien qu'elle effectue un grand écart, comme un événement euphorique et incontestable. Pourtant il arrive de drôles d'histoires aux galettes de la prévoyance et de la bourse, à la cagnotte de la loterie, à toutes ces réserves financières censées alimenter le bien-être du grand nombre. Tantôt le filon paraît inépuisable et le grand nombre n'a qu'à se servir, tantôt la bulle éclate et le grand nombre se retrouve marri. Comment, par exemple, comprendre la dégringolade, en deux décennies, d'un pays riche comme l'Argentine ? Il serait trop commode de rendre responsable de cette catastrophe des politiciens véreux, une poignée de prédateurs ou la mondialisation. Cette faillite peut être aussi strictement démocratique. Car le grand nombre peut vouloir s'enrichir en s'endettant. Les individus du grand nombre, dont les effets multiplicateurs sont indéniables, ont plus les yeux braqués sur le présent que sur l'avenir. Ils préfèrent vivre à crédit, et au pire, ils s'en remettront à une loterie.

La révolution culturelle
En janvier 2003, à l'initiative du Conseil général de l'Essonne, une affiche vantant les mérites de la Carte jeune Essonne est placardée dans tout le département et est abondamment reproduite dans la presse locale. Contre une participation de 10 euros, les Essonniens de 16 à 19 ans pourront obtenir soit un chéquier de 150 euros leur permettant d'acquérir des billets de train, des places de spectacle, des entrées dans un stade, soit un crédit de 300 euros pour de la conduite accompagnée. Cette affiche, dans son imagerie et son traitement proche de la sérigraphie en couleurs, nous ramène ni plus ni moins qu'à la révolution culturelle de Mao. Outre les trois étoiles encadrant le texte, nous découvrons, pour la partie illustrée de l'affiche, trois jeunes garçons en uniforme dans la pose extatique de militants propagandistes. Le plus démonstratif d'entre eux, tout de rouge vêtu, veste boutonnée et col Mao, brandit dans la main droite un livre brun-rouge (ce pourrait être le Livre rouge du président Mao) et dans l'autre un disque. Ultime touche : le logo du Conseil général de l'Essonne ainsi que la mention «Solidaires !» en rouge vif sont apposés sur les trois garçons, autrement dit sur les trois gardes rouges. Cette affiche édifiante n'est sans doute qu'un hommage à l'art de la propagande. Il en émane aussi une certaine nostalgie de la phraséologie révolutionnariste et jeuniste, comme en témoignent le titre «Le pouvoir d'achat aux jeunes !» et l'accroche du texte «Le Conseil général de l'Essonne prend le parti de la jeunesse en inventant la Carte jeune Essonne !». Le bonhomme Mao, comme s'il s'agissait d'un quelconque Bibendum, a encore des aficionados parmi les affichistes et les fonctionnaires de la politique et de la culture.

Gratuité de l'école, école de l'ingratitude
L'école est gratuite, les livres sont gratuits, les préservatifs et la pilule du lendemain sont quasiment gratuits. Difficile de savoir si les distributeurs de préservatifs interviennent dans la courbe des relations sexuelles chez les adolescents. En revanche, il est certain que depuis des années se développe une désaffection vis-à-vis du livre. Les lycéens ont beau utiliser des manuels scolaires et fréquenter des centres de documentation, ils ouvrent rarement à l'école, à la maison, dans les transports en commun ou en vacances, un livre non scolaire. Les garçons, en particulier, semblent éprouver une véritable phobie du livre. Rappelons que pour lire, il faut trois conditions : la solitude, la durée et l'effort. La lecture est un exercice solitaire où la présence discrète de l'auteur se fait sentir peu à peu. La lecture d'un livre peut prendre des heures, voire des journées. Un effort soutenu est indispensable pour mener à bien une lecture. Or les cédés, les jeux-vidéo, la télé et internet, qui exigent autant de temps mais moins d'effort que la lecture et qui de surcroît établissent un contact immédiat et hallucinatoire avec autrui, apparaissent comme une nouvelle forme de culture et donc comme une alternative à la lecture. En fait, le peu d'appétence pour l'effort soutenu trouve son origine dans l'école elle-même. Chargée d'accueillir toute la jeunesse pour un minimum de vingt annuités, l'institution scolaire a substitué à la loi de l'effort le principe du réconfort. C'est dans ces conditions que la jeunesse scolarisée a manqué son rendez-vous avec le livre. Et pourtant, l'édifice scolaire repose en principe sur le livre.

Le portable à l'école
Jusqu'à présent, la politique de l'école en France s'appuie sur une double postulation, scolariste et pédagogiste. Le scolarisme affirme qu'il vaut mieux qu'un enfant, un jeune ou un adulte restent à l'école plutôt que de traîner dans la rue. Pour le scolarisme, et c'est là son axiome politique, l'école, d'essence démocratique, peut réduire et même supprimer les inégalités sociales. Et il ajoute, et c'est là son axiome moral, que l'école, propagatrice des droits de l'homme, est plus morale, plus civique, bref plus éducative que la famille, le travail et les médias. Qui dit scolarisme dit chasse aux illettrés et scolarisation à outrance. Quant au pédagogisme, il assume les conséquences de l'impératif scolariste, en insistant non sur les contenus de l'enseignement mais sur les relations cordiales que doivent entretenir tous les usagers de la «communauté scolaire». Les enseignants, dans une école transformée en lieu de vie, éveillent avant tout les enfants ou les jeunes à leur personnalité. Animateurs et communicateurs, ils dispensent accessoirement un savoir. C'est dans un tel contexte qu'il faut situer l'apparition de l'informatique et du téléphone portable à l'école. Notons d'abord que les jeunes garçons, adeptes des jeux-vidéo, ont appris spontanément à se servir d'un ordinateur à la maison et qu'ils se sont conduits pour l'occasion en autodidactes. L'outil informatique n'a été introduit à l'école qu'après coup. Remarquons ensuite que le téléphone portable s'est propagé à l'école comme une traînée de poudre, spécialement chez les élèves. Le portable signale que l'école n'est plus dans l'école. Jadis, lieu d'étude et de discipline, l'école est à présent un lieu de vie à vau-l'eau.

Servez-vous, c'est gratuit !
«Vous êtes à l'école, servez-vous, c'est gratuit. Vous y passerez de nombreuses et belles années. Vous y apprendrez à aimer, à remuer, à chanter, à danser. Vous mangerez ensemble à la cafétéria. Vous aurez droit à des sorties et des voyages scolaires. Et puis si vous tombez sur un livre, vous pourrez passer votre chemin.» Ce discours qui résume l'invite faite aux écoliers et même aux étudiants paraîtra tendancieux. Pourtant cette sorte d'invitation sort tout droit du programme des scolaristes et des pédagogues. D'ailleurs les termes employés n'ont rien d'extraordinaire. Ils reprennent le blabla qui court dans les prospectus ou les brochures des hypermarchés et des agences de voyages. Cependant, lorsque l'école déclare : «servez-vous, c'est gratuit !», elle ne se contente pas de vendre un produit, elle réussit à orchestrer le comportement du grand nombre. On pourrait citer à cet égard un exemple parallèle. Depuis quelque temps on assiste à la distribution massive et gratuite de journaux dans les métros et gares des grandes villes. Quel est le credo de la presse gratuite ? «Servez-vous, le transport est rapide, vous lirez tout en vingt minutes». Et quelle est la doctrine de l'école gratuite ? «Servez-vous, vous séjournerez vingt ans à l'école, vous n'aurez pas besoin de tout lire.»

Confession et exhibition
La mode est à la confession et à l'exhibition. Et curieusement, cette mode ne connaît pas de répit. La discrétion n'est plus de rigueur. Le chic n'est plus dans la demi-teinte. Les individus du grand nombre se montrent tels qu'ils sont ou tels qu'ils voudraient être. Et ils se font forts de pourfendre les tabous et de dévoiler leur jardin secret. À la société spectaculaire-marchande, décrite par Guy Debord, qui auréolait la marchandise de toutes les vertus, a succédé la surexposition des paroles et des corps. Cet engouement sans faille pour l'épanchement et l'étalage demande quelques explications. 1° Les individus du grand nombre sont devenus, en lieu et place des produits marchands, les nouveaux points de mire. 2° Ils parlent en abondance, disent tout, ne cachent rien, comme si une psychanalyse sauvage déferlait sur les médias, les portables, les courriers électroniques, ou encore devant les distributeurs de café. 3° En contrepoint de la débandade des âmes, les individus du grand nombre revêtent divers accoutrements. 4° Toutefois, s'ils se masquent et s'exhibent, ce n'est pas pour parader mais pour passer inaperçus. 5° Ils sont sans pudeur et ne se sentent pas surveillés; rien n'opère sur eux, ni le surmoi freudien, ni le regard d'autrui sartrien. 6° En fait, l'individu qui parle et qui se montre ne s'adresse à personne; il jette une bouteille à la mer, reconnaissant ainsi tacitement l'existence du grand nombre. 7° Il fait d'ailleurs l'économie de la religion, de la famille et de l'État, en négligeant l'Autre (Dieu, l'inconscient, l'étranger). Car pour lui, le grand nombre est la répétition du Même.

Le crime et le grand nombre
Les suicides sont nettement plus nombreux que les homicides (dix suicides pour un homicide en France). En général, l'assassin assouvit une jouissance ou un intérêt à travers une victime connue ou inconnue (crimes passionnels et meurtres sadiques, crimes crapuleux et règlements de compte). Comme les crimes sont plutôt occasionnels, on est évidemment surpris de l'existence de crimes sadiques en série. Ces criminels en série qui font les manchettes des journaux, on les juge pervers sur le plan psychiatrique mais aussi moral («perseverare diabolicum»). Lançons une hypothèse. Un criminel à la recherche d'une victime n'a que l'embarras du choix face aux individus du grand nombre. C'est l'étendue du choix qui ouvre un boulevard au crime en série. D'une part, les victimes potentielles, beaucoup trop nombreuses, ne se sentent pas personnellement menacées. D'autre part, avec une longueur d'avance sur la police, le tueur en série perfectionne sa méthode et prolonge sa série. Toutefois, dans l'histoire criminelle du grand nombre, la figure du serial killer est en passe d'être supplantée par celle du «tireur fou». Entraîné et solidement armé, le tireur fou est décidé à perpétrer un massacre jusqu'à ce qu'on l'abatte ou qu'il se suicide. Ce criminel hors norme incarne la pulsion de mort. Son principal objectif est de faire un carton dans le grand nombre.

L'acte surréaliste le plus simple
Le massacre fait partie du patrimoine de l'humanité. Il relève le plus souvent de la guerre de conquête, de la furie religieuse, du code de vengeance ou de la terreur politique, et il met en branle des croyances et des pratiques collectives. Assurément, il prend une tout autre tournure quand il est le fait d'un individu isolé qui ouvre le feu sur la foule et déclare la guerre au grand nombre. Quatre exemples viennent ici à l'esprit : 1° Les attentats anarchistes destinés à abattre l'État sans épargner le peuple représentent sans doute les premières démonstrations d'hostilité des individus vis-à-vis du grand nombre. Toutefois, ces attentats ne sont pas strictement individuels. Ils sont l'œuvre d'un groupuscule adoptant la logique classique du complot. 2° Dans le roman d'André Gide, Les Caves du Vatican, Lafcadio précipite d'un train en marche un inconnu. En fait, le dandy Lafcadio réalise une «performance», où il est suggéré que le libre arbitre s'achève dans l'acte gratuit ou que la métaphysique s'accomplit dans l'esthétique. 3° Le 24 juin 1917, Jacques Vaché, le dandy des tranchées, assiste à la représentation des Mamelles de Tirésias de Guillaume Apollinaire. Cette pièce fait, en pleine guerre, l'apologie de la repopulation. Jacques Vaché, particulièrement excité, veut «tirer à balles sur le public». Son ami André Breton parvient à l'en dissuader. 4° On connaît ce passage fameux du Second manifeste du surréalisme : «L'acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à tirer au hasard, tant qu'on peut, dans la foule.» À travers ces quatre éclairages, on découvre peu à peu la dramaturgie du tireur fou, la confrontation sanglante de l'individu et du grand nombre.

La multiplication des assassins
La logistique de la déportation des Juifs, depuis l'arrestation jusqu'à l'arrivée dans le camp d'extermination, a mobilisé un personnel considérable. En revanche, sur place, les nazis, relativement peu nombreux, ont entretenu un climat de terreur tel qu'ils ont pu sous-traiter l'administration de la mort. Afin de réduire la quantité de bourreaux allemands, les basses œuvres les plus répugnantes ont été réservées aux victimes elles-mêmes. Ainsi, les nazis se sont payé le luxe de tremper directement leurs mains dans le sang et les os de la solution finale, non pas à la hauteur de dizaines de milliers d'allemands mais seulement de quelques milliers. Mais il en ira tout autrement lors du génocide perpétré au Rwanda en avril 1994. Là, le grand nombre massacrera le grand nombre. Environ 100 000 Hutus, entourés de complices, abattront, souvent à l'arme blanche, plus de 500 000 personnes, pour la plupart des Tutsis.

La concentration de population
L'accès à un ascenseur ou à un moyen de transport, l'accueil à l'école ou dans un musée, le séjour à l'hôpital ou en prison, sont réglementés. En particulier, le nombre d'usagers, de voyageurs ou de visiteurs est strictement limité. Et de tels seuils sont fixés pour des raisons de sécurité ou par souci de confort. Observons que la quantité humaine est déjà préfigurée ou inscrite dans les objets techniques et architecturaux. Dans une clinique de cinquante lits, coucheront au maximum cinquante malades. Un parking prévu pour cent autos n'en logera pas une de plus. Mais voilà que surgit un paradoxe : alors que le grand nombre est astreint à une comptabilité dans ses redistributions ou ses déplacements, il ne fait pas l'objet d'une évaluation en tant que grand nombre. Au contraire, il semble aller de soi que les populations ne peuvent que croître et multiplier. Double bind : contingenté à l'échelle de la vie quotidienne, le grand nombre continue à se déployer à grande échelle. Nous ne pointons pas le surnombre. Pourtant la surpopulation existe et sévit. Elle est même le facteur déclenchant de plusieurs guerres civiles, notamment en Afrique. La densité des populations dans la région des Grands Lacs, au Rwanda et au Burundi, nourrit l'hostilité entre Hutus et Tutsis. Ajoutons que le conflit Israël-Palestine prend de plus en plus une tournure démographique, la bande de Gaza battant tous les records de concentration de population.

Le «tireur fou» et les «génocidaires»
Le tireur fou va jusqu'à abattre dix, vingt inconnus, rencontrés sur son chemin. Comme il finit par se suicider, on ouvre rarement son procès. Dans une guerre civile démographique, les bandes de massacreurs s'en prennent aux gens du voisinage. Au Rwanda, les armées et les milices Hutus ayant été vaincues militairement, des dizaines de milliers de «génocidaires» ont été arrêtés. Depuis, ces «génocidaires» croupissent en prison, en attendant d'être jugés. Mais comment instruire leur procès ? Comment distinguer les assassins des comparses ? Les «repentis» auront-ils droit à une remise de peine ? C'est tout le processus de la justice qui est bouleversé, quand doivent comparaître des dizaines de milliers de bourreaux, ayant à répondre chacun d'un massacre ou d'un simple crime.

La phobie du grand nombre
Face aux rares tireurs fous ou aux innombrables bandes de «génocidaires», la réflexion chavire. Soit on les qualifie de monstres, et on ne leur accorde pas de responsabilité personnelle. Soit on les juge sous l'influence de la fureur médiatique, pour le tireur fou, ou sous l'empire d'une haine ancestrale, pour les «génocidaires», et on ne daigne toujours pas leur reconnaître un libre arbitre. Mais leur furie meurtrière découle en fait d'une volonté exterminatrice, qui a précisément pour objet le grand nombre. Au Rwanda, les massacres sont autant «démocidaires» que «génocidaires». D'ailleurs des milliers de Hutus ont aussi été mis à mort par les «génocidaires» Hutus. On n'a pas fini de recueillir les retombées de l'explosion démographique.

L'humanitaire et le démocidaire
De même que la démocratie est rattrapée par la démographie, la passion humanitaire est suivie de près par la pulsion démocidaire. Que trouve-t-on dans les bagages de l'humanitaire triomphant ? 1° une bible des droits de l'homme; 2° une trousse d'urgence de l'humanitaire sanitaire; 3° un drapeau des médias universels; 4° un message multiculturaliste. En réalité, la foi humanitaire se réduit à un seul article, fortement inspiré par le traumatisme à retardement de la Shoah : «sauver des vies humaines à tout prix». En dehors de cet impératif unique, tout est permis. Or, au moment même où la passion humanitaire clame urbi et orbi son désir de conserver en vie le moindre souffle humain, des démences assassines, des passions démocidaires se donnent libre cours.

«LISEZ :», «NE LISEZ PAS :»
En 1931, la Librairie José Corti édite un catalogue des livres et publications surréalistes. En quatrième de couverture, sont disposées en colonnes et dans l'ordre chronologique deux listes antinomiques. Sous la rubrique «LISEZ :», figurent les noms de cinquante-six auteurs subversifs (depuis Héraclite jusqu'à Savinio) et sous la rubrique «NE LISEZ PAS :», ceux de cinquante-neuf écrivains plus classiques (de Platon à Malraux). On reconnaît là, dans une perspective plus ironique que dogmatique, le différend entre modernes et classiques. Ajoutons qu'André Breton remaniera par la suite les deux listes. Et nous autres, aujourd'hui ? 1° Nous sommes tiraillés entre écouter, regarder et lire. Mais nous préférons regarder un film, ou alors écouter de la musique, et seulement en désespoir de cause nous nous adonnons à la lecture. 2° Entre un bouquin et une bande dessinée, nous plongeons dans la BD. 3° Il y a une quantité de livres que nous n'ouvrirons pas, pour la bonne raison que nous les connaissons déjà par ouï-dire. 4° Un soupçon pèse sur la lecture. Ne serait-ce pas un plaisir solitaire ? 5° Quitte à lire, ce sera pour en causer, et nous irons piocher dans les listes des meilleurs ventes. 6° Entre la flatterie de la pub, le copinage de la critique et le réchauffé des campagnes prônant la lecture, plus personne ne semble croire qu'un livre se défende de lui-même. 7° Plus les auteurs se professionnalisent, moins il y a d'amateurs parmi les lecteurs. 8° Mais n'aurait-on pas attrapé la phobie du livre durant les années d'école et d'université ?

Le génie du troupeau
Sans doute, sous d'autres cieux, à Tahiti ou en une paisible Arcadie, paissait le troupeau humain, conduit par quelque pasteur divin. On peut en rêver, tout en lisant Le Politique de Platon ou Les Immémoriaux de Victor Segalen. Ou plus exactement, nul besoin de rêver. Nous y sommes de plain pied. L'ancien mythe se réactualise sous nos yeux. D'abord, la démocratie, en égalisant les droits des hommes, réalise la condition du troupeau. Ensuite, le capitalisme mondial, en alimentant six milliards de bouches, subvient aux besoins des populations. Sans compter l'humanitaire sanitaire, qui veille sur les plaies et les bosses. Enfin, et c'est là le vrai miracle, le bonheur de la multitude est assuré puisque les individus du grand nombre sont tous sans exception des génies. En fait, trois étapes ont été franchies : 1° la royauté et le gouvernement ont été abolis; la démocratie nous a délivrés de la politique; 2° les besoins matériels ont été satisfaits et des désirs immatériels inventés; le capitalisme a popularisé la déliaison dans les relations sociales et l'innovation dans la technique; 3° Où en est le communisme du génie ? Les individus du grand nombre se rassemblent-ils ou se dispersent-ils ? Raffolent-ils des microdurées qu'ils se mettent sous la dent ? Les génies sont-ils photogéniques ? Nous le saurons au prochain numéro.

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