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19/05/2008

Brûler la sorcière, par Jean-Gérard Lapacherie



317798790.jpgM. Sylvain Gouguenheim enseigne l’histoire médiévale à l’École normale supérieure de Lyon; il est spécialiste des mystiques rhénans, du savoir et de la pensée au haut Moyen Âge, de la transmission culturelle. De lui, de grands éditeurs ont publié quatre ouvrages : sur Hildegarde de Bingen, les terreurs de l’an mil, les chevaliers teutoniques, les racines grecques de l’Europe chrétienne. Il en prépare un cinquième sur l’histoire des croisades. À la suite, entre autres historiens, de MM. Duby, Le Goff, de Mme Pernoud, il récuse la vision d’un Moyen Âge sombre, obscur, barbare, suite de siècles d’ignorance et de bestialité guerrière ou «âge médian» (dix siècles) entre deux grands moments de la civilisation : l’Antiquité et la Renaissance. Cet historien, qui écrit avec clarté et allégresse, pratique avec talent le libre examen, n’hésitant pas à récuser les idées reçues ou à rejeter les thèses qu’infirment les faits. En bref, c’est un maître qui fait honneur à l’Université française.


En mars 2008, de M. Gouguenheim, les Éditions du Seuil ont publié, dans la collection «L’Univers Historique», l’une des plus sérieuses qui soient et au catalogue de laquelle figurent les œuvres des meilleurs historiens, qu’ils soient français ou étrangers, un ouvrage au titre à la fois étonnant et éloquent : Aristote au Mont Saint-Michel, mais dont le sous-titre est explicite : Les racines grecques de l’Europe chrétienne. La collection, l’éditeur, l’auteur, tout respire le sérieux, le savoir, la connaissance. Cet ouvrage, dont le texte occupe un peu moins de 200 pages, qui compte 13 pages d’annexe, 45 de notes, 15 de bibliographie sélective et qui comprend 557 notes, certaines citant plusieurs ouvrages, soit près de trois références par page, aurait été qualifié, il y a un siècle, de monument de la connaissance historique. M. Gouguenheim y examine la thèse «dominante», jusque dans les hautes sphères de l’Université, de l’Europe, de l’État, que voici : «Que les «Arabes» aient joué un rôle déterminant dans la formation de l’identité culturelle de l’Europe est une chose qu’il n’est pas possible de discuter, à moins de nier l’évidence». Le titre résume l’entreprise : c’est au monastère du Mont Saint-Michel que les œuvres des savants grecs, dont Aristote, ont été traduites en latin, avant que ne soient connues en Europe les versions latines des versions arabes, elles-mêmes adaptées du syriaque, d’une partie de ces œuvres. La conclusion est claire : du VIe au XIIe siècle, l’héritage grec (médecine, sciences, mathématiques, philosophie, logique, grammaire, politique, etc.) a été pensé à Byzance, en Asie mineure, par les communautés chrétiennes syriaques vivant sous le joug des envahisseurs arabes, dans les monastères d’Europe de l’Ouest : Mont Saint-Michel, Mont Cassin, à Paris, à Amiens, dans les écoles de Charlemagne, dans les monastères du Rhin, à Oxford, etc. L’Europe n’est pas sur les rives de la Méditerranée, mais dans les brumes du Nord, dans la vallée du Rhin, à Oxford, à Paris, au Mont Saint-Michel… De fait, les Européens ont accédé au savoir grec, sans qu’ils fussent éclairés par l’islam ou par les guerriers d’Allah ou par les oulémas, savants en islam, ou par les cadis, juges religieux chargés d’appliquer la charia, qui ont soumis l’Espagne à la loi d’Allah.
La thèse n’est en rien diabolique, démoniaque, contraire aux droits de l’homme ou criminelle. Or, c’est pour criminelle qu’elle est tenue et son auteur est désigné à la vindicte des fous furieux qui ont tué Van Gogh ou Farag Foda ou qui veulent la peau de Mmes Ayan Hirsi Ali et Nasreen. Même le journal Le Monde est suspecté de complicité, puisqu’il aurait eu l’audace insensée de publier au début du mois d’avril une recension du livre de M. Gouguenheim, qui ne se résumât pas à une purification au lance-flammes. Voilà donc le quotidien de la révérence accusé de servir la soupe aux islamophobes, aux partisans du choc des civilisations, aux racistes et aux amateurs de croisades.
La controverse n’est pas anormale : elle est consubstantielle de l’Université, elle en a fait l’histoire, que ce soit la controverse qui a opposé Thomas d’Aquin aux partisans d’Averroès au sujet de l’unité de l’intellect humain, celle de Valladolid sur l’âme des indiens d’Amérique ou celle, connue grâce à Pascal, sur la «fréquente communion», qui a opposé les partisans du grand Arnauld, docteur de la Sorbonne, aux Jésuites et aux théologiens de la même faculté de Paris. Ces controverses ont porté sur des thèses, infirmées ou confirmées, et les individus n’ont pas été attaqués ou rabaissés. Il y a eu de la virulence peut-être, jamais d’attaques ad hominem, jamais de suspicion sur les intentions cachées, jamais de volonté de nier l’autre. L’affaire Gouguenheim n’a rien de ces controverses; elle a tout de la curée, de la chasse à l’homme, de l’hallali, d’une épuration, de la démonologie, de la condamnation au bûcher de la sorcière; c’est un procès de Moscou, ce sont les talibans donnant l’assaut aux Bouddhas de Bamyan, c’est tous contre un ou tous ensemble, tous ensemble, tous, des supporteurs avinés contre un intellectuel isolé.
Les auteurs du premier pamphlet publié dans Le Monde le 24 avril et qui ont vu en M. Gouguenheim le démon n’ont pas lu son livre ou, s’ils l’ont fait, c’est à la manière des commissaires du IIIe Reich lisant les livres écrits par les Juifs : on déchire et on brûle. Je cite : «dans son éloge de la passion grecque de l’Europe chrétienne, Sylvain Gouguenheim surévalue le rôle du monde byzantin, faisant de chaque «Grec» un «savant», de chaque chrétien venu d’Orient un passeur culturel». M. Gouguenheim 1) n’écrit pas d’éloge; 2) ne dit pas que l’Europe chrétienne a vécu, entre le VIe et le XIIe siècles, une «passion grecque»; 3) évalue à quelques dizaines par siècle, entre le VIe et le XIIe siècles, le nombre de «savants», aussi bien à Byzance qu’en Asie mineure ou en Islam ou en Europe, qui s’adonnaient à la «science». Je cite : «D’Aristote, Sylvain Gouguenheim semble ignorer que la pensée scolastique du XIIIe siècle a moins retenu la lettre des textes que le commentaire qu’on en avait déjà fait, comme celui d’Averroès, conceptualisant les contradictions entre la foi et une pensée scientifique qui ignore la création du monde et l’immortalité de l’âme». M. Gouguenheim ne dit rien de cela, pour une raison simple, que chacun comprendra immédiatement : son «enquête», au sens où Hérodote emploie le mot «histoire», porte sur une période délimitée, du VIe au XIIe siècle. Pour ce qui est du cadi ou juge religieux chargé d’appliquer la charia, Ibn Rouchdi, dit Averroès, il montre que 1) celui-ci ne connaissait pas le grec, mais utilisait des traductions; 2) qu’au fil du temps, ces traductions, excellentes quand elles étaient le fait d’Hunayn Ibn Ishaq, le médecin syriaque, habitué à transposer le grec dans une langue sémitique, étaient de plus en plus éloignées du texte grec, surtout après le Xe siècle et que la pensée d’Aristote y était déformée. Je cite : «Les chrétiens d’Orient ne sont certes pas musulmans, mais ils sont islamiques, en ce qu’ils sont partie prenante de la société de l’islam et étroitement intégrés au fonctionnement de l'État». Que répondre à cela, qui relève de la pure et simple apologie religieuse et qui échappe à toute raison ?
Un autre détracteur – en apparence le plus sérieux – dévide le chapelet «histoire fiction, amateur de croisades, disciple d’Huntington», 11 septembre à l’envers, etc., le tout couronné, bien entendu, de l’incontournable islamophobie. Ce mot est une injure. La phobie étant une maladie mentale, qualifier ainsi tout discours sur l’islam revient à tenir la moindre critique pour un blasphème, lequel, comme on le sait, est puni de mort. Or, M. Gouguenheim ne critique ni l’islam (religion), ni l’Islam (civilisation), ni les musulmans, pour une raison que chacun comprendra : il traite du monde grec et de l’Europe. Certes, sur l’islam, il ne se répand pas en louanges, ce qui n’est pas un crime, du moins pour le moment; il se contente d’établir ce qui est ou a été, de la façon la plus objective possible. Ne pas se faire le chantre de l’islam, ce serait donc ça la définition de l’islamophobie ! Le terme islamophobie a été utilisé en 1980 par un ministre de Khomeiny qui, en traitant de dérangés mentaux les journalistes auxquels il répondait, voulait cacher l’épuration dont étaient victimes alors en Iran les Bahá'ís et les intellectuels. Que dirait-on d’un individu qui ferait siens les slogans nazis ? Qu’il est démocratophobe, tolérançophobe, altérophobe ou, plus simplement, qu’il est à enfermer ?
Se répandre dans la presse contre un livre qui n’a pas été lu ne suffisant pas, deux pétitions anti-Gouguenheim, signées de deux ou trois douzaines «d’universitaires», ont été publiées, la première dans Télérama, la seconde dans Libération, journal qui, comme chacun sait, est un modèle de vertu, puisque ses journalistes tenaient il y a trente ans le génocide du peuple khmer comme une grande avancée de l’humanité vers le paradis communiste. La première, celle de Télérama, émanant de quelques collègues de M. Gouguenheim à l’ENS de Lyon, est toute politique. M. Gouguenheim a été sommé de s’expliquer sur les liens qu’il aurait entretenus avec un groupuscule qui défendrait, sur Internet, «l’Occident», suspicion d’autant plus plausible, selon eux, qu’il a publié un livre intitulé Les Chevaliers teutoniques (Tallandier, 2007) et que, comme chacun sait, les SS seraient les derniers avatars de ces soudards moyenâgeux. C’est l’habituelle reduction ad hitlerum des staliniens, rumeur sans fondement, puisque M. Gouguenheim critique, dans l’annexe 1 d’Aristote au Mont Saint-Michel (pp. 203 à 206), les idées de Mme Hunke (1913-1999), amie d’Himmler, nazie convaincue haïssant les Juifs et les chrétiens et qui, dans un ouvrage publié en 1960, Le soleil d’Allah brille sur l’Occident, développe les mêmes thèses que ses principaux détracteurs.
La seconde pétition émane de chercheurs du CNRS. Ils sont spécialistes de l’islam (religion) et de l’Islam (civilisation), islamologues ou apparentés; aucun n’est spécialiste, sauf un ou deux, de la culture ou de l’histoire de l’Europe. Ils tiennent donc pour un blasphème qu’un non islamologue ou un historien non musulman étudie la formation de l’Europe et la transmission à l’Europe médiévale du savoir grec. L’un d’eux est membre de l’Unité de recherche Islam médiéval. Il a pour spécialité Al Andalous et il n’écrit que sur l’islam. A ses côtés, se tient son disciple, membre du même Islam médiéval et auteur d’une thèse sur «l’urbanisation et la déprise urbaine pendant la crise mamelouk, 1346-1425». Un autre de ces pétitionnaires est membre au CNRS du Centre d’histoire des sciences et des philosophies arabes; elle a publié des ouvrages sur Avicenne et sur l’Histoire des sciences arabes. Le titre de ce livre aurait été plus juste, s’il avait été «histoire des sciences dans le monde arabe», puisque la science n’est jamais définie ou caractérisée par l’ethnie ou la race de ceux qui s’y adonnent, sauf, étrangement, quand il est question d’arabes. Enfin, le dernier signataire un peu connu est un Égyptien, qui a peut-être été naturalisé, couvert de médailles et récompenses, parmi lesquelles, en 1990, la médaille du Centre de recherche de l’OCI ou Organisation de la Conférence islamique (elle lui a été décernée pour l’ensemble de ses travaux) et, en 1998, le Prix mondial du meilleur livre de recherche en islamologie que lui a remis le président de la République islamique d’Iran, etc. Il est aussi membre des Académies de la langue arabe de Damas et du Caire. Comme tout se fait en famille, le fils de cet Egyptien réclame aussi des comptes à M. Gouguenheim. Le seul qui n’ait pas ce profil islamique est professeur de philosophie médiévale en Suisse, à l’Université de Genève.
À la lecture de ces pétitions et prises de position, on comprend mieux ce qui nourrit la fureur des détracteurs de M. Gouguenheim. Ces islamologues, qui, pour certains, sont de simples chantres de l’islam dit des lumières ou des Lumières de l’islam, tiennent l’Europe pour leur chasse gardée. C’est leur champ de recherches, leur pré carré, leur fonds de commerce. Ils en sont les propriétaires de toute éternité. Aucun intrus n’a le droit d’y pénétrer.
Tout se passe comme si, pour eux, l’Europe était un appendice de l’islam et comme si toute tentative pour redonner à l’Europe médiévale une autonomie culturelle, fût-elle limitée, était un crime de lèse-majesté.