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30/11/2010

Un endroit où aller de Robert Penn Warren

Crédits photographiques : Finbarr O'Reilly (Reuters).

2827293822.2.jpgRobert Penn Warren dans la Zone.





CCSzqFjWAAAlYlJ.jpgUn endroit où aller sur Amazon.


Prétendre que l'on ne sort pas bouleversé de la lecture d'Un endroit où aller serait mentir. C'est sans conteste l'un des plus grands romans de Robert Penn Warren. L'un des plus étonnants aussi, par la place que l'écrivain accorde à la sexualité, à l'humour et à la parodie, par l'ampleur des thèmes (l'amour, la quête de la connaissance, la nostalgie des origines, le temps historique et humain, le sens d'une existence, etc.), thèmes qu'il orchestre avec un lyrisme et un sens de la narration qui ne peuvent qu'éblouir et ranger l'auteur parmi les plus grands, Melville, Conrad, Faulkner et, de nos jours, Cormac McCarthy.
Autre particularité de cet imposant roman, l'usage de la première personne du singulier, puisque nous suivons un certain Jed Tewksbury durant plusieurs dizaines d'années de sa vie, depuis son Alabama natal en passant par l'Europe (la France, l'Italie) et son retour aux États-Unis, couvert de lauriers universitaires.
L'impression générale qui se dégage de la lecture de ce roman pourrait être celle d'une attente, d'autant plus exacerbée que notre héros, pourtant doué et sensible, courageux même lorsqu'il se bat contre les soldats nazis (abattant l'un d'eux de sang-froid), paraît pouvoir être rangé dans la catégorie des hommes creux. Dès les premières pages du roman, l'attente se fait pressante, d'autant plus que nous ne savons pas ce que Jed attend : quitter son village de péquenots sudistes, pour effacer la honte d'un père perpétuellement saoul qui est mort en tombant de son chariot, un soir qu'aviné, il décida de se masturber sur la croupe de ses mules ? Attend-il au contraire de rencontrer la femme idéale, chacune des femmes qu'il aura aimées ne composant qu'une figure imparfaite d'une épouse qui ne peut être de ce monde ? Attend-il tout simplement que la vie passe, les jours se suivant de façon monotone et n'apportant que leur maigre lot de joies simplement humaines ? Nous ne le savons pas, nous ne savons même pas, à la fin de ce long roman, ce que Jed Tewksbury aura attendu au cours de sa vie magnifique et sordide. Mais le sait-il lui-même ? J'en doute : «Cette impression d’être là, la respiration incroyablement silencieuse, tandis que la nuit grandit, grandit au-dehors, ou que, dans les ténèbres de l’été au loin, les insectes s’obstinent, c’est cela l’attente de ce quelque chose dont je parle; mais l’attente de quoi ? De quoi ? En ce qui vous concerne, je ne peux le dire… De ce que peut être parfois la vie, et de ce qu’elle devait être pour moi dans la période que j’entreprends maintenant de raconter» (1).
Nombreuses pourtant seront les occasions où le narrateur se sera senti tout proche de découvrir une vérité ancestrale, la vérité peut-être révélée par de minuscules épiphanies, au sens que Joyce donnait à ce beau mot, qui toutes le décevront : «Mais, dans cette région, il y a toujours, tout au début de l’été, une soirée où, dans la lumière pure et stable, toutes les formes – celle de la feuille accrochée à sa branche d’érable, de l’angle d’une cheminée, de la tête et du bec tendu de l’hirondelle en train de plonger dans la lumière jaune safran –, toutes les formes donc se détachent avec le relief et la clarté d’une révélation parce qu'en fait la lumière semble non pas venir d’une source lointaine, mais s’épanouir calmement, comme diffusée par la terre elle-même» (pp. 71-1).
La rencontre avec la femme sera elle-même gage et promesse (déçue) de cette vérité. Mais femme et vérité se dérobent dans l'acte même qui nous fait croire que nous les possédons : «Maintenant cependant, on remarquait sa beauté pour ce qu’il y avait en elle de non réalisé, un non-épanouissement bien loin des certitudes et portant la marque d’une sombre nostalgie. Et rien n’attire plus mon âme (ou, plus exactement, n’en était venu à l’attirer) que cette sombre nostalgie de la vérité : des yeux sombres contemplant fixement un lointain métaphysique, des lèvres entrouvertes, comme assoiffées, un repli sur soi au milieu de la foule» (p. 495).
Certes, plus d'une fois Jed aura le sentiment douloureux qui se traduit par une espèce de déséquilibre, d'appel d'air qui vide les poumons et semble même aspirer vos organes, que le monde et sa propre destinée enroulent leurs torsades pour former la double hélice de la connaissance totale. Par essence, cet indicible atome du rayonnement d'une conscience s'étendant jusqu'aux confins de l'univers, ne peut être saisi, peut-être parce qu'il obéit à des lois mystérieuses qui ne sont point sans rappeler celles qui régissent le monde quantique : observer un phénomène, c'est déjà le modifier. Ainsi : «Il n’y avait pas d’autre mot pour définir ce qui m’arrivait. On aurait dit que tout ce dont j’avais eu confusément l’intuition quand j’étais entré dans cette pièce quelque trente mois plus tôt s’illuminait brusquement pour emplir ma vision de toutes les tristes méprises de mon existence passée : la rage dévorante, les tâches abrutissantes et vaines, le mépris de soi-même, le plaisir forcené et élémentaire pris avec les petites Négresses derrière la gare de Dugton, ou bien les moments de surprenante importance où la tendresse nous piégeait, Dauphine Finkel et moi, entre ses draps parfumés, au-delà de la sueur partagée et des subtilités du marxisme, la mêlée aveugle dans laquelle les corps plongent quand le centre s’empare du ballon, le timbre ironique des acclamations, la voix de Rozelle Hardcastle criant mon nom à travers la nuit de juin tandis qu’elle courait derrière moi après le bal, les rêves, la masturbation et le rire gloussant de la cour de l’école jadis – toutes ces choses (semblables à de la limaille de fer qui, éparpillée sur une feuille de papier, se rassemble en un dessin polarisé quand on passe un aimant par-dessous) s’organisaient en une explication qui donnait un sens à la vie» (p. 117).
La connaissance, le savoir, la volonté de s'extraire de la boue dans laquelle barbotent les pourceaux par l'apprentissage des langues anciennes puis l'étude acharnée de Dante pourront-ils eux-mêmes garantir à Jed que la vie n'est pas simplement un conte raconté par un idiot, comme l'exemple précédent nous le prouverait ? : «Et voilà que, maintenant, l’image s’était soudainement révélée à moi, et, émerveillé, je me tenais au milieu de ce monde pour lequel, cependant, je ne trouvais pas de nom – et ne devais pas en trouver avant ma dernière nuit en cet endroit où le docteur Stahlmann [le professeur de Jed] l’a prononcé : imperium intellectus. Je n’avais pas trouvé de nom pour lui, mais, en y entrant, avec des sentiments exacerbés justement par cette absence de nom, je débordais de gratitude, de la conscience de mon indignité et de terreur respectueuse» (p. 106).
Donner un nom à une réalité dont le jeune Jed ignorait à peu près tout est certes un premier pas vers l'illumination, du moins vers la prise de conscience première : je sais que je ne sais rien. Mais l'exemple du savant féru de langues anciennes se chargera vite d'un signe négatif. Stahlmann, lui-même l'affirme, est un impuissant, comme le sont tous les grands intellectuels qui n'ont rien créé, qui n'ont ajouté leur nom qu'au bas des notes des pages d'une thèse oubliée par tous. L'image finale est sans appel et annonce la suite des événements, le suicide de l'exigeant professeur. Je cite un extrait de ce long et magnifique dialogue entre le maître et son élève : «Ils croient qu’ils vont écrire le grand livre. Et – il [Stahlmann] me sourit – je crois que vous, vous le ferez. Vous avez la… la colère, l’innocence, l’invincible…
Il leva la main comme s’il voulait m’empêcher de parler. Non, dit-il, je n’allais pas dire : «l’invincible ignorance». Non, permettez-moi, en toute affection et envie, de dire : la sancta simplicitas. Pour m’exprimer en d’autres termes, il y a quelque chose qui vous manque, quelque chose dont vous ne connaissez pas le nom. Seule cette… cette forme d’ignorance, mon cher enfant, peut mener à la grandeur.
De nouveau ses yeux parcoururent la pièce. Mais moi, je ne l’ai pas fait, dit-il. Je n’ai pas écrit ce livre. Oh ! bien sûr, j’ai écrit beaucoup de livres. J’ai gonflé l’évidence, comme un ballon d’enfant. Ou j’ai sculpté des noyaux de cerise» (p. 120).
Impuissance que cette sculpture absurde. Impuissance aussi que cette ignorance que l'on dit sainte, au moins autant par provocation que par détestation de sa propre complication ! Il y a, chez le grand homme ayant consacré sa vie à la connaissance une pulsion irrésistible à la destruction provenant du fait qu'il sait ne point pouvoir égaler les œuvres qu'il connaît mieux que toute autre personne, peut-être mieux encore, risquons cette folie, que celui qui les a écrites.
Cette pulsion n'est peut-être que la forme strictement banale, laïcisée, du vieux pacte avec le démon. La connaissance à tout prix ou plutôt, à n'importe quel prix, y compris celui de l'aimée (2) : «Apparemment, par quelque nuit sans lune, sur quelque lande désolée où les blocs de rochers blancs grimaçaient comme des squelettes dans l’obscurité, j’avais conclu un marché avec le Prince de ce monde : mon succès en échange de la vie d’Agnès. Et lui, en honnête homme qu’il était, il avait respecté scrupuleusement les termes du marché» (pp. 183-4).
Agnès, dont le portrait touchant nous fait soupçonner l'existence d'une femme simple que Jed n'aura visiblement pas su aimer, alors que la grande et impérieuse figure de Rozelle brûlera le narrateur, non sans que celui-ci ne s'amuse de son propre sort, écartant la furie par la distanciation de l'ironique et savante parodie dont il ne peut décidément être la dupe : «Quand Énée arriva à Carthage pour rencontrer la reine Didon, qu’il devait aimer et puis, dans l’accomplissement de sa mission, abandonner aux flammes du destin, il se déplaçait, dit-on, sous la protection d’un nuage fourni par Vénus. Eh bien, moi, à mon arrivée à Nashville, mon nuage était un vieux wagon-bar délabré, et, si la déesse de l’Amour veillait sur mes pas, elle était incarnée par la pauvre fille pleine de courage et d’alcool, au bracelet surchargé de breloques et à la patte folle. Mais, même si Nashville n’avait que de lointains rapports avec Carthage – ce n’était qu’une prospère ville commerçante de moyenne grandeur de la Buttermilk Belt –, j’allais y trouver une reine» (p. 193).
Cette reine, nous avons déjà croisé son port altier, écoutant, comme le narrateur, «la voix de Rozelle Hardcastle criant [s]on nom à travers la nuit de juin tandis qu’elle courait derrière [lui] après le bal». Cette reine ou plutôt cette goule, Rozelle, magnifique créature que les hommes s'arrachent et que seul Jed semble recevoir comme un don rare qu'il ne saura, une fois encore, pas vraiment honorer, cette belle garce, au sens étymologique de ce terme qui en fait la moderne illustration de la belle dame sans merci des poètes chlorotiques, est la condensation de l'esprit même du Sud profond : «La conclusion de cette généralisation, pour restreint que soit le nombre des spécimens considérés, est que la jeune fille du Sud a le talent, qu’elle déploie simplement, dans la majorité des cas, pour l’empêcher de rouiller, de vous donner l’impression, quelques minutes seulement après vous avoir rencontré, que vous avez, elle et vous, en commun quelque héritage aux résonances profondes bien qu’inexprimables, quelque somme d’expériences à la laquelle toute remarque, fût-elle la plus anodine, constitue une allusion secrète; quelque germe d’intimité qui, à l’instant même, est capable de s’éveiller et de bourgeonner» (p. 231).
Ainsi les amants magnifiques ne forment-ils jamais un couple. L'un face à l'autre ils se dressent, comme deux statues de sel brûlées de désirs inassouvis, comme deux blocs de solitude, mais d'une solitude que Robert Penn Warren prend le soin de définir en l'opposant à celle que provoquent les paysages de l'Ouest américain : «En tout cas, cette solitude était pour moi d’une espèce nouvelle. Car, contrairement à cette hémorragie dispersant l’être à l’horizon, la solitude que j’avais si bien connue – celle du Sud et non de l’Ouest – était une hémorragie de l’être vers l’intérieur, loin du monde qui l’entoure, se déversant dans un infini interne semblable à une oubliette» (p. 151).
Nouvel échec, cette fois amoureux, de Jed. Ce ne sera point le dernier puisqu'il finira par se marier une seconde fois et même avoir un enfant dont il quittera la mère avant, peut-être (ce sont les toutes dernières lignes de notre roman), de la retrouver pour former enfin ce bloc destinal (3) dont l'absence, pour l'heure, constitue une souffrance. Ainsi, alors même qu'il est devenu père, le sentiment d'une brisure intime, déchirante, taraudera l'esprit du narrateur : «Parfois en fait, plus ou moins consciemment, j’envisageai de lui écrire [à son fils, Ephraïm] pour lui demander d’y aller maintenant; en Alabama au lieu de l’Ontario. Naturellement, il irait. Alors, tout dans ma vie serait différent. Pourquoi n’irait-il pas là-bas plutôt qu’au Canada ? Alors toute ma vie se tiendrait. Tout ferait bloc. Je cesserais de m’éveiller la nuit en me demandant où j’étais, pourquoi j’étais venu là (où que ce soit), pourquoi tout ce que je faisais, si consciencieusement que ce soit, semblait ne plus avoir aucun sens, pourquoi il m’arrivait parfois, quand je m’étais enfermé dans mon studio sous les toits, de ne pas pouvoir supporter de penser au passé ou d’envisager l’avenir» (p. 553).
Savoir conséquent, lecture éclairée et lumineuse apparemment pour ses propres élèves, de Dante, amours intenses qui ne mènent à rien sinon, peut-être, à comprendre l'horreur de l'acte sexuel lui-même, révélant, dans un éclair de lucidité suffisamment intense pour provoquer une espèce de dissociation de l'esprit du narrateur, un puits d'immémoriale obscurité contre lequel la littérature dresse sa lumière vacillante (4), toutes ces voies paraissent sans issue. Ou bien, s'il s'agit de voies que l'on peut emprunter, elles ne mènent nulle part, sinon dans les couloirs d'un labyrinthe au centre duquel, certainement, la vérité ne se tient même pas, ardent Minotaure pas franchement pressé de nous dévorer ni même de venir jusqu'à nous (5).
Reste à explorer, peut-être, la dimension que le titre du roman annonce sans ambages et qui pourtant, à son tour, n'aboutira nulle part. Il s'agit, pour Jed comme pour Rozelle, de trouver un lieu où aller, puis se tenir et surtout se retenir. Ce lieu impossible n'est-il pas le Sud profond que tous deux ont fui, où Jed a reçu l'interdiction, par sa propre mère qui ne le verra même pas le jour de sa mort, de revenir ? : «Tu vois, dit-elle, comme si elle apportait tout son soin à cette explication, ici il fait partie de tout, et tout fait partie de lui. Il a sa place, un endroit où il est chez lui» (p. 240). Amour et haine du Sud natal sont tout bonnement indissociables dans l'esprit de Jed et de sa plus fameuse maîtresse, Rozelle. Curieusement, ce Sud, qui est quelque chose (une terre pétrie d'histoire) n'est, entre les deux personnages, rien du tout, ou alors une chose chargée d'une énergie purement négative, celle de la solitude : «Mais si, nous avions en fait quelque chose de commun : la solitude. Nous pouvions donc nous raconter toutes les choses qui nous étaient arrivées au cours des années pour aboutir à cette solitude. Je lui racontai mes jeunes années en Alabama, je lui racontai comment mon père, tombant de son siège dans la mort, était entré dans la légende et devenu une bonne histoire, je lui racontai toutes mes bagarres dans la cour de l’école, et aussi le rêve fou qui m’avait fait imaginer qu’un mot dans une langue étrangère nous ouvrait une fenêtre sur un monde racheté. Je lui dis que je ne le croyais plus maintenant. Je lui dis que par haine du Sud je l’avais fui et que j’avais toujours pensé, à partir de là, que cette fuite était responsable de ma solitude. J’avais fui, mais je n’avais trouvé aucun endroit que je puisse fixer comme but à ma fuite» (pp. 510-1).
Importance vitale du lieu, seule réalité capable de donner corps contre l'abstraction du monde (6) qui, enfin, au terme de la longue route, ne vous rejette point et, surtout, aussitôt vu, vous plonge dans l'inexplicable tristesse, le vide de la conscience et la suspension béate des muscles suivant quelque juvénile déperdition de matière, comme si le jeune homme, au moment de comprendre la fugacité douloureuse du plaisir, percevait aussi l'incomplétude essentielle de sa condition, qu'une libération orgasmique (7) ayant à peine duré le temps d'un clignement de paupière (8) est bien incapable de magnifier. Les images, ici, évoquent la séparation, la certitude, d'autant plus forte d'avoir été presque concrétisée, de se tenir à portée de main du secret enfin révélé, qui se dérobe au dernier instant : «Puis notre danse prit fin. Et le bal lui-même – comme tous les autres bals – allait finir juste au moment où on avait l’impression qu’il commençait vraiment, où l’on avait franchi une ligne, appris quelque rite secret. Puis, à trois heures et demie du matin, ou plus tard, s’approchant sur le chemin on voit la forme blanche et imprécise de sa maison, puis, à l’instant où la lumière des phares l’atteint, on la découvre brusquement qui se détache en lignes nettes d’eau-forte sur le noir des bois; et l’on se sent submergé de tristesse, de culpabilité, d’un sentiment de perte et de vide, un sentiment impossible à préciser mais qui ressemble, plus que tout, à celui qui suit quelque épisode juvénile de masturbation» (p. 275).
Il y a incontestablement, dans cette volonté éperdue de mettre fin à l'errance, condition de chacun des personnages d'un Cormac McCarthy, une critique patente de la déterritorialisation à laquelle procède notre époque, que Penn Warren dissèque par le biais d'un des amis de Jed, Stephan Mostoski qui, complétant les propos du professeur Stahlmann (9), déclare à son ami : «Nous sommes simplement en proie aux affres du modernisme, affirma-t-il, la mort de ce moi en nous qui n’a plus d’attaches avec un lieu. Nous sommes en route pour devenir des mécanismes magnifiquement efficaces et sans émotions qui sauront – si savoir n’est pas un mot trop démodé pour servir dans ce contexte – produire des mécanismes encore plus efficaces et encore plus dépourvus d’émotions» (p. 512).

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Est-ce pour mettre fin à cette errance que Jed retourne sur les lieux mêmes où il a combattu les fascistes et les nazis, en Italie, durant la Seconde Guerre mondiale ? Ce véritable pèlerinage, tout autant que le retour sur la terre qui vit naître Dante, est, aux yeux de Jed, la façon qui a peut-être le plus de chance de connaître quelque succès de trouver ou retrouver (10) une terre pour laquelle quelques combattants valeureux (que Jed surnomme ses «desperados») n'ont pas eu peur de se battre. Ce voyage est aussi l'occasion inespérée de revoir une œuvre d'art, présentée au Palazzo Publico de Sienne, la fresque peinte par Simone Martini, Guidoriccio da Fogliano all'assedio di Montemassi, ayant marqué durablement le narrateur et dont il interprète à ses propres fins l'allégorie transparente : «C’est là que j’avais l’intention d’aller tout droit, au Palazzo; je franchirais le seuil et j’observerais le chevalier caparaçonné chevauchant à travers le monde dévasté, avec ses grises cités fortifiées miniatures, apparemment dépourvues d’habitants, en arrière-plan. Ainsi le chevalier avance à travers le monde dévasté, seule marque ou source de vie. Je me rappelle qu’il y a longtemps, quand la guerre, ma petite guerre, avait roulé avec un grondement de tonnerre vers le nord, j’étais venu me planter là et j’avais découvert l’image du monde vide; la seule différence était que le chevalier dans le tableau obéit à la logique de sa mission. L’observateur poussiéreux, immobile dans cette noble salle, qui le contemplait n’avait pas de mission» (p. 518).
L'homme moderne est l'homme sans mission, dont le moi n'a d'autre existence que celle d'un pur présent végétatif ou animal (11), l'homme, donc, unidimensionnel selon Marcuse, en ce sens qu'une mission vous confère épaisseur et profondeur, épaisseur d'un passé dont vous devez convoquer la sagesse pour mener à bien ce qui vous a été confié dans le présent et dont la réussite ou l'échec auront des conséquences sur l'avenir, profondeur des terres qu'il faut traverser, au risque de sa vie, pour l'accomplir ou ne point s'en montrer digne, échouer.
Constat quoi qu'il en soit fort amer que celui de Penn Warren qui écrit, dans les toutes dernières pages de son roman : «Je m’assis sur une pierre tombale effondrée et couverte de mousse et réfléchis à la vanité de tous mes efforts pour ne pas me retrouver tout seul. On ne m’avait pas jugé digne de prendre place sur le gazon ensoleillé de la vision de Dante pour écouter la musique bénie qui était le langage des saints et des sages – ou bien je n’en avais pas rapporté des échos assez justes pour ouvrir les oreilles des autres. Je n’étais finalement pas un citoyen de l’imperium intellectus. Mes papiers de naturalisation étaient des faux. Quant à la pensée charitable que le docteur Stahlmann, il y avait bien longtemps, avait fait miroiter à mes yeux, l’espoir que ma colère, mon innocence, ce qu’il appelait ma sancta simplicitas, me permettraient d’écrire quelque chose de valable – quelle comédie ! La mystérieuse colère était encore là et toujours aussi peu tempérée, Dieu sait ! Mais ma simplicitas n’était pas sancta. Ma simplicitas avait perdu ce caractère saint, cette certitude que tous les hommes étaient réels, et que cette réalité faisait d’eux des frères. Et à la place de cela, je n’avais plus qu’un grand nombre de fiches, de trois pouces sur cinq, portant des notes de mon écriture large et bien lisible. Mais un homme ne pouvait-il prier ?» (pp. 583-4).
Brûlante, terrible question à vrai dire (Jed, peut-être, parviendra à prier, du moins lorsqu'il écrira à sa femme, Dauphine, lui demandant, dans les dernières lignes du livre, de lui accorder la bénédiction de sa présence), mais question à laquelle en tout cas nous pouvons répondre, en affirmant qu'Un endroit où aller, un roman que l'on devine très autobiographique, est une immense et prodigieuse prière.

Notes
(1) Un endroit où aller [A Place To Come To, 1977] (traduction par Anne-Marie Soulac, préface d’Yves Berger, lecture de Raymond Las Vergnas, Actes Sud / Labor / L’Aire, coll. Babel, 1991), p. 24. Toutes les références entre parenthèses renvoient à notre édition.
(2) À la fin de son roman, Robert Penn Warren écrira de nouveau : «Ce n’était qu’une coïncidence, mais comment appeler coïncidence ce qui semble se conformer à la logique interne des choses et confirmer le destin ? Comme je l’ai dit, mon premier essai, Dante et la Métaphysique de la mort, le petit ouvrage sur lequel devait reposer toute ma carrière, avait été écrit dans une sorte de transe tandis que mourait la pauvre Agnès, et, quand il connut un succès inattendu, j’en vins à croire qu’il avait été vraiment son arrêt de mort. Je commençai à avoir l’impression que quelque nuit sans lune, sur une lande désolée, où de grands blocs de pierre se dressaient comme un sourire de squelette dans l’ombre, j’avais fait un marché avec le Prince de ce monde, et lui, comme un gentleman, avait scrupuleusement exécuté ce que j’avais cru être la totalité de sa part du contrat» (p. 515).
(3) «Non, je ne le savais pas, mais, en cet instant, je découvris que je l’avais su sans le savoir. Et, le sachant, je compris qu’un concours massif de forces avait travaillé toute ma vie dans l’ombre à m’amener en ce lieu en cet instant. Tout sentiment de ma propre force, de mon identité même, sembla m’abandonner. Mais en même temps quelque chose d’étrange se produisit. Dans mon impuissance, il me sembla m’identifier à ces puissances mêmes qui m’avaient vidé de toute puissance. Je connus, en d’autres termes, ce que doivent connaître le héros, le saint, le marxiste, le criminel, l’artiste et le fou : l’identification avec le destin» (p. 292).
(4) «Ensuite les deux participants à l’acte restèrent étendus en silence, séparés, sans même chercher à se toucher. Même en cet instant où les corps venaient juste de se disjoindre (pas seulement maintenant, avec le recul du temps), il me semblait (il me semble) n’être qu’une conscience planant dans la pénombre de la pièce pour regarder les corps abandonnés comme des nageurs qui, après avoir traversé des houles dangereuses, restent affalés sur le sol, chacun prisonnier de son propre épuisement. Et maintenant, au moment où cette image ancienne – et cette impression ancienne – me viennent à l’esprit, je suis en train de me demander si ce n’est pas pour éviter de voir cette vision de cauchemar de l’histoire que tous les livres – y compris celui-ci – sont écrits» (p. 300).
(5) «Que la vérité tâtonne d’elle-même jusqu’à moi» (p. 381).
(6) «J’ai marché jusqu’à la boîte aux lettres, j’ai sorti le courrier; je ne l’ai pas regardé. Je suis resté debout dans cette abstraction éblouissante qu’était le monde» (p. 288).
(7) Béance du plaisir qui est pourtant la singularité des physiciens, dévoreuse de matière, sans l'existence de laquelle l'univers n'existerait point : «Je compris que l’orgasme était comme le «trou noir» des physiciens : une négativité dévorante dans laquelle toutes les contrariétés comme les aspects positifs de la vie disparaissent, ainsi que l’eau sale quand on tire sur la bonde au fond de l’évier. C’était la mort dans la-vie-au-delà-du-temps sans laquelle la-vie-dans-le-temps ne serait peut-être pas supportable, ni même possible» (p. 330).
(8) «Les moulages de plâtre d’hommes de Pompéi qui sont morts tout entiers attachés à la poursuite clandestine de quelque obsession suggèrent que, sans le moindre doute, plus d’un citoyen de la cité condamnée n’a pas même senti son cœur s’arrêter au moment où les cendres sont tombées alors qu’il abordait sa longue et sombre chute dans la félicité» (p. 312).
(9) «L’Amérique n’est qu’un sismographe. Avec la victoire, nous entrerons tous dans l'ère de la meurtrière innocence» (p. 121).
(10) «Je suis resté là longtemps, fasciné par la maison, profondément absorbé par la complexe comptabilité – débit-crédit – qui s’impose toujours à l’homme qui revient sur les lieux qu’il habitait dans sa prime jeunesse. Bien que les pensées de la jeunesse soient longues, longues, les pensées de l’homme qui a été ce garçon sont plus longues encore et prennent parfois toute la nuit» (p. 468).
(11) «Si rien ne vous est jamais arrivé, rien ne vous empêche d’être heureux. Et demain encore, puisque aujourd’hui rien ne vous est arrivé en dehors du fait que vous avez survécu. On pourrait dire, je suppose, que ce bonheur repose sur la découverte de l’essence du moi : quand devant vous s’écroulent les eaux sombres poussées par le vent chargé de neige et que derrière vous s’étend la toundra, alors la conscience du moi est le point de rencontre de la perception de l’absence du passé et de celle de l’absence d’avenir» (p. 469).