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10/03/2011

Chardonne, le don, le manque, par Didier Dantal (Infréquentables, 14)

Crédits photographiques : Denis Sinyakov (Reuters).

Tous les infréquentables.

«Chez moi, vraiment, au départ, il n’y a presque rien», confie Chardonne dans ses Lettres à Roger Nimier. Le presque-rien (où tout, en réalité, est dans le presque), la lacune, le manque – voilà le donné originel, l’élément fondamental dans le cas de Chardonne; voilà également ce qu’il nous donne. Il y a, chez lui, premier, un don du manque que son écriture, mieux qu’aucune autre, met en évidence, discerne : discernement du manque qui rend le don possible. Son œuvre n’existe et ne consiste que par ce défaut d’être, cette privation (ou donation) première : ne se laisse lire et écrire qu’à partir de cet indicible-là.
D’où aussi la discrétion d’une telle œuvre, qui pourrait en faire négliger l’importance. Au reste, l’œuvre de Jacques Chardonne n’est-elle pas toute entière fabrique du secret ? Et, de fait, à côté d’elle, face à elle, toute autre œuvre semble relever, peu ou prou, de l’indiscrétion, ou participer de cette obsession de la transparence – cette négation du donné originel, cette «trahison envers l’indicible» – qui est comme la marque d’une époque devenue incapable de communiquer le moindre secret : «L’homme a voulu savoir, et maintenant il est perdu»… Or le secret est le lieu propre, le lieu même de la littérature; son lieu natal. L’œuvre d’art, écrit Chardonne dans Attachements, «naît du secret, du retrait de l’être, en somme d’une concentration qui est une rupture, un éloignement de la vie en faveur de la vie». De sorte que l’on ne saurait dissocier le secret «bien gardé» de l’œuvre qui le garde : l’un n’existe pas sans l’autre. Que serait un secret informulé ? Il ne serait rien, sans cet artifice (l’œuvre) qui le manifeste et permet sa «formulation», révélant le secret comme secret, avec une sorte d'évidence qui est celle-là même du don. Artifice est d'ailleurs beaucoup dire : peut-être suffit-il d’écouter, de s’effacer, de se taire pour le «laisser parler» : «La vie m’a parlé, note encore Chardonne, mais si discrètement et d’une voix si basse que je n’oserais me prévaloir de sa confidence». Car si le secret est un mot (le plus beau peut-être des mots de passe), il consiste, précisément, à ne dire mot.
S’il y a donc bien une «qualité essentielle» aux yeux de Chardonne, c’est la discrétion : «Une description n’est supportable que si elle est discrète (1). On peut parler de soi, mais discrètement. On peut soupirer, mais discrètement, etc.» «La discrétion demande au lecteur un certain travail», poursuit Chardonne dans la même lettre, datée du 9 janvier 1962, au critique Matthieu Galey : travail de discernement précisément. Il y a en effet «une profondeur particulière dans la discrétion, une vraie profondeur, et qui échappe à l’auteur lui-même». Chardonne n’en fut point avare, c’est le moins que l'on puisse dire : Philippe Jaccottet parle de sa «discrétion presque excessive», extrême pudeur d’abord vis-à-vis de lui-même et qu’il n’a cessé d’approfondir. On en retrouve encore l’écho chez lui lorsqu'il raconte, dans Le Ciel dans la fenêtre, comment sortant du cimetière de La Frette, il aperçut à l’écart «une tombe admirable» : «Elle n’était pas très différente des autres; seulement elle était en pierre, une dalle avec un nom. Était-ce la pierre, sa densité et sa nudité singulière, ses proportions, j’ai longtemps regardé cette dernière trace d’un homme de goût; un homme que je n’avais pas connu quoiqu’il fût mon voisin. Il se distinguait encore de tous les autres dans la mort par sa tombe, la disposition de quelques lignes, une voix presque secrète dans la pierre que l’on peut appeler le style, et qui avait tant d’accent dans sa discrétion. C’était le peintre Marquet.» Une voix presque secrète, que caractérise sa discrétion, et par laquelle cependant un homme de goût se distingue au-delà de la mort : n’est-ce pas à cette seule survie que l’artiste peut, et doit, prétendre ? «Aussitôt j’ai pensé : là sera ma tombe, pareille à la sienne, dans la même rangée, près de lui».

«Ce qui importe, plus que les dons, ce sont les manques, précise Chardonne : comment on ruse avec ce qui nous manque; au fond de toute originalité il y a un défaut.» Et dans Attachements : «L’écrivain doit le meilleur de son art à ses privations. Trop de moyens d’expression consument l’être». En quoi finalement l'auteur de L'Épithalame rejoint l’ambition inhérente à toute œuvre d’art : l’art, considéré dans son essence «éternelle», n’est-il en effet rien autre chose que le don du Temps, c’est-à-dire le don d’un manque (comme si, Blanchot l'a bien vu, il ne pouvait y avoir don «que de ce que l'on n'a pas») – non pas pourquoi l’art, mais comment l’art «ruse» avec le Temps ? Voilà au fond le seul critérium.
Donc, oui, Chardonne (nous) donne le manque – je ne crois pas qu’il y ait eu jusqu’ici un écrivain qui nous ait donné le manque, ou plus exactement : qui nous ait donné le don du manque, comme Jacques Chardonne. Tel est le «don» de Chardonne, sa «façon de donner». «La façon de donner vaut mieux que ce qu’on donne. Il donnait peu, mais à la façon de Chardonne» (Robert Poulet). Aucun autre écrivain jusqu’ici, et jusque dans la moindre phrase, ne nous avait donné le don du manque, comme Chardonne – et personne d’autre après lui. C’est essentiellement par là que son œuvre est unique – comme une espèce de cas «limite» – dans la littérature et dans la langue françaises (et même dans la civilisation française), cette langue (ou cette littérature, ou cette civilisation : car, au fond, «c’est la même chose») que nous ne possédons plus aujourd’hui que sur le mode de la nostalgie, du désir utopique – jusqu’à ce jour où peut-être même le «manque du manque» ne se fera plus sentir… Et ceci explique pourquoi Chardonne reste aujourd'hui si difficile à entendre pour beaucoup de nos contemporains. «La langue française n’est plus comprise en France, nulle part, diagnostique l’auteur de Demi-jour; j’entends, le français qui fut enseigné aux grands individus de la Fronde par Mme de La Fayette et autres dames qui savaient parler; alors les mots n’avaient pas un sens absolument positif; on avait l’oreille fine, il fallait saisir la nuance, l’allusion, rectifier l’excès voulu, propre à réveiller l’esprit. On écoutait de tout son être. L’oreille, les yeux, c’est l’âme, du moins ses ouvertures».

Cependant, Chardonne continuera d’écrire «pour ceux qui savent lire», n’y aurait-il plus qu’un seul lecteur : «Un fidèle, c’est beaucoup». À cet égard, il est clair que son entreprise (non pas une littérature du secret, mais la littérature comme secret), tout singulière qu’elle est, tout imprégnée de «détachement» qu’elle paraisse (2), ne peut se comprendre et s’apprécier qu’au regard des circonstances de l’époque : ce sont elles qui confèrent au corpus chardonnien sa valeur d’exorcisme, de contrepoint nécessaire. Que signifient aujourd’hui les termes de «don» et de «manque», et quelle en est l’économie ? La littérature peut-elle encore susciter sa propre demande, dans la mesure où elle ferait le pari de la qualité et de l’intelligence ? A-t-on même encore besoin de la France et de ses produits quand notre ère semble définitivement livrée aux «marchands de médiocrité» et condamnée à ce réjouissant programme : «la même chose pour tous» ? (Il ne faut pas oublier que Chardonne n’était pas un «écrivain pur», mais, comme l’a souligné Ramon Fernandez, «le descendant d’hommes et de femmes qui cultivaient des produits de qualité, et qu’il fut lui-même un éditeur, c’est-à-dire un jardinier de fleurs spirituelles» – il parlait donc en connaissance de cause). C’est pourquoi aussi son œuvre (que l’on conçoit écrite to the happy few) est hantée par son lecteur comme par sa propre fin, cette fin étant en même temps sa finalité. «Je ne puis me défaire dans la solitude la plus déserte, confesse Chardonne, de l’idée d’un juge excellent à qui je m’adresse et que je ne dois pas tromper.» «Dans ce sens, poursuit-il, on peut parler de l’honneur de l’écrivain ou du marchand. Ils ont le respect de leur signature, je veux dire de leur ouvrage, scrupule qui implique de la considération pour autrui, l’idée qu’il ne faut pas tromper, ni sur la pensée, ni sur la marchandise.» Et, dans L’Amour du prochain, il écrira plus nettement encore : «Dans un monde où la qualité ne peut être reconnue, car il n’existe pas un homme de goût, l’artiste croit à la qualité et suppose un prochain capable de la distinguer. S’il consacre à son œuvre toutes ses heures vivantes, s’il lui voue son existence, s’il y puise sa joie et sa déception, c’est qu’il tâche de produire un objet durable, de belle matière, avec son juste poids de pensée. Pour l’apprécier, il n’y a point de règles, ni de juges. L’artiste croit à la règle, au juge, au prochain, à un semblable digne de son plus grand effort, de son souci méticuleux, de ses scrupules superflus. L’objet auquel l’artiste, comme l’artisan, a donné la meilleure forme, est sa plus haute expression d’amour, ou plutôt, c’est l’image de sa plus haute confiance dans l’homme. Il en a trouvé le modèle en lui-même, sur cette cime nue qui semblait inaccessible au prochain et sans communication humaine.»
On aura reconnu ici tout l’enjeu des Destinées sentimentales – ce roman dont Giraudoux était féru, ce qui n’étonnera point, les deux écrivains étant en somme, chacun à sa manière, à la recherche d’une France qu’ils réinventent – et qui est maintenant comme à jamais «enclose» dans leurs écrits. Le débat qui agite alors les personnages tient en ce court dialogue posé d’emblée :
«– Est-ce qu’il y a encore des gens pour apprécier la beauté ?
– C’est la question.»
C’est en effet la question que l’auteur des Destinées sentimentales n’a cessé de se poser, celle qui hante littéralement toute son œuvre – tant il est vrai qu’une œuvre ne vaut que par l’interrogation qui la fonde et fait son tourment. La «réponse» de Chardonne tient dans la mise en œuvre d’une esthétique adaptée (au sens où elle en est l’exacte antithèse) à cette vision désespérante : celle d’un monde où le jugement esthétique n’opère plus, où la communication tourne à vide. Esthétique du manque, a-t-on dit : ce manque désormais à l’œuvre dans toute relation à la beauté. Esthétique paradoxale en ce qu’elle prend en compte la «fin de l’esthétique», qu’elle fait advenir – comme Chardonne, par toute une «économie» du manque mise en œuvre, fait advenir la «fin du style», qui n’est pas sa disparition, mais son «effacement». Il faut en effet que le style s’efface, et que Chardonne s’efface dans le style (qui seul, cependant, peut nous permettre de répondre à la question : «Qui est-ce, Jacques Chardonne ?), pour que l’on puisse dire : il y a style. «Une phrase courte ou longue, cela ne doit pas se voir, ni la ponctuation. Quand on ne sait pas comment cela est fait, quand on ne voit pas que la page est faite avec des phrases, et les phrases avec des mots, c’est une bonne page. / L’adjectif est permis, mais rafraîchi, et si diaphane qu’il est à peine distinct : le mot n’est pas remarqué comme vocable, on ne perçoit que la sensation».

Voilà aussi qui explique et éclaire le projet, tôt énoncé chez Chardonne, d’un livre interminable, dont le terme serait, par définition (-finition, devrait-on dire), indicible, marqué par un suspens – ou un sursis. Un livre par conséquent qui exprimerait l’essence, le paradigme d’une civilisation que Chardonne résume ainsi : «une forme de l’être qui ne pourrait se perdre sans que disparaisse cet être lui-même» : soit la civilisation française (et, par extension, européenne, occidentale), en tant qu’elle se confond avec l’interminable, puisqu’elle figure aussi bien l’origine absolue, où tout a commencé, où tout n’en finit pas de (re)commencer, que l’aboutissement ultime, qui n’en finit pas de finir, dont la fin ne cesse d’advenir : extrême «savoir finir» qui rejoint le «nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles» de Valéry.
Et pourtant, «ce que dit» Chardonne n’importe pas moins que la manière dont il le dit, ce qu’il donne que sa façon de donner. «Sur chaque chose, il a les opinions les moins conventionnelles», note fort justement Edmond Jaloux. Non pas qu’il y ait une «pensée de Jacques Chardonne» – expression certes abusive, la pensée étant plutôt dans son cas (ce qu’elle devrait être idéalement) manque que le style fait advenir. C’est que chez lui les concepts mêmes de style, de roman et de morale (pour reprendre les trois domaines dans lesquels, par excellence, il s’avère qu’il a «quelque chose à dire») ne peuvent être saisis ni compris indépendamment les uns des autres : ils ne prennent sens que par leurs relations réciproques. Morale du roman, morale du style, roman de la morale, style du roman… : le texte chardonnien est tout cela à la fois et «tient tout entier dans la main»; on ne saurait le catégoriser, le réduire à une formule unique et définitive, sans le trahir – Chardonne ne pouvant être considéré, à vrai dire, ni comme un pur moraliste, ni comme un romancier né (pas plus d’ailleurs que comme un «romancier moraliste», cliché qu’il fait voler en éclats), et encore moins comme un styliste. Chardonne, plus sûrement, dirons-nous, c’est le style roman morale qui, pour la première fois dans notre littérature (et sans doute aussi, interminablement, pour la dernière), se donne à penser comme tel : ce n’est pas rien – ou alors presque rien.

Notes
(1) Que l’on songe, à cet égard, à la non-description (nom-description) de Claire par laquelle s’ouvre le roman éponyme de Chardonne : «La beauté de Claire, c’est elle-même. Claire est tout entière inscrite sur son visage et dans la forme de ses bras. Ce qui me plaît dans son esprit est visible sur ses lèvres etc.» Admirable portrait, modèle de discrétion, si parfaitement défini et délimité (cadre, point de vue, proportions) qu’il nous fait toucher, en quelque sorte, les limites du genre. Et, de fait, Chardonne n'est-il pas en permanence sur la limite, au bord du dire, au bord de l’excès qui consisterait à «dire le mot» ?
(2) En réalité, attachement et détachement sont dialectiquement liés chez Chardonne – l’un contient toujours l’autre, la «possibilité» de son contraire – et définissent son tempo intime, sa «double postulation» (éthique-esthétique).

L’auteur
Didier Dantal est né en 1967. Études de lettres à Paris. Il est l'auteur de Réfractions sur Jacques Chardonne (2000) et d'Approximations sur Charles Du Bos (2006). Il a édité et préfacé de Marcel Boulenger : Le plus rare volcelest du monde (2010).