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17/06/2013
Tragédies en Alaska : Sukkwan Island et Désolations de David Vann, par Gregory Mion
Crédits photographiques : Guillermo Munoz de Alba (National Geographic Traveler Photo Contest).
«Car ce n’est pas une légère entreprise de démêler ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans la nature actuelle de l’homme, et de bien connaître un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre présent.»
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
«Nous tenons parfois les dinosaures pour des échecs : nous aurons tout le loisir de formuler pareil jugement lorsque l’espèce des hommes aura ne serait-ce qu’un dixième de leur durée d’existence.»
S.R.L. Clark, The moral status of animals.
Note préliminaire : pour alléger de temps à autre le corps du texte, nous avons choisi SI et D comme formes respectivement abrégées de Sukkwan Island et Désolations.
Les marques du tragique dans l’œuvre de Vann
On s’accorde à penser que la littérature de David Vann est caractérisée par un perpétuel malaise d’exister, mais on n’a rien formulé d’original en se rangeant derrière cette opinion du moment. Un examen des deux premiers romans de Vann devrait nous indiquer des pistes de lecture moins réductrices, sinon des raisons de relire une œuvre qui demeure pour l’instant embryonnaire puisqu’elle n’est composée que de trois livres – Sukkwan Island, Désolations et Impurs –, tous trois publiés chez Gallmeister et traduits par Laura Derajinski. Par souci de cohérence, nous ne parlerons pas du troisième roman, et ce malgré la communauté d’esprit qu’il entretient avec les deux œuvres précédentes. Notre but consiste ici à interroger un lieu (l’Alaska), à mesurer concrètement ses effets sur le dispositif romanesque, au milieu de quoi nous espérons dégager des réflexions sur le statut de la nature en tant que force agissante, c’est-à-dire en tant que moyen de peser sur l’arbitre des personnages, mais aussi en tant que procédé pour évaluer la présence lancinante de l’environnement. Ainsi nous posons d’emblée l’ordonnance du nature writing le plus traditionnel qui soit, que nous définissons provisoirement de la manière suivante : la combinaison d’un nœud dramatique et d’une instance spéculative sur la nature, ou, si l’on préfère, la convergence d’une intrigue et d’un espace très vaste, à savoir ici le regroupement d’une série de personnages au cœur de l’Alaska, des personnages qui ne cessent en outre de se débattre avec les singularités d’une région. Reste que leurs résistances à la région ne se situent pas toutes au même degré, et si l’Alaska est ordinairement garant d’un état d’esprit qui confine à l’isolement, nous dirons de certains protagonistes qu’ils traversent une solitude subie quand d’autres sont porteurs d’une solitude consentie (1).
Cependant, à côté du sentiment de séquestration, l’Alaska peut aussi fonctionner à l’instar d’un outil littéraire. C’est en partant de cette idée que se justifie l’aspect tragique des deux romans, et Sukkwan Island pose des jalons théoriques probablement durables si l’on se penche ne serait-ce que brièvement sur le dernier roman de l’auteur (2).
Dans son principe le plus banal, la tragédie se donne pour mission d’exercer sur le spectateur les secousses les plus violentes. L’époque antique a vu naître la tragédie comme un enfant prodigue, puis la tragédie n’a pas tardé à mourir, pour renaître de façon effective au XVIIe siècle, atteignant l’essence de sa forme, avant de nouveau de disparaître au siècle suivant, vaincue par la poussée du romantisme. Au XXe siècle, la référence tragique fut opportunément revisitée, servant par exemple de métaphore à la Seconde Guerre mondiale (3), et une fois encore, elle ne devait pas s’attarder sur la scène créatrice, emportée par les monolithes du Nouveau Roman et les théâtres de l’absurde. Apte à faire retour en dépit des concurrences, la tragédie, au regard d’une actualité difficile, n’a peut-être même plus besoin d’auteurs pour affirmer sa compagnie. Cela étant, bornons-nous à formuler une hypothèse préliminaire : parce que la tragédie avait pour mandat de susciter le plus grave des remuements chez les spectateurs, David Vann, privilégiant des contenus éprouvants, représente éventuellement la marque d’un renouveau tragique.
À ceci, il faut immédiatement ajouter que le tragique, en tant que tel, n’est pas nécessairement tributaire de la forme théâtrale, d’où la possibilité de le voir rappliquer sous une apparence romanesque. C’est pourquoi le roman «tragique» diffère de la tragédie au sens propre : il ne s’écrira pas en vers, pas plus que sa composition ne sera envisagée du point de vue d’un effet scénique. Les redistributions de la tragédie sous d’autres formats impliquent donc un travail minutieux de réappropriation, et il nous semble que Vann a réussi à s’acquitter de cette tâche. Il a déplacé le centre de gravité des personnages de la tragédie tout en conservant leur identité principale, sachant que ce sont des personnages puissants, des représentants de la mythologie ou de l’Histoire, qui sont au contact d’un monde très différent du monde commun. Les personnages tragiques sont également l’expression d’une parole sacrée, ils sont capables de jeter un pont entre le profane et le divin, grossissant par là même les émotions ordinaires grâce à la participation d’un contexte d’exception. L’Alaska est l’incarnation de ce lieu d’exception, et les personnages de Sukkwan Island et Désolations sont immédiatement majorés par les spécificités d’un environnement inhabituel. En effet, les romans qui ont pour cadre l’Alaska ne sont pas nombreux, et par-delà ses retombées tragiques, l’Alaska constitue une terre presque vierge pour le romancier, un espace littérairement immaculé qui exige des ponctions descriptives et la preuve qu’il peut conspirer à la triple unité du milieu théâtral : le temps, le lieu et l’action, attendu que la rumeur théâtrale n’est jamais loin du souffle tragique. Pour le dire dans les termes de cette trilogie, l’Alaska de Vann érige un temps long (pénible, exténuant et largement dépourvu des horloges dans SI), accentué par la vigueur d’un espace massif (montagnes, lacs gelés, forêts immenses), et ces deux autorités président à la transfiguration des actes pourtant les plus familiers, comme par exemple la pêche, où il faut désormais songer à protéger les poissons qu’on attrape afin que ceux-ci ne soient pas chapardés par les pygargues ou les mouettes.
Ensuite, nous le redisons, les personnages tragiques sont le plus souvent des figures imposantes, eu égard à leur situation dans le cosmos. Ils sont ainsi placés à bonne distance du monde quotidien et de ses acteurs conventionnels, ce qui engendre un effet d’amplification des caractères, le public apercevant en gros ce qu’il vit en miniature dans sa vie de tous les jours. Car ces personnages ont beau appartenir à un ordre supérieur, ils n’en sont pas moins des échos de l’humanité, des êtres affublés de défauts et d’inconstance dans les énergies de l’agir. Du fait même de cette exhibition de défaillances, mises en exergue par le dispositif théâtral, les personnalités tragiques nous inclinent à une évaluation de nos morales, occasionnant la fameuse catharsis. D’ailleurs, au sens étymologique, le théâtre est «le lieu d’où l’on voit», et la mise en scène de certains caractères impétueux offre au spectateur un authentique point de vue sur l’état des mœurs. En choisissant l’Alaska comme point de repère, David Vann ne procède pas seulement à un choix du cœur étant donné qu’il est natif de cet État, il propose aussi une concentration du regard sur un territoire détaché, et ce territoire est d’autant plus détaché que les deux romans adoptent la géographie d’une île – respectivement l’île de Sukkwan et l’île de Caribou. L’espace insulaire n’est certes pas permanent dans les deux intrigues, toutefois il établit une aggravation des caractères, tandis que la terre ferme fait plutôt office d’entracte ou de lieu transitionnel, avant de renvoyer les personnages vers une destination nouée d’avance, en l’occurrence vers un dénouement typiquement tragique, le moment où les calamités sous-jacentes du début aboutissent à la résolution violente de leur structure. Pour Sukkwan Island, le dénouement est même double, calqué sur les deux parties du roman : il y a d’abord la disparition douloureuse de Roy, le petit adolescent de treize ans, à laquelle succédera la fin pathétique de Jim, son père, charrié par les eaux puissantes de l’océan.
Autre point pertinent, les personnages de la tragédie sont la plupart du temps enclins à se lamenter sur leur sort. Ils devinent que quelque chose les guette et nous, de notre côté, nous savons qu’ils ne feront pas de vieux os, que ce n’est pas un deus ex machina qui les sauvera, mais bien la mort qui s’abattra sur eux avec tout son poids d’inexorabilité. Ces tempéraments de la désolation et du soupir, nous les recensons allègrement dans les deux romans. Les relations humaines sont viciées de l’intérieur, tantôt dominées par l’impulsivité (Jim et ses relations amoureuses en ruines – SI et D), tantôt façonnées par un suicide qui va déterminer les suites d’un arbre généalogique (la pendaison de la mère d’Irène – D). Assujettis à ces graines dysfonctionnelles, les protagonistes de Vann ont le droit de se plaindre, et ils y parviennent avec brio, jusqu’à épuiser toutes les ressources de l’entente, quand il n’est plus l’heure de tourner autour du dénouement. Puisque leur vie est compliquée, ces personnages ne doivent pas cesser d’agir, ne pouvant pas accepter de se conformer immédiatement à la configuration du malheur. Ils se doivent de multiplier les stratagèmes, quitte à reculer pour mieux sauter. Les embûches qui sont les leurs corroborent le tragique de leurs vies, et les actes qu’ils opposent aux embuscades du destin nous font voir aussi bien une philosophie de l’action qu’une extension de nos croyances morales. Certains ont l’air de véritables scélérats, néanmoins, en bout de ligne, ils nous apparaissent sous un jour qui n’est pas si sombre parce qu’ils ont eu le courage, justement, de ne jamais mettre en veilleuse leur capacité d’agir.
Par ailleurs, il est nécessaire que les personnages ne soient pas nombreux pour que la configuration du tragique tourne à plein régime. Remisés en Alaska et sur les îles glacées, les acteurs littéraires de Vann correspondent aux besoins classiques d’une tragédie : un rassemblement de forces agissantes, réunies dans un microcosme duquel il leur est impossible de s’évader. À pousser l’interprétation, on pourrait même avancer que l’Alaska et ses îles ne sont que des coulisses, et que la vraie localisation du tragique se situe entre les planches des deux cabanes, à savoir celle qu’un père plébiscite en vue de rebâtir une relation avec son fils (SI), et celle qu’un mari désire construire afin de reconquérir les bases d’un amour fragilisé (D). L’une et l’autre de ces cabanes, malheureusement, finiront par s’apparenter à des cercueils, à des caveaux de famille qui engloutissent le bien-fondé de n’importe quelle action. La cabane en elle-même est une force dérisoire, un ersatz culturel qui sert de prétexte à diverses reconquêtes, et l’on sent bien la vulnérabilité de cette architecture devant les décrets de l’Alaska. La cabane est littéralement une utopie chez David Vann : elle est le lieu impossible ou le lieu provisoire ; elle octroie aux personnages une illusoire suspension de la fatalité. La cabane suppose même une frontière trompeuse, elle enferme au lieu de libérer, elle quadrille le microcosme tragique alors même que la notion de Frontière, dotée de son «F» majuscule et citée par deux fois dans Sukkwan Island (pp. 55 et 142), renvoie à une mythologie nord-américaine de l’espace infini, c’est-à-dire à un perpétuel esprit d’aventure, sans terminus, continuellement alimenté par la foi des découvertes. La Frontière invisible, en somme, a joué un rôle déterminant dans la construction de l’identité nationale aux États-Unis, et le fait même que les personnages de Vann aillent se cloîtrer dans des cabanes nous montre la fragmentation de cette identité, ce qui contribue à donner de l’Alaska une image péjorative, qu’elle soit fantasmée par un ancien thésard qui se faisait des idées (D, pp. 96-98), ou bien qu’elle soit carrément insultante, comme lorsque Monique, une fille de la haute originaire de Washington DC, nous étale ici et là ses jugements sur les gens et leur environnement ultra-septentrional (D en général, agrémenté par les pensées de Carl, le petit ami de Monique). Du reste, une phrase résume à elle seule le projet d’habiter une cabane au milieu d’un espace plutôt prédestiné à l’absence de mesure : «Irene grimpa plus haut, atteignit des plateaux et des pentes dissimulées par la forêt jusqu’à une crête, sans pouvoir aller plus loin, toujours entourée par la densité, sans vue dégagée, le panorama bien présent mais obstrué de toutes parts» (D, p. 182).
Les personnages n’y pourront rien en dépit de quelques moments de bravoure et d’inventivité : leurs actions seront chaque fois repliées sur elles-mêmes, appelées par une finalité insurmontable, parce que le tragique ne peut pas faire autrement que tendre vers une finalité invariablement délétère. La rigueur du schéma tragique entraîne d’ailleurs la rigueur de la construction romanesque. Si les deux premiers romans de Vann sont reconnaissables par leurs contenus parfois rudes, allant même jusqu’au grotesque lorsque le jeune Roy se tire une balle dans la tête et que son père fait l’inventaire d’un éparpillement cadavérique (SI, p. 116), cela n’empêche pas l’histoire de se maintenir sur la corde raide, et c’est même la raison essentielle qui nous fait quand même avancer dans la lecture, tant il arrive que les énumérations techniques de la pêche et du bricolage viennent faire écran au déroulement de l’histoire. Toutefois, ces énumérations sont à prendre comme les parties supplémentaires d’un réseau d’actions vaines, parce qu’on se doute pertinemment que se nourrir ou s’abriter sont des actes superflus quand on est voué à une mort imminente. Les personnalités tragiques ne se laissent pas mourir, elles attendent que la mort vienne les cueillir, au dernier moment, celui de la catastrophe, dès lors que l’ultime strophe atteint le point de non-retour de ce que le texte raconte.
Par conséquent, avec David Vann, la tragédie suit une ligne droite, tambour battant en direction de la catastrophe. Il n’y a que très peu d’intermèdes et de respirations en dehors des îles, sinon sur la terre ferme, et aussi à travers certains souvenirs qui sont tous ancrés parmi des lieux dénaturés, contrôlés par le savoir humain, des lieux où la nature sauvage a reculé jusqu’à devenir inexistante – Washington DC, symbole du pouvoir, et la Californie, vieil eldorado de l’Amérique, jadis raison d’une conquête, aujourd’hui réduit à une conjonction de simulacres. En définitive, pour qu’il y ait de la tragédie à l’époque moderne, il faut peut-être que subsiste une part importante de nature indocile, un endroit comme l’Alaska où la nature humaine ne peut s’exprimer qu’avec prudence faute d’avoir totalement asservi l’environnement à la condition de nature naturée. Le tragique impose une destination aux personnages, ce que fait ni plus ni moins l’environnement quand il se dit dans les termes d’une nature naturante.
Les commandements de la nature
Il s’agit à présent de déduire les qualités moins formelles de l’Alaska en revenant sur la question épineuse de la nature, ce qui devrait resserrer notre définition initiale du nature writing. Souvent, les auteurs qu’on associe à cette modalité littéraire sont des romanciers qui ont vécu dans les endroits qu’ils décrivent. Ils ont respiré le grand air d’un espace qui n’est pas commensurable avec l’idée classique de frontière. Ce dont ces auteurs parlent, c’est d’un espace insubordonné aux lois constitutionnelles, qui élabore l’identité d’un sujet en lui apprenant à étendre la communauté des êtres envers lesquels il considèrera qu’il a des devoirs moraux. Conformément à cela, il y a donc peu d’écart entre un exercice purement contemplatif de la nature et la pratique d’une éthique de l’environnement (4). C’est la raison pour laquelle la littérature du nature writing n’est pas exclusivement fondée sur l’élucidation désintéressée d’un théorème de la nature, où il faudrait décrire à satiété une forêt, un lac ou une rivière pour en extorquer la vérité dernière – c’est généralement le contresens qui est commis. Loin d’être démonstrative, cette littérature est d’abord le lieu d’une action avant d’être la fabrication d’une pensée, voire d’une arrière-pensée. Le mot d’ordre, s’il existe, est d’apprendre à voir la nature en tant qu’elle est naturante : la nature est inconditionnée, seule créatrice de ce qui advient en toutes choses.
Cela signifie que la nature décrète à l’endroit où l’on s’imagine parfois commander, si bien que d’une situation de coopération avec l’ordre naturel des choses, nous avons progressivement gravi les échelons de la dominance, où les vertus d’une concorde ont cédé du terrain aux instincts de l’oppression. Né dans le monde, l’homme a fabriqué des fers nous dirait Rousseau, mais il s’est aussi enfermé dans un arrière-monde mensonger, composé de cités idéales qui ont diminué le rapport concret avec le vivant. Mais les circonstances sont encore pires quand ce rapport est dévoyé alors même qu’il semble s’effectuer. Le dentiste James Edwin Fenn, personnage central de Sukkwan Island et figure de la dispersion dans Désolations, croit naïvement qu’il suffit de se rendre en Alaska avec son fils Roy pour retrouver sa valeur dans le monde, comme si la nature était une garantie pratique. Or ce dentiste volage s’aperçoit que la nature est farouchement circonspecte en face de ses tentatives. Jim incarne l’homme qui s’est absenté du monde et qui n’y fait qu’un retour absurde, se persuadant en vain qu’il faudrait qu’il ait «quelque chose à voir là-dedans» (SI, p. 90).
Une des constantes de David Vann, c’est de saisir l’échec des personnages lorsqu’ils confondent la nature avec une caution sociale. Peut-être ceci explique-t-il que l’auteur se défende de faire du nature writing en tant que tel. Dans la mesure où les personnages agissent pour se sauver avant d’agir en complète concordance avec l’ordre naturel, ils ne sont pas directement représentatifs d’une action morale, pas davantage qu’ils ne soutirent à la nature les moyens de se perfectionner ou de retrouver le métier d’homme. Tout au contraire, les personnages sont le modèle d’un contraste où la nature compacte rejette des initiatives poreuses, en quoi il n’est pas surprenant que la mort soit la seule vocation de ces sujets ontologiquement atrophiés.
En outre, Vann retranscrit dans Sukkwan Island les dérélictions de son propre paternel : quand l’auteur avait treize ans, son père dentiste se donna la mort, lui qui avait fait de la pêche et de la chasse autant d’expédients pour esquiver plusieurs déconvenues familiales, choisissant ainsi la nature comme un compromis, comme un commandement de rechange qui aurait pu le réintégrer au cœur de la société civile. L’isolement de l’Alaska a cependant précipité la fin de ce père, d’où le fait que la nature, chez Vann, ne puisse en aucun cas instituer des retrouvailles entre la bonté naturelle et la bonté prétendument perdue des hommes. Ce que fait la nature dans Sukkwan Island et Désolations, c’est qu’elle objective la tourmente des personnages, elle minéralise la gravité des consciences, à l’image d’une mer houleuse, au cinéma, qui sert à révéler l’agitation spirituelle d’un protagoniste. Avec David Vann, l’environnement est donc l’instrument du romancier avant d’être celui des personnages, ceux-ci n’étant que des entremetteurs entre la construction d’un cadre tragique et la présence d’une nature abondante qui fait pression. C’est en quelque sorte un retour à la nature divinisée de l’Antiquité, où l’homme, au milieu de forces qui le dépassaient, n’était qu’un épiphénomène qui devait coûte que coûte sauver sa peau, tel un être proto-raisonnable balancé de Charybde en Scylla, manquant d’astuce et de recul. De ce point de vue, Vann est un peu différent de ces auteurs du nature writing qui nourrissent en creux des réflexions politiques sur l’environnement, comme le firent les écrits décisifs d’Henry David Thoreau ou ceux, plus proches dans le temps, d’Edward Abbey.
Nous n’affirmons pas toutefois que la littérature de Vann nous renseigne à propos d’une quelconque empreinte divine, Juan Asensio ayant déjà relevé dans Sukkwan Island une trop vague apparition des thèmes bibliques [en guise de chapeau d'un article de Lionel Miniato, NdJA]. En revanche, la scène finale de ce même roman, grâce à l’élément naturel, nous montre une régression biologique, ou ce qu’il faudrait plutôt appeler un retour à l’origine, lorsqu’il est encore possible de faire valoir l’innocence d’homo sapiens. Jeté par-dessus bord, Jim Fenn rejoint les eaux. Auparavant, pris de somnolence, il se voit comme «un tout petit bébé doré recroquevillé sur lui-même à l’intérieur d’un corps d’adulte, relié par des ficelles à chacun des membres de ce corps plus grand qu’il tirait vers l’intérieur. Il était en train de disparaître» (p. 191). Devenu liquide amniotique, l’océan conduit Jim à la vision fulgurante de ce qu’il n’a pas réussi à comprendre tout au long de sa vie : sa modeste position dans le monde et le fait qu’il ne soit pas absurde de se contenter de simplicité (5). Cette eau dans laquelle Jim se débat inutilement, c’est toute l’Alaska qui a fondu, qui s’est changée en un tourbillon mortel qui s’apprête à ramener le père auprès du fils, ce père, pourtant, qui fut un peu plus tôt un mauvais Charon sur le Styx, lorsqu’il transportait le cadavre de son fils dans un petit bateau à moteur, n’ayant de toute façon jamais eu la moindre chance d’approcher son âme (pp. 122-6). Le châtiment de Jim, donc, se traduit par une mort qu’il n’a pas réussi à se donner et que son fils a consommée à sa place, aussi finit-il par se faire tuer, la nature étant son bourreau. En homme qui s’est défaussé jusque dans le suicide, Jim ne pouvait mourir que d’une main invisible, encore plus invisible qu’une maladie, qu’un accident ou que la vieillesse, enseveli par les lames aqueuses de l’océan.
Avant cela, dans Désolations, Jim a pu pressentir que la nature n’allait pas jouer en sa faveur (6). À l’opposé du fluide océanique, la scène se situe sur le robuste glacier Skilak (D, pp. 69-70). De sortie extra-conjugale avec Monique, Jim offre à son amante une excursion pittoresque sur le glacier. Elle l’encourage à se taire, l’instant contemplatif pouvant se dispenser de la parole. La frustration de Jim est palpable, il se sent indésirable sur cette étendue de glace, presque de trop, comme le Roquentin de La Nausée expérimente la puissance de la réalité pure lorsqu’il observe la racine du marronnier. Cependant, Jim n’a pas l’étoffe d’un phénoménologue qui essaierait de reprendre les choses à la racine, et l’eût-il possédée, cette étoffe, qu’il aurait peut-être réussi à tirer de ce glacier la leçon que l’océan lui apprend à la fin de Sukkwan Island. Si pour Monique le glacier est le lieu d’une surface impeccable, immaculée et revigorante, il est pour Jim le lieu des crevasses et des sournoiseries, le lieu d’une blancheur salissante. Autrement dit, Jim est incapable de découvrir dans le glacier l’occasion d’une expérience en amont. Il ne voit qu’un écoulement, qu’une flegmatique liquidation de la matière, alors qu’il pourrait s’aligner sur le diapason de Monique, en détectant dans le glacier la source d’un monde qui préexiste aux perceptions immédiates, c’est-à-dire l’aurore d’un monde, le temps d’un monde au fond duquel on pourrait dérober une promesse.
Ce passage du glacier est très significatif car il réhabilite l’Alaska par l’intermédiaire de Monique, elle qui, pourtant, est l’une des plus sévères concernant son séjour dans l’État de la «dernière Frontière». D’autre part, ce passage sous-entend que la nature ne se livre pas facilement. La nature ne peut pas sauver une âme qui ne ferait rien de positivement utile à cette fin, et Jim, sur ce glacier, n’est qu’une moraine dont le monde finira par se débarrasser, à l’embouchure de la vie. Ceci étant, lorsqu’il était sur le glacier, il avait encore la chance d’être partie prenante du monde, ce qui ne sera plus d’actualité quand il confessera à Roy, sur l’île de Sukkwan, son impression crépusculaire, sa confession d’homme qui sait ne plus avoir d’influence sur la course des choses, que cette course soit la flatulence d’un ours ou la discrète bousculade d’un glacier (SI, p. 90).
Forts de ces déductions, nous pouvons poser que l’Alaska, malheureusement, constitue bien l’ultime frontière des personnages de Vann. Paradoxalement, il faut que ce soit Monique, la plus cynique des âmes, qui réussisse à voir dans l’Alaska la permission d’une frontière toujours ouverte, une frontière qui débouche sur d’intraitables étendues sauvages. Tous les autres sont hermétiques à la nature sauvage, à cette wilderness qui intensifie la notion d’un espace vierge de toute interférence humaine, parce qu’ils veulent ne jamais interrompre leurs actes, et que, de toute manière, ils ne le peuvent pas étant donné que ce sont des personnages tragiques, condamnés à gesticuler pour éviter aussi longtemps que possible le dénouement qui les attend. Monique, sur le glacier, est un point de sérénité ; elle veut profiter de fouler la glace car elle sait qu’il est impensable de s’attarder ici – en partant, elle restituera à la nature sa wilderness. Jim, pour sa part, ne peut s’empêcher de bavarder, de souiller l’espace d’une parole superflue. Alors même que la nature sauvage appelle une sidération et une réforme du discours, Jim ne le perçoit pas, et Monique estime être la seule compétente pour citer le texte de la nature. C’est la preuve que pour Jim, la nature est devenue pour ainsi dire «incitable». Pour lui comme pour les autres personnages centraux, la nature n’existe plus, elle est partout incarcérée, partout réduite à un réseau d’actions qui poursuit un salut sans Dieu.
Quoi qu’il en soit, la nature commande le tempo tragique chez David Vann, et c’est probablement en ce sens-là qu’elle est productrice d’un nature writing quelque peu différent de la norme. Vann introduit des personnages qui manquent de perspicacité dès lors qu’il s’agit de répondre à cette question : «Que signifie habiter ?» Ce sont des protagonistes en bordure du monde. Ils sont parvenus à la limite des choses, prisonniers de la gangue tragique, aussi leur paraîtrait-il saugrenu de nier la limite pour oser la Frontière. L’Alaska est donc à prendre au pied de la lettre dans ces deux romans : elle est véritablement l’extrême Frontière parce qu’elle est, avant tout, un espace du tragique. Quant aux personnages qui s’en sortent, ceux qui tiennent des rôles secondaires, ne sont-ils pas, quelque part, le chœur de ces tragédies, ceux qui appliquent un commentaire lorsque vient le temps de verbaliser des actes incompréhensibles ? Ce chœur tragique apporte parfois des réponses et des soulagements, mais il arrive qu’une action soit profondément irréductible à tout commentaire. L’une de ces actions a retenu notre attention, et c’est par elle que nous allons conclure notre étude.
Dans Sukkwan Island, Jim s’en va tuer un ours qui a saccagé la cabane. Il s’en va traquer la bête pendant plusieurs jours, délaissant son fils Roy, lui disant qu’il va accomplir un acte nécessaire. À son retour, Roy veut savoir si l’ours a crié au moment de recevoir la balle fatale. La réplique de Jim est implacable : «C’est pas le genre de question à poser» (p. 47). Qu’est-ce à dire ? Sans aucun doute que la nature n’a aucun droit de se révolter, et qu’il ne lui reste, à la toute fin, qu’à supporter l’accoutrement du décor tragique, et à se guérir en temps voulu des personnages qui ne savent pas l’entendre. David Vann ne fait donc pas de la nature un objet exclusivement descriptif et prescriptif, il en fait également un être acousmatique, un être dont le bruit et la fureur deviennent quelquefois si forts que le romancier doit créer des ruptures, insérant dans le texte trois ou quatre lignes intermittentes, qui nous rappellent qu’au-dessus des voix tragiques, il y a celles d’une déploration plus vivace, celles d’une nature sauvage qui se sent de plus en plus désintégrée.
Notes
(1) Ce schéma est tout à fait visible dans les deux livres : le binôme Roy/Jim dans Sukkwan Island (Roy = solitaire endurant; Jim = solitaire consentant), puis le binôme Irene/Gary dans Désolations (Irene = solitaire endurant; Gary = solitaire consentant).
(2) Bien qu’elle ne se soit guère étendue sur le sujet, voire pas du tout, la critique a quand même souligné l’influence de la tragédie dans la construction d’Impurs (Gallmeister, 2013). En ce qui nous concerne, notre réflexion sur le tragique n’est que l’inspiration de ce que l’historiographie nous enseigne, notamment sur les archétypes du tragique tels qu’ils sont présentés clairement dans le Vocabulaire d’esthétique d’Étienne Souriau (PUF, 2006).
(3) Nous ne citerons ici que Les Mouches de Sartre, réimplantation réussie d’un point de repère antique parmi les problèmes que connaissait alors la France, divisée en une zone libre et une zone occupée.
(4) Au sujet d’une éthique de l’environnement, on consultera au premier chef le recueil de textes réunis par Hicham-Stéphane Afeissa : Éthique de l’environnement, nature, valeur, respect (Vrin, 2007). Nous devons beaucoup à ces textes dans l’argumentation que nous menons ici. Nous lui devons aussi la citation de Clark qui se situe au fronton de cet article, que nous avons récupérée en page 131 du recueil.
(5) Pour parler dans le vocabulaire de Martin Heidegger, on dira que Jim aperçoit au dernier moment les possibilités de l’existence parce qu’il comprend enfin sa situation d’être-pour-la-mort. Le pire, pour lui, c’est que n’ayant forcément pas choisi de naître (la naissance est un premier jet dans la mort), il ne choisit pas non plus de mourir étant donné qu’on le jette littéralement dans la mer. C’est ainsi que sa mort le fait naître pour de bon car, jusqu’à présent, il n’avait pas vraiment participé au monde.
(6) Nous écrivons «avant cela» parce que Désolations, bien que publié après Sukkwan Island, nous décrit une partie antérieure de l’existence de Jim.