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17/06/2013

Tragédies en Alaska : Sukkwan Island et Désolations de David Vann, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Guillermo Munoz de Alba (National Geographic Traveler Photo Contest).

«Car ce n’est pas une légère entreprise de démêler ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans la nature actuelle de l’homme, et de bien connaître un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre présent.»
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

«Nous tenons parfois les dinosaures pour des échecs : nous aurons tout le loisir de formuler pareil jugement lorsque l’espèce des hommes aura ne serait-ce qu’un dixième de leur durée d’existence.»
S.R.L. Clark, The moral status of animals.


Note préliminaire : pour alléger de temps à autre le corps du texte, nous avons choisi SI et D comme formes respectivement abrégées de Sukkwan Island et Désolations.

Les marques du tragique dans l’œuvre de Vann

On s’accorde à penser que la littérature de David Vann est caractérisée par un perpétuel malaise d’exister, mais on n’a rien formulé d’original en se rangeant derrière cette opinion du moment. Un examen des deux premiers romans de Vann devrait nous indiquer des pistes de lecture moins réductrices, sinon des raisons de relire une œuvre qui demeure pour l’instant embryonnaire puisqu’elle n’est composée que de trois livres – Sukkwan Island, Désolations et Impurs –, tous trois publiés chez Gallmeister et traduits par Laura Derajinski. Par souci de cohérence, nous ne parlerons pas du troisième roman, et ce malgré la communauté d’esprit qu’il entretient avec les deux œuvres précédentes. Notre but consiste ici à interroger un lieu (l’Alaska), à mesurer concrètement ses effets sur le dispositif romanesque, au milieu de quoi nous espérons dégager des réflexions sur le statut de la nature en tant que force agissante, c’est-à-dire en tant que moyen de peser sur l’arbitre des personnages, mais aussi en tant que procédé pour évaluer la présence lancinante de l’environnement. Ainsi nous posons d’emblée l’ordonnance du nature writing le plus traditionnel qui soit, que nous définissons provisoirement de la manière suivante : la combinaison d’un nœud dramatique et d’une instance spéculative sur la nature, ou, si l’on préfère, la convergence d’une intrigue et d’un espace très vaste, à savoir ici le regroupement d’une série de personnages au cœur de l’Alaska, des personnages qui ne cessent en outre de se débattre avec les singularités d’une région. Reste que leurs résistances à la région ne se situent pas toutes au même degré, et si l’Alaska est ordinairement garant d’un état d’esprit qui confine à l’isolement, nous dirons de certains protagonistes qu’ils traversent une solitude subie quand d’autres sont porteurs d’une solitude consentie (1).
Cependant, à côté du sentiment de séquestration, l’Alaska peut aussi fonctionner à l’instar d’un outil littéraire. C’est en partant de cette idée que se justifie l’aspect tragique des deux romans, et Sukkwan Island pose des jalons théoriques probablement durables si l’on se penche ne serait-ce que brièvement sur le dernier roman de l’auteur (2).
Dans son principe le plus banal, la tragédie se donne pour mission d’exercer sur le spectateur les secousses les plus violentes. L’époque antique a vu naître la tragédie comme un enfant prodigue, puis la tragédie n’a pas tardé à mourir, pour renaître de façon effective au XVIIe siècle, atteignant l’essence de sa forme, avant de nouveau de disparaître au siècle suivant, vaincue par la poussée du romantisme. Au XXe siècle, la référence tragique fut opportunément revisitée, servant par exemple de métaphore à la Seconde Guerre mondiale (3), et une fois encore, elle ne devait pas s’attarder sur la scène créatrice, emportée par les monolithes du Nouveau Roman et les théâtres de l’absurde. Apte à faire retour en dépit des concurrences, la tragédie, au regard d’une actualité difficile, n’a peut-être même plus besoin d’auteurs pour affirmer sa compagnie. Cela étant, bornons-nous à formuler une hypothèse préliminaire : parce que la tragédie avait pour mandat de susciter le plus grave des remuements chez les spectateurs, David Vann, privilégiant des contenus éprouvants, représente éventuellement la marque d’un renouveau tragique.
À ceci, il faut immédiatement ajouter que le tragique, en tant que tel, n’est pas nécessairement tributaire de la forme théâtrale, d’où la possibilité de le voir rappliquer sous une apparence romanesque. C’est pourquoi le roman «tragique» diffère de la tragédie au sens propre : il ne s’écrira pas en vers, pas plus que sa composition ne sera envisagée du point de vue d’un effet scénique. Les redistributions de la tragédie sous d’autres formats impliquent donc un travail minutieux de réappropriation, et il nous semble que Vann a réussi à s’acquitter de cette tâche. Il a déplacé le centre de gravité des personnages de la tragédie tout en conservant leur identité principale, sachant que ce sont des personnages puissants, des représentants de la mythologie ou de l’Histoire, qui sont au contact d’un monde très différent du monde commun. Les personnages tragiques sont également l’expression d’une parole sacrée, ils sont capables de jeter un pont entre le profane et le divin, grossissant par là même les émotions ordinaires grâce à la participation d’un contexte d’exception. L’Alaska est l’incarnation de ce lieu d’exception, et les personnages de Sukkwan Island et Désolations sont immédiatement majorés par les spécificités d’un environnement inhabituel. En effet, les romans qui ont pour cadre l’Alaska ne sont pas nombreux, et par-delà ses retombées tragiques, l’Alaska constitue une terre presque vierge pour le romancier, un espace littérairement immaculé qui exige des ponctions descriptives et la preuve qu’il peut conspirer à la triple unité du milieu théâtral : le temps, le lieu et l’action, attendu que la rumeur théâtrale n’est jamais loin du souffle tragique. Pour le dire dans les termes de cette trilogie, l’Alaska de Vann érige un temps long (pénible, exténuant et largement dépourvu des horloges dans SI), accentué par la vigueur d’un espace massif (montagnes, lacs gelés, forêts immenses), et ces deux autorités président à la transfiguration des actes pourtant les plus familiers, comme par exemple la pêche, où il faut désormais songer à protéger les poissons qu’on attrape afin que ceux-ci ne soient pas chapardés par les pygargues ou les mouettes.
Ensuite, nous le redisons, les personnages tragiques sont le plus souvent des figures imposantes, eu égard à leur situation dans le cosmos. Ils sont ainsi placés à bonne distance du monde quotidien et de ses acteurs conventionnels, ce qui engendre un effet d’amplification des caractères, le public apercevant en gros ce qu’il vit en miniature dans sa vie de tous les jours. Car ces personnages ont beau appartenir à un ordre supérieur, ils n’en sont pas moins des échos de l’humanité, des êtres affublés de défauts et d’inconstance dans les énergies de l’agir. Du fait même de cette exhibition de défaillances, mises en exergue par le dispositif théâtral, les personnalités tragiques nous inclinent à une évaluation de nos morales, occasionnant la fameuse catharsis. D’ailleurs, au sens étymologique, le théâtre est «le lieu d’où l’on voit», et la mise en scène de certains caractères impétueux offre au spectateur un authentique point de vue sur l’état des mœurs. En choisissant l’Alaska comme point de repère, David Vann ne procède pas seulement à un choix du cœur étant donné qu’il est natif de cet État, il propose aussi une concentration du regard sur un territoire détaché, et ce territoire est d’autant plus détaché que les deux romans adoptent la géographie d’une île – respectivement l’île de Sukkwan et l’île de Caribou. L’espace insulaire n’est certes pas permanent dans les deux intrigues, toutefois il établit une aggravation des caractères, tandis que la terre ferme fait plutôt office d’entracte ou de lieu transitionnel, avant de renvoyer les personnages vers une destination nouée d’avance, en l’occurrence vers un dénouement typiquement tragique, le moment où les calamités sous-jacentes du début aboutissent à la résolution violente de leur structure. Pour Sukkwan Island, le dénouement est même double, calqué sur les deux parties du roman : il y a d’abord la disparition douloureuse de Roy, le petit adolescent de treize ans, à laquelle succédera la fin pathétique de Jim, son père, charrié par les eaux puissantes de l’océan.
Autre point pertinent, les personnages de la tragédie sont la plupart du temps enclins à se lamenter sur leur sort. Ils devinent que quelque chose les guette et nous, de notre côté, nous savons qu’ils ne feront pas de vieux os, que ce n’est pas un deus ex machina qui les sauvera, mais bien la mort qui s’abattra sur eux avec tout son poids d’inexorabilité. Ces tempéraments de la désolation et du soupir, nous les recensons allègrement dans les deux romans. Les relations humaines sont viciées de l’intérieur, tantôt dominées par l’impulsivité (Jim et ses relations amoureuses en ruines – SI et D), tantôt façonnées par un suicide qui va déterminer les suites d’un arbre généalogique (la pendaison de la mère d’Irène – D). Assujettis à ces graines dysfonctionnelles, les protagonistes de Vann ont le droit de se plaindre, et ils y parviennent avec brio, jusqu’à épuiser toutes les ressources de l’entente, quand il n’est plus l’heure de tourner autour du dénouement. Puisque leur vie est compliquée, ces personnages ne doivent pas cesser d’agir, ne pouvant pas accepter de se conformer immédiatement à la configuration du malheur. Ils se doivent de multiplier les stratagèmes, quitte à reculer pour mieux sauter. Les embûches qui sont les leurs corroborent le tragique de leurs vies, et les actes qu’ils opposent aux embuscades du destin nous font voir aussi bien une philosophie de l’action qu’une extension de nos croyances morales. Certains ont l’air de véritables scélérats, néanmoins, en bout de ligne, ils nous apparaissent sous un jour qui n’est pas si sombre parce qu’ils ont eu le courage, justement, de ne jamais mettre en veilleuse leur capacité d’agir.
Par ailleurs, il est nécessaire que les personnages ne soient pas nombreux pour que la configuration du tragique tourne à plein régime. Remisés en Alaska et sur les îles glacées, les acteurs littéraires de Vann correspondent aux besoins classiques d’une tragédie : un rassemblement de forces agissantes, réunies dans un microcosme duquel il leur est impossible de s’évader. À pousser l’interprétation, on pourrait même avancer que l’Alaska et ses îles ne sont que des coulisses, et que la vraie localisation du tragique se situe entre les planches des deux cabanes, à savoir celle qu’un père plébiscite en vue de rebâtir une relation avec son fils (SI), et celle qu’un mari désire construire afin de reconquérir les bases d’un amour fragilisé (D). L’une et l’autre de ces cabanes, malheureusement, finiront par s’apparenter à des cercueils, à des caveaux de famille qui engloutissent le bien-fondé de n’importe quelle action. La cabane en elle-même est une force dérisoire, un ersatz culturel qui sert de prétexte à diverses reconquêtes, et l’on sent bien la vulnérabilité de cette architecture devant les décrets de l’Alaska. La cabane est littéralement une utopie chez David Vann : elle est le lieu impossible ou le lieu provisoire ; elle octroie aux personnages une illusoire suspension de la fatalité. La cabane suppose même une frontière trompeuse, elle enferme au lieu de libérer, elle quadrille le microcosme tragique alors même que la notion de Frontière, dotée de son «F» majuscule et citée par deux fois dans Sukkwan Island (pp. 55 et 142), renvoie à une mythologie nord-américaine de l’espace infini, c’est-à-dire à un perpétuel esprit d’aventure, sans terminus, continuellement alimenté par la foi des découvertes. La Frontière invisible, en somme, a joué un rôle déterminant dans la construction de l’identité nationale aux États-Unis, et le fait même que les personnages de Vann aillent se cloîtrer dans des cabanes nous montre la fragmentation de cette identité, ce qui contribue à donner de l’Alaska une image péjorative, qu’elle soit fantasmée par un ancien thésard qui se faisait des idées (D, pp. 96-98), ou bien qu’elle soit carrément insultante, comme lorsque Monique, une fille de la haute originaire de Washington DC, nous étale ici et là ses jugements sur les gens et leur environnement ultra-septentrional (D en général, agrémenté par les pensées de Carl, le petit ami de Monique). Du reste, une phrase résume à elle seule le projet d’habiter une cabane au milieu d’un espace plutôt prédestiné à l’absence de mesure : «Irene grimpa plus haut, atteignit des plateaux et des pentes dissimulées par la forêt jusqu’à une crête, sans pouvoir aller plus loin, toujours entourée par la densité, sans vue dégagée, le panorama bien présent mais obstrué de toutes parts» (D, p. 182).
Les personnages n’y pourront rien en dépit de quelques moments de bravoure et d’inventivité : leurs actions seront chaque fois repliées sur elles-mêmes, appelées par une finalité insurmontable, parce que le tragique ne peut pas faire autrement que tendre vers une finalité invariablement délétère. La rigueur du schéma tragique entraîne d’ailleurs la rigueur de la construction romanesque. Si les deux premiers romans de Vann sont reconnaissables par leurs contenus parfois rudes, allant même jusqu’au grotesque lorsque le jeune Roy se tire une balle dans la tête et que son père fait l’inventaire d’un éparpillement cadavérique (SI, p. 116), cela n’empêche pas l’histoire de se maintenir sur la corde raide, et c’est même la raison essentielle qui nous fait quand même avancer dans la lecture, tant il arrive que les énumérations techniques de la pêche et du bricolage viennent faire écran au déroulement de l’histoire. Toutefois, ces énumérations sont à prendre comme les parties supplémentaires d’un réseau d’actions vaines, parce qu’on se doute pertinemment que se nourrir ou s’abriter sont des actes superflus quand on est voué à une mort imminente. Les personnalités tragiques ne se laissent pas mourir, elles attendent que la mort vienne les cueillir, au dernier moment, celui de la catastrophe, dès lors que l’ultime strophe atteint le point de non-retour de ce que le texte raconte.
Par conséquent, avec David Vann, la tragédie suit une ligne droite, tambour battant en direction de la catastrophe. Il n’y a que très peu d’intermèdes et de respirations en dehors des îles, sinon sur la terre ferme, et aussi à travers certains souvenirs qui sont tous ancrés parmi des lieux dénaturés, contrôlés par le savoir humain, des lieux où la nature sauvage a reculé jusqu’à devenir inexistante – Washington DC, symbole du pouvoir, et la Californie, vieil eldorado de l’Amérique, jadis raison d’une conquête, aujourd’hui réduit à une conjonction de simulacres. En définitive, pour qu’il y ait de la tragédie à l’époque moderne, il faut peut-être que subsiste une part importante de nature indocile, un endroit comme l’Alaska où la nature humaine ne peut s’exprimer qu’avec prudence faute d’avoir totalement asservi l’environnement à la condition de nature naturée. Le tragique impose une destination aux personnages, ce que fait ni plus ni moins l’environnement quand il se dit dans les termes d’une nature naturante.

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La suite de cette étude se trouve dans L'Amérique en guerre, disponible sur le site de l'éditeur.