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04/05/2017

Black Metal : une musique futuriste (Seconde partie), par Christophe Scotto d’Apollonia

Photographie (détail) de Juan Asensio.

Rappel
469904796.3.jpgBlack Metal : une musique futuriste (Première partie).






Photographie de Juan Asensio.jpgCependant, une énigme apparaît : celle de la discordance flagrante, fascinante entre d’une part cette musique de Mégalopole industrieuse et technologique, d’autre part les paroles chantées, très romantiques : nostalgie, mélancolie, splendeur médiévale, spiritualité, mort, armes blanches, honneur, virilité guerrière. Cette dissonance est en réalité artificielle. Car les paroles, quoique très romantiques, sont fortement sevrées de nietzschéisme : apologie de la guerre, de l’âme, de la mort, de la nature, de la patrie, de la radicalité, de la violence en général, de la cruauté même et d’un mépris absolu à l’encontre de la faiblesse et de l’efféminement, l’ensemble exprimé dans un vocabulaire symbolique et métaphorique. Il faut toutefois reconnaître qu’à de rares exceptions près, le Black Metal reste férocement attaché à une image médiévale. Mais tressée et tissée à une musique si anti-médiévale, elle prend sa réelle envergure : il s’agit de renouer à sa racine naturelle le mouvement humain moderniste. Or, cela rejoint parfaitement les aspirations du Futurisme. Car Marinetti et Russolo n’eurent jamais d’autre ambition, à cette différence près que la Belle Époque se complaisait dans le clinquant néoclassique, imitation contreplaquée de l’Antiquité gréco-romaine, sans ouvrir les yeux sur sa propre modernité (1). Notre époque succombe au vice inverse.
Le Noise Rock ainsi que le bruitisme électronique et électroacoustique en vogue comme héritiers officiels de Luigi Russolo (2), malgré certaines réussites indéniables en figures d’exception, ne furent donc que des imitateurs stériles, serviles de leur époque. Les créateurs ne ressemblent jamais à leurs pères, sinon par un air de famille. Friedrich Nietzsche professait avec justesse que le bon disciple est celui qui dit «Non !», qui refuse d’ânonner, pour questionner, vérifier, approfondir et rectifier la vérité transmise, parce qu’humaine, trop humaine : imparfaite. Brûler la Lettre pour vivifier l’Esprit !
Le même Nietzsche observait par ailleurs que, lorsqu’apparaît un nouveau mouvement artistique, une nouvelle sensibilité, une nouvelle école, ces révolutions de l’âme, majeures ou mineures, touchent immédiatement l’ensemble des arts sauf la musique, laquelle présente toujours un demi-siècle de retard pour le moins. Cette observation, qui, dans l’histoire de l’art, se vérifie, à notre connaissance, sans exception, vaut par là même pour le futurisme. La musique futuriste, malgré les appels précoces de Russolo, n’est apparue qu’à l’aube des années 1980, pour atteindre son âge d’or dans les années 1990-2000, soit avec quelque soixante années de décalage diachronique.
Bien entendu, les jeunes créateurs de cette tardive révolution musicale européenne, la dernière peut-être, n’avaient guère conscience de cela, et nul doute qu’aucun d’entre eux ne songea un instant à opérer un parallèle entre le caractère de ses compositions et le Futurisme ! La scène Black Metal réunissait exclusivement des esprits profondément enracinés dans la culture européenne, des Blancs en un mot, mais issus de toutes les classes sociales : voisinaient, âgés en moyenne de seize à vingt-cinq ans, le khâgneux et l’illettré, le prolétaire et l’universitaire, la secrétaire-dactylo et l’étudiante en médecine, le fils de paysan provincial et celui de la bonne bourgeoisie des centres-villes. Certains connaissaient déjà le nom de Marinetti, d’autres ne l’entendraient jamais. Peu importe. Ils participaient tous à un mouvement civilisationnel qui les dépassait, dont leurs âmes étaient instinctivement héritières, et qu’ils avaient l’énergie de mettre en œuvre. Car le Futurisme était porté par la civilisation européenne, il en était l’expression si nécessaire qu’il avait obsédé diverses scènes musicales. Peu importe, là encore, que ce soient des Italiens qui l’aient initié; ils eussent pu être Allemands, Anglais, Espagnols, même si le caractère en eût été différent; il se trouve qu’à cet instant T de l’Histoire européenne, l’Italie ressurgit brutalement et imposa son sceau dans la vie culturelle, avant d’imposer celui de sa vie politique : le Fascisme de Mussolini, le Communisme de Gramsci, les Brigades Rouges. De tels mouvements naissent à certaines périodes de l’Histoire d’une civilisation, qui en sort marquée. Cela est si vrai que le bruitisme, avons-nous vu, continue d’être revendiqué un siècle après la naissance officielle du Futurisme. Combien pourtant de fans de Noise Rock ont-ils entendu le nom de Luigi Russolo ? Combien de raveurs songent à L’Art du bruit entre deux baffles de techno-industriel ?
Peut-être certaines lectures, certaines rencontres, certaines œuvres cinématographiques ont-elles déterminé le Black Metal à incarner comme nul autre cette musique décadente, polluée, saturée, saccadée, énergique, électrique, métallique, triomphante, violente… Mais là encore, peu importe.
Il faut à présent nommer ces créateurs. Nous avons déjà cité les précurseurs : le suédois Bathory, le suisse germanique Celtic Frost et le norvégien Mayhem, et c’est grâce à ce dernier que l’âge d’or va éclore plus particulièrement en Norvège, entre Oslo et Bergen, avant d’illuminer de ténèbres le continent. La seconde génération égrène, à notre âme tout ouïe, les noms de : Darkthrone, Burzum, Enslaved, Marduk (suédois d’origine), Windir et Emperor. Emperor (1993-2002) surtout, par le génie de son chanteur et guitariste : Ihsahn, qui depuis poursuit une carrière solo éblouissante par sa qualité, accordera ses lettres de noblesse au genre.
Très vite, la Finlande, la Suède, la Grèce, l’Autriche, l’Italie, l’Allemagne, l’Angleterre, la Pologne, la Tchéquie, la France sont pestiférées par contamination; des vocations s’y lèvent. Citons, pour les meilleurs, Kampfar et Thy Serpent (Finlande), Golden Dawn et Summoning (Autriche), Evol (Italie), Rotting Christ et Septicflesh (Grèce), Behemoth (Pologne), Seth (France).
Le cas français est très intéressant et va permettre un parallèle avec le Futurisme d’un point de vue historique.
En effet, nul n’ignore que le Futurisme fut le mouvement artistique de prédilection du régime fasciste de Mussolini, et que Marinetti était explicitement fasciste, ayant même participé activement à la fondation du parti dès 1919, soit avant la Marche sur Rome, et lui demeurant fidèle jusqu’à sa chute, que sa mort suivra de peu. Si tous les Futuristes italiens ne seront pas fascistes, ils conserveront en général une attitude sympathisante ou neutre. Le seul Futuriste à n’être pas fasciste ou neutre, le Russe Vladimir Maïakovski, sera ouvertement bolchevik, écrira des hymnes à Lénine. Il est symbolique que les deux plus grands et charismatiques représentants du mouvement : Marinetti et Maïakovski, soient les plus compromis politiquement, à ce point que leurs œuvres, passées les premières années d’innocence et les luttes pour la conquête, victorieuse, du pouvoir, entre les chemises noires et les drapeaux rouges, se confonde soudain avec une exaltation du pouvoir totalitaire, ― sans, d’ailleurs, que ladite œuvre perde tellement son éclat, mais sa fraîcheur. Peut-être parce que ces deux vrais poètes ont su garder leur distance intérieure, leur angoisse intime, une indifférence absolue au succès chez Maïakovski, un dédain aristocratique chez Marinetti.
À l’instar de la futuriste, la relève black metal ne fut pas si pure. Dès le milieu des années 2000, la scène s’est peu à peu politisée, au point de se dessécher artistiquement. Des groupes aux idées néonazies ont soudain pris une importance disproportionnée au regard de leur qualité réelle : ce fut l’heure du National Socialist Black Metal (NSBM), dont en France le succès posthume des désormais fameuses Légions Noires, qui officièrent entre la fin des années 1980 et le début des années 1990, groupuscule inconnu de la majeure partie du public black metal à l’époque. De fait, l’idéologie politique des groupes n’avait aucune importance dans les années 1980-1990, début 2000. Certes, les concepts et symboles prônés par l’Acier Noir menaient par définition à des sympathies d’extrême droite, plutôt de tendance néofasciste pour les plus radicaux; mais il ne fallait pas l’induire systématiquement. Nous avons vu plus haut la dette colossale que le Black Metal doit à Mayhem, plus particulièrement à ses deux fondateurs Dead et Euronymous; or, Dead était apolitique, tandis qu’Euronymous était ouvertement… communiste ! À une époque, et dans un lieu, où le terme de marxiste-léniniste signifiait encore quelque chose dans les intelligences. Tandis que le premier bassiste du groupe, Necrobutcher, ne cachait pas ses sympathies d’extrême droite, et que le second, Varg Vikernes, sera explicitement néonazi. La radicalité est donc omniprésente, mais les positions partisanes non déterminantes. Sont-elles d’ailleurs partisanes ? Aucun ne milite dans un parti ou mouvement. Le Black Metal siphonne les aspirations, les élève, en rehausse la qualité, oserions-nous dire : les spiritualise ? En tout cas, elles passent du stade prosaïque à métapolitique.
Par exemple, aurions-nous l’imbécillité de considérer Emperor comme un groupe impérial ou impérialiste ? Son guitariste Samoth, en compagnie de Varg Vikernes, brûlera une église en bois médiévale, patrimoine culturel norvégien, et sera condamné à un an de prison ferme pour ce délit. Son batteur Faust sera incarcéré quinze ans pour le meurtre d’un homosexuel qui tentait de le dévergonder. Son bassiste, Tchort, sera aussi incarcéré, deux années, pour coups et blessures à l’occasion d’une rixe. Pourtant, L’Empereur consacré par les Norvégien dès leur première démo Wrath of the Tyrant (La Colère du Tyran, 1992) aussitôt suivi de leur premier album In the Nightside Eclipse (Dans l’Orbe Obscure de l’Éclipse, 1994), est bien entendu une entité spirituelle, une déité dont la théocratie est parfois souhaitée, mais alors comme un dépassement mystique, une chair spirituelle pour user d’une expression théologique; car tous les textes chantés, signés Ihsahn, Samoth et Mortiis, sont des prières, à mille lieues des manifestes politiques. Les albums suivants poursuivront dans la même ligne, approfondissant la spiritualité à un point majestueux sur le deuxième : Anthems to the Welkin at Dusk (Hymnes aux Cieux Crépusculaires, 1997). Emperor reste le groupe de Black Metal le plus symbolique de la scène norvégienne et européenne : par son apport esthétique, par sa qualité musicale et poétique, par son inspiration philosophique et spirituelle, par son investissement individuel dans les scandales pénaux. Il eut le génie, grâce à Ihsahn, d’utiliser les nappes de clavier symphoniques à fin de mise en abîme du bruitisme électrique, dont la noirceur chaotique est ainsi accentuée, mais aussi illuminée, d’une lumière obscure, dont, par une dialectique diabolique, le symphonique se sublime alors en triomphe, en conquête luciférienne des Cieux ! Conquête impériale s’il en fût ! Nombre de groupes tenteront de suivre cette voie, sans jamais parvenir à une telle qualité de lumière fuligineuse lyriquement palpée. La mise en abîme bruitiste par le symphonique est un art de visionnaire raffiné. S’il ne devait rester qu’un nom black metal devant la postérité, ce serait celui d’Emperor.
La France est donc un cas particulier, une exception culturelle par la politisation outrancière de la scène ― seuls les groupes d’Europe de l’Est les concurrenceront dans cette voie, le reste du monde s’engonçant dans un satanisme de bazar. En effet, jusqu’à la fin des années 1980, le Metal n’y était pas représenté, sinon par Trust. En lieu et place sévissait une scène Rock-Punk d’excellente qualité, très vitaliste, d’obédience anarcho-gauchiste-communiste, ivre de Che Guevara et de tiers-mondisme, francophone, dont Noir Désir et Les Béruriers Noirs devinrent les icônes. Celle-ci disparaît subitement avec la fin du monde communiste. Des groupes anglophones de Metal prennent la relève, dont Massacra et Loudblast seront les meilleurs représentants. Évidemment, la presse se détourne de cette relève, puis l’ignore. Dès le début des années 1990, la francophonie revient et un groupe comme Misanthrope, musicalement inclassable mais marqué par le Black Metal, inaugure cette résurgence, grâce à ses troisième et quatrième albums : 1666… Théâtre Bizarre (1995) et Visionnaire (1997), avec une splendeur poétique qui influera sur l’ensemble des groupes français durant vingt ans, forçant ceux-ci à s’élever à un niveau littéraire parfois étonnant. Ce n’est plus formellement du Rock ni du Punk, mais ça en possède l’esprit et l’énergie. Surtout, les groupes metal français des deux décennies suivantes vont révéler successivement des sympathies très réactionnaires ou néofascistes. Ce retournement idéologique, même maintenu à un niveau métapolitique, est fondamental afin de comprendre l’ignorance à cette époque totale de la presse française envers la jeune scène métallique hexagonale. Cette presse, télévisuelle évidemment, mais même radiophonique et écrite, l’ignorera si superbement qu’elle affirmera sans vergogne que «le Rock français est mort, il n’y a plus de scène», ― alors que celui-ci, sous le nom de Metal, était écouté à travers toute l’Europe et hautement estimé (3) ! La bifurcation idéologique se situe en 1986, lorsque Slayer, groupe de Thrash Metal californien, pierre angulaire des musiques dites extrêmes, publie son troisième album : Reign In Blood (Règne dans le Sang !). Soudain, la scène prend conscience que le Rock et le Punk, né entre le Maccarthysme et le Thatchérisme, dans un Occident dominé par le Gaullisme, le Franquisme et les guerres de décolonisation, est devenu obsolète comme son époque. Les années 1980 ont vu parvenir au pouvoir quasi absolu la Société de consommation, sa morale droit-de-l’hommiste déjà libérale-libertaire et sa bourgeoisie post-soixante-huitarde que l’on ne nomme pas encore bobo ou boboïde. Or, le Rock, c’est le Mal, le viol des totems, l’exploration des tabous. Ceux des conservateurs de 1950 qui vit la naissance des beatniks et des zazous ne sont guère similaires à ceux des futurs bobos-hipsters. Un renversement idéologique va s’opérer : le Metal, héritier exclusif du Rock n’ Roll, va passer à l’extrême droite, aux phantasmes réactionnaires, bonapartistes, néofascistes, nietzschéens, et, dans un sens d’enracinement culturel, lucifériens et néopaïens. Pour user d’un raccourcis caricatural, il va glisser des Brigades Rouges au GUD, de la Fédération Anarchiste à l’Action Française. Le Rock français des années 1980 (avec sa tendance punk et new wave) est donc mort non en lui-même, mais parce que le nom en fut littéralement abandonné. Les fidèles, reniés par leurs pères et les médias, ont été rebaptisés Metal sur le modèle anglophone déjà réalisé, et bien que les deux noms aient voisinés chez eux jusqu’à la fin des années 2000, tandis que les traîtres et les abâtardis, après avoir conservé illégitimement le nom durant les années 1990 voire 2000, ont avoué leur escroquerie intellectuelle et se reconnaissent à présent seulement Pop. Le Rock n’est donc pas mort : comme le Roi, il est à travers son fils, autre individu, mais même sang. Autrement dit, le Rock est mort, vive le Metal !
Le groupe black metal français et francophone le plus emblématique des années 1990-2000 reste à notre avis Seth. Leur premier album, intitulé Les Blessures de l’Âme (1998), chanté entièrement en français, reste un chef-d’œuvre incontestable du genre, par sa variété, sa fraîcheur, sa beauté. Le second album, L’Excellence (2000), est d’un style différent quoique plus original, partiellement anglophone, par là même moins emblématique. La FNAC refusera dans un premier temps de distribuer Les Blessures de l’Âme, classifiant Seth en tant que groupe NSBM ou affilié; des menaces de poursuites pénales par l’éditeur suffiront à clôturer le litige; mais celui-ci reste révélateur du malaise éprouvé par l’industrie musicale «officielle». Pourtant, il est impossible de trouver dans les paroles de cet album autre chose que du nietzschéisme poétisé, romantique, parfois juvénile, d’autres fois emphatique, toujours spirituel et métapolitique, même dans ses hymnes au «funeste empereur».
Toujours en France, le royalisme proclamé des groupes Misanthrope et Forbidden Site s’insérait dans une logique similaire : il était là encore métapolitique et n’avait de sel que parce que décédé, donc adoré et prôné sur un ton presque religieux d’idéalisme mélancolique. De plus, il avait le lustre d’appartenir à un milieu musical groupusculaire. Le Royalisme de Misanthrope est d’ailleurs une construction assez onirique au fur et à mesure des années (son membre fondateur et auteur-compositeur exclusif, «SAS Philippe Courtois de L’Argilière», ne se déclare explicitement qu’en 1998-1999; «SAS» est un titre ecclésiastique, non aristocratique…; «de L’Argilière» est un pseudonyme ou nom d’emprunt). Quant au Royalisme de Forbidden Site (4), il resplendit du tombeau, et le groupe ne se réfère qu’aux Romantisme de 1830… C’est en définitive un fantasme mélancolique plus morbide qu’autre chose, un peu juvénile là aussi. Les deux sont par ailleurs antichrétiens et blasphémateurs.
Il faudrait citer aussi un groupe comme Anorexia Nervosa qui, en guise d’adieu à la scène en 2005, publia sa reprise de la magnifique chanson royaliste de Forbidden Site, La Chouanne (5), sans que le chanteur et auteur-compositeur du groupe, Rose Hreidmarr, ait jamais caché ses sympathies idéologiques, mais sans qu’aucun de ses quatre albums puisse être interprété de manière partisane, puisque, pour paraphraser le titre du troisième, Anorexia Nervosa prônait un New Obscurantis Order (Nouvel Ordre Obscur, 2002); ou bien évoquer Crystalium et son deuxième album De Aeternitate Commando (Je commande de toute Éternité (6), 2002) où le titre éponyme imite De Gaulle appelant à «l’honneur, l’intérêt supérieur de la patrie»; ou encore Bélénos et son ode à la Gaule celtique, à l’épopée celte (n’oublions pas les lointains Galates !) comme racines de l’esprit français, jusqu’à d’enregistrer son cinquième album entièrement en langue bretonne : Yen Sonn Gardis (Froid, Dur, Sévère, 2010), dont la chanson éponyme narre une balade à travers l’Humanité en compagnie de l’Ankou, la Mort bretonne, qui est un faucheur; ou enfin, aux frontières du Black Metal et d’un no man’s land musical, Kalisia et son sidérant Cybion (2009), son unique album, travaillé durant plus d’une décennie, peut-être, paradoxalement, le plus bruitiste de tous. Tous ceux-là demeurent encore poétique, spirituels, métapolitiques.
Le point de rupture se situe, semble-t-il, avec les générations nées dans les années 1990 et venues au Black Metal après 2005. À compter de cette date, le discours se politise outrancièrement, le spirituel déchoit en métapolitique, le métapolitique en politique, le politique en partisan. Les textes sont de plus en plus engagés, et les Légions Noires connaissent avec quinze ans d’écart une aura inconnue de leurs contemporains et largement surfaite au regard de la qualité médiocre des textes et de la musique, quoiqu’idéologiquement explicite (telle une chanson intitulée, par exemple, «Des svastikas pour étoiles»). À l’exception d’un seul groupe : Kommando Peste Noire (KPN), plus couramment appelé Peste Noire, d’abord identitaire, aujourd’hui royaliste, racialiste, sympathisant idéologique d’Action Française et lié au Groupe Union Défense (GUD), auteur de deux œuvres originales qui renouvellent le style : ses troisième et quatrième albums : Ballade cuntre lo Anemi Francor (Ballade contre les Ennemis de la France, poème de François Villon, 2009) et L’Ordure à l’état pur (2011) ― et il est d’ailleurs significatif que KPN abandonne les prétentions très aristocratiques du Black Metal antérieur, pour se concentrer sur une atmosphère volontiers populaire, voire populacière, ou même populiste ―, à cette exception près mais de taille il est vrai, l’ensemble de la scène est devenue médiocre, certes parfois talentueuse, mais sans aucun génie, sans cette mélancolie onirique ni cette majesté terrible qui caractérisaient jusqu’alors le Black Metal. Le style s’apparente plus aujourd’hui à de l’art officiel, l’art officiel d’un mouvement d’opposition, avec cet air bravache et rebelle propre aux jeunesses radicales, mais sans plus aucune grandeur artistique. Ou bien, quand il ne se politise pas, il reste superficiel : il s’agit plus d’un spectacle d’horreur hollywoodien aux relents burtoniens (7).
Voici donc qu’à présent ces pauvres êtres parlent de Depressive Suicidal Black Metal (DSBM). Un Acier Noir dépressif et suicidaire… L’oxymore est amusant. Mais un aveu ! Le Black Metal est TOUT, sauf dépressif ― puisqu’il est d’âme virile ! Il n’offre le choix qu’entre le combat et la mort. Or, le dépressif est un couard, un fuyard. Le Black Metal est TOUT, sauf suicidaire ― puisqu’il est suicidé. Il est déjà mort. Il parle en cadavre vivant, d’où son chant strangulé. La mort est son sacre. Le suicidaire, quant à lui, est encore un vivant, un vivant hésitant devant le baptême maudit, donc un lâche. Il est au Black Metal ce qu’est le païen endurci au Christianisme : il n’est pas des siens.
Autre aveu : les parodies se multiplient. Le grimage cadavérique prête ainsi à rire, exposé au milieu de la ville, de la plage commune, honte inavoué d’une esthétique, aveux de snobinards et de crâneurs maniérés qui reconnaissent leur incompréhension par cette recherche du «vivre-ensemble». Non que le Black Metal n’ait connu l’humour, l’autodérision; mais le rire n’est pas un ricanement ! Ainsi Faust, bassiste d’Emperor en 1993, à la suite de leur démo, se moquait de la voix d’Ihsahn qui résonnait «like Donald Duck killing» («tel un Donald Duck meurtrier»); mais cette satire touche l’incapacité pour le groupe d’atteindre son idéal, celui de l’Empereur exalté, son indignité dans l’incarnation de cette majesté. Tandis que les parodies actuelles raillent de l’Empereur même, l’idéal de jadis, son esthétique, sa voix, etc.; autrement dit, les pitres persiflent l’invitation à la surhumanité, par là même reconnaissent leur impuissance au dépassement du prosaïsme, donc nous étalent leur athéisme. C’est la gueuserie arriviste irrespectueuse des blasons de la noblesse usurpée.
Tout cet amas, nous le nommons les black metal boys bands (BMBB). Quand ils veulent faire peur, ils tirent la langue. Ils composent comme on bave. Mais rien qui semble sortir de tripes éventrées ! Rien qui semble engager l’âme et la vie ! Comme si la substance originelle s’était épuisée, semblable à une peau de chagrin dévorée en vingt années. Que sont donc ces groupes venus après le Grand Souffle ? Des bouffis d’esbroufe. Ou bien, au mieux, des amateurs sincères, mais sans génie, qui veulent plus d’œuvres que celles disponibles. Dans tous les cas, il s’agit de resquiller la gloire chèrement acquise par les maîtres du genre : ça arrondit les fins de mois, ça donne une existence sociale à bon compte, ça fait fantasmer les groupies libertines, au mieux cela participe de la propagande factieuse. Il suffit de composer quelques notes dans un brouhaha saturé… Récemment, une marque suédoise de vêtements bon marché, Helly Hansen (H&H), a même tenté de mercantiliser l’esprit black metal dans une campagne d’habillements (t-shirt, pantalon, pull-over, etc.) marqués de logos et noms de groupes inventés de toute pièce ! La clientèle visée a résisté à l’attrait, par esprit underground, ce qui est à son honneur. Cependant, cette tentative éhontée, presque profane, reste révélatrice de la décadence de la scène, à défaut de sa dégénérescence. Dans la première moitié des années 1990, les BMBB comme H&H auraient reçu des menaces de mort anonymes, dans des rixes improvisées quelques coups de poings sans sommation, se concluant par un ultimatum : «Retourne faire du death ou du glam !» ― de même qu’en 1930, André Breton et René Char saccagèrent à Montparnasse le bar qui osa se nommer Maldoror.
Approfondissons, et voici qu’apparaît une question subsidiaire : pourquoi, et comment, en France par exemple, une métapolitique nietzschéenne doublée d’une spiritualité luciférienne à reflets néopaïens, a pu accoucher, en vingt ans, d’une politisation partisane de tendance monarchiste ou néofasciste, voire d’une alliance avec l’Église catholique, plutôt traditionnaliste ? Et pourquoi ceux qui ne suivent pas ce mouvement partisan, fidèles au coté symbolique, restent-ils aussi prosaïques, ennuyeux, répétitifs ?
Le parallèle du Black Metal avec le Futurisme, le Romantisme et le Surréalisme, saisissant, amène à décliner la réponse en quatre branches.
1°) La vulgarisation, au sens étymologique du terme, à compter du milieu des années 2000, d’une révolte par essence ésotérique, solitaire, sectaire, terroriste, suivie de sa récupération mercantile, en signe naturellement le glas. Les jeunes Norvégiens fondateurs de la seconde vague du Black Metal au début des années 1990 ne choisissaient pas leurs hardes, ni leur musique, ni leurs idées : elles s’imposaient à eux instinctivement; les plus géniaux exploraient, sondaient le style, qui les menait le Diable sait où ! Il était alors impossible, ou pour le moins difficile, de le conceptualiser comme nous le faisons dans ces lignes. Ne se conceptualisent que les mouvements fossilisés; or, seuls les émules indignes fossilisent un mouvement; et les émules indignes suivent pour la réclame : l’argent, les honneurs et les femmes. Le Black Metal était une musique si pure, si franche, si entière, si viscérale qu’elle a écrasé les autres domaines du Metal, a dénoncé par sa seule présence le ridicule fardé de leurs hypocrisies avachies, de leurs poses pseudo-viriles, pseudo-guerrières, pseudo-rebelles, pour imposer son esthétique, son jeu, son vocabulaire, soudain seuls réels; le triomphe du Black Metal l’a embroché de ses thuriféraires funéraires (8). Il est en cela comparable au Surréalisme, qui réunissait les meilleurs artistes de sa génération, simples sympathisants compris, entre 1919 et 1929 ― à la suite d’une nébuleuse génitrice née dans les années 1910 d’Apollinaire à Dada ―, vit ses rangs se vider progressivement entre 1930 et 1940, pour ne plus réunir après-guerre, sauf rares exceptions, que des poseurs talentueux, enfin, dans les années 1960, des carriéristes sordides ou banals, puis de se saborder en 1969 faute de débouchés mondains; et pourtant, il fut lui aussi à l’origine un mouvement violent, grandiose, suicidé, avant d’être infesté de béjaunes.
2°) L’esprit black metal ne peut survivre hors de l’époque qui le fit naître, en l’occurrence celle de la Société de consommation triomphante des années 1980-1990-début 2000. Une forme artistique est toujours enracinée dans son époque, et celle des Festivus s’achève. De même, le Futurisme né à la fin de la Belle Époque, dans une époque rendue furieuse, disparut avec celle-ci et les régimes auxquels il se confondit, au cours des années 1930 (entre la stalinisation de l’URSS commencée dès 1930 et la défaite de l’Italie fasciste en 1943). En un sens, le Black Metal est donc devenu obsolète, presque… déraciné.
3°) Le mouvement, pourtant très riche de potentialités à l’origine, semble avoir simplement épuisé ses possibilités intérieures. En ce sens, sa politisation, c’est-à-dire ce besoin de concrétisation des rêves artistiques, est un symptôme de décadence, semblable à celle du Romantisme, dont la splendeur 1820-1830 se fourvoya dès la fin des années 1840, suscitant la disparition définitive du mouvement après 1860. Il est difficile d’imaginer que le Futurisme pût survivre longtemps à lui-même s’il n’avait été interrompu. Ou plutôt, il avait déjà vécu l’ensemble de ses potentialités en se fondant dans les régimes fascistes et bolchéviks et leur annihilation.
4°) Il serait alors temps de créer un nouveau genre. …Ou bien le Rock-Metal est-il parvenu à sa forme absolue, achevée après quelques décennies, et va-t-il se répéter, pétrifié, comme le roman français depuis Proust et Céline ou la poésie persane depuis Hafez et Khayyâm ? En d’autres termes, Elvis Presley et les Rolling Stones devaient-ils vraiment mener à Marduk, Enslaved et Emperor (9) ?
Le Bruitisme ou Futurisme musical ne fut pas une aventure esseulée et sans lendemain, singulière et loufoque, mais l’expression géniale par Luigi Russolo des nécessités de l’âme européenne à compter du XXe siècle, de cette humanité à présent citadine, déracinée, polluée, brutale, inhumaine, mécanique, machiniste, syncopée, que le «silence» de la Nature laisse indifférente, mais qui ne pourra que s’étioler à ronger et flétrir ses racines florales et bestiales ainsi que l’y force le mercantilisme consumériste et sa morale droit-de-l’hommiste triomphante. Réaction aristocratique nietzschéenne, et spirituelle sous les traits du Luciférianisme, le Black Metal répondit un temps à ce besoin. Ses fidèles furent des réprouvés dans une époque qui leur prescrivait de devenir des petits-bourgeois maniérés. Mais des réprouvés dont l’ambition fut de fusionner par l’acier leurs actions et leurs rêves. Issus d’une ère démocratique où s’imposait la transparence égalitaire, ils s’instaurèrent en faction aristocratique, mystérieuse, sectaire, comme jadis, avant leur accession, les Bolchéviks rejoints par Maïakovski et les Fascistes salués par Marinetti. Ainsi furent-ils les plus futuristes des musiciens depuis L’Art des bruits. En ce sens, malgré tous ses défauts, ses insuffisances, ses inconséquences, ses paradoxes, ses crimes inutiles, ses délits sordides, en ces années maudites de libéralisme-libertaire, se condamnant lui-même dans sa chair face à un Monde méprisé et méprisable, le Black Metal favorisa le Grand Souffle. Il n’est pas certain qu’il l’ait toujours compris; beaucoup avaient entre seize et vingt-neuf ans, plus d’instinct et d’intuition que de conscience et de raisonnement. Mais, nous n’hésitons pas à l’affirmer : cet Acier de Ténèbres a sauvé des âmes ! Quelle sera sa postérité aux oreilles des mélomanes ? Il ne nous appartient pas d’y répondre. Mais, pour conclure sur une réflexion catholique orthodoxe, il leur sera plus pardonné devant Dieu pour avoir porté le Feu, fût-ce maladroitement, qu’à nombre de leurs contempteurs à l’esprit émacié, borné, bassement bigot ou opportuniste, et, dans tous les cas, stérile.

Notes
(1) «À la fin tu es las de ce monde ancien /Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin / Tu en as assez de vivre dans l'antiquité grecque et romaine / Ici même les automobiles ont l'air d'être anciennes» chante Apollinaire en ouverture de son recueil Alcools, publié en 1913, la même année que L’Art des bruits. Rappelons qu’Apollinaire était un ami de Marinetti et contribua à la traduction française de son Manifeste futuriste !
(2) Un Prix Russolo est décerné chaque année depuis 1979 (et sauf quelques années d’interruption) en récompense aux compositeurs-interprètes de musique électroacoustique. À cet égard, consulter les sites suivants :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Prix_Russolo
http://prixrussolo.org/
(3) Ce qui explique aussi le choix d’un chant partiellement anglophone (la moitié ou les deux tiers des chansons), malgré un premier album parfois entièrement francophone.
(4) Le compositeur du groupe, Romaric d’Arvycendres (guitare et chant), de son nom d’état-civil Romaric Sangars, est devenu journaliste, essayiste et écrivain; dans ses divers écrits, son royalisme semble toujours idéologique, non partisan, comme un âge d’or définitivement révolu. L’auteur des vers chantés, Arnault de Staël (batterie), de son nom d’état-civil Arnault Destal, est devenu à présent l’auteur des paroles du groupe de rock Varsovie, sorte d’ovni musical atemporel à force de paraître désuet, en compagnie de Grégory Cathérina (guitare), autre membre de Forbidden site. Il faut être piètre lecteur pour ne pas percevoir que la grande majorité de ses références intellectuelles et idéologiques sont d’abord littéraires, et de tous les camps donc d’aucun (Mademoiselle Else d’Arthur Schnitzler, La Fêlure de Fitzgerald, Hôtel Roma de César Pavese, État civil de Drieu la Rochelle mais en référence au roman Le Feu Follet donc plutôt à Jacques Rigaut, Leningrad de Sergei Essenine, Varsovie, nom du groupe, relatif à l'insurrection immolée de 1944, L’Art de la fugue sur l’exil à la suite de la Révolution bolchévik, etc.), comme si le groupe voulait relater à travers son lyrisme rocailleux, lézardé, les divers masques de la tragédie humaine. L’ennui est que la critique rock est largement politisée aujourd’hui : tout ce qui ne bave pas dans le moule idéologique droit-de-l’hommiste en mode Noir Désir est soupçonné… de «fascisme» ! D’où le silence obsessionnel de la grande presse à l’égard de Varsovie, lors même qu’il incarne à lui seul la reviviscence du Rock français.
(5) Un hymne pour chaque 21 janvier !
(6) La traduction correcte du latin serait « Je mâche l’Éternité » ; mais outre qu’une telle phrase ne signifie rien, il semble évident que le groupe a usé d’un mauvais latin, ou pour mieux dire d’un latin francisé.
(7) Référence à l’œuvre de Tim Burton et à son cinéma très consensuel, évidemment.
(8) Seuls 44 disques sortis en 1993 sont classés Black Metal ; pour 2013, le nombre s’élève à 1744, et les chiffres ne cessent d’augmenter…
(9) Soit les trois branches principales du Black Metal : le Black brutal, le Viking Black, le Black Symphonique.