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20/08/2018

Confiteor de Jaume Cabré

Photographie (détail) de Juan Asensio.

confiteor.jpgJe sais bien que Gregory Mion a pu affirmer, en appuyant fermement comme à son habitude son jugement par un texte minutieux, que Confiteor était le chef-d’œuvre de Jaume Cabré. C'est du reste après avoir lu sa note que je me suis décidé à me lancer dans la lecture de cet énorme roman de quelque 800 pages en grand format, impulsion que je ne regrette d'ailleurs absolument pas, et cela d'autant plus que je ne lis absolument plus aucune critique contemporaine, puisque cette dernière est au mieux un étalage interminable de formules universitaires réduites à des figures obligées, sans donc beaucoup d'imagination ou, au pire, le morne étalage de la consanguine stupidité journalistique.
Beaucoup de journalistes c'est certain, sans bien évidemment prendre la peine de développer une analyse aussi rigoureuse que celle de Gregory Mion, ont pu tenter d'inventer de nouveaux qualificatifs pour décrire ce texte qui leur a semblé être, par les grâces d'un service de presse efficace, ambitieux; las, étant ignorants de leurs gammes les plus faciles, comment pourraient-ils se lancer dans la quête chimérique d'une composition dépassant quelque peu l'empan d'un article aussi borné que ridicule pour la presse, qu'elle soit imprimée ou en ligne, française ? Ces pauvres d'esprit à la culture courte et aux dents longues ne sont tout simplement pas équipés pour faire autre chose que recopier des quatrièmes de couvertures, et c'est heureux !
Ils auraient d'ailleurs pu s'éviter cet effort, bien supérieur à tous leurs rêves de force, car Confiteor, pas davantage que l'hypothétique plus grand roman de tous les temps, n'a pas franchement besoin d'un vocabulaire critique qu'il faudrait inventer de toutes pièces pour être caractérisé. C'est même tout le contraire tant, sous des dehors monstrueux qui pourraient nous faire penser que nous tenons un texte d'exception trouvant sa place dans telle fameuse série, Confiteor est d'une simplicité d'intention et même d'écriture non point biblique mais journalistique.
Autrement dit et fort banalement, le roman de l'écrivain catalan est la tentative, luttant contre la montre, pour essayer de fixer l'identité d'un homme, érudit en diable, qui voit les capacités de son remarquable cerveau s'amoindrir inexorablement en raison d'une maladie neurodégénérative. En résumé foudroyant, c'est même, placé en tête de son roman labyrinthique par son auteur, «Je sera rien», un propos de Carles Camps Mundó qu'il faut mettre sous la lumière convenue d'une fausse complexité par laquelle les voies du monde font aller les créatures de papier : «C'est incroyable, comme les choses les plus innocentes peuvent engendrer les tragédies les plus improbables» (p. 98), banalité consternante qui permettra toutefois au paresseux mage Jaume Cabré quelques tours de prestidigitation assez convenus, comme celui consistant à entremêler l'histoire de deux salopards sans beaucoup de finesse psychologique, l'inquisiteur Nicolau Eimeric et l'Oberstrumbannführer Höss. Nous avons bien compris le message, simpliste à souhait : l'histoire de l'infamie universelle ne présente que faussement plusieurs visages qui n'en sont qu'un, comme l'indique Jaume Cabré en une seule phrase moins paradoxale que facile : «L'Oberstrumbannführer Rudolf Höss, qui était né à Gérone pendant l'automne pluvieux de l'an 1320» (p. 298).
Encore plus banalement, plus facilement, plus paresseusement, les moyens qu'utilise Jaume Cabré, sous une apparente complexité de trames narratives, de multiplication de personnages et de détails, sont d'une simplicité résolument journalistique (1) : nous suivons les pérégrinations, dans une histoire pour le moins agitée mais en fait résolument linéaire, d'un violon d'exception (2) dans les mains de ses différents possesseurs, dont le père du personnage principal, Adrià, Fèlix Ardèvol i Guiterres, marchand d'antiquités monomaniaque (cf. p. 417) peu scrupuleux. Idée fixe de cette littérature romanesque de langue espagnole, ou bien, ici, catalane, à tropisme très fortement européen, qui ne pourra que plaire aux commis journalistiques tout désireux d'exemplarité politique, l'histoire racontée embrasse la vieille Europe des bûchers, notre époque, la Guerre civile et aussi la Shoah, comme le montre l'exemple de Dans l'obscur royaume du Hongrois Giorgio Pressburger, ou encore celui des Soldats de Salamine de Javier Cercas.
Dans tous les cas, l'effort mémoriel, dont le héros du roman incarne la condition tragique puisqu'il oubliera non seulement tout ce qu'il a écrit (qui pourra même être réutilisé par son meilleur ami, écrivain raté, et sous le nom de ce dernier !), mais jusqu'à sa propre identité (cf. p. 433), n'a pour seule fin que de battre en brèche, fût-ce un seul instant, l'inexorable progression du Mal absolu (cf. p. 435). Intention au demeurant louable, qui range la conception que se fait Jaume Cabré de la littérature du côté d'un art qui n'est pas uniquement un jeu (cf. p. 472) mais une véritable quête existentielle, mais, Dieu quelle lourdeur didactique, bien résumée par ce type de déclaration d'intention digne de figurer dans une copie de dissertation philosophique ! : «Nous sommes une communauté qui vit accrochée sur un rocher qui navigue au milieu de l'espace, comme si nous étions sans cesse à la recherche d'un Dieu au milieu du brouillard» (p. 525).
Je sais bien que ce genre de phrase, pour le moins naïve sinon ridiculement scolaire, peut être trouvé sous la plume des plus grands romanciers, de Faulkner à Lowry en passant par Melville, Conrad ou Stevenson, mais elle est alors immédiatement rachetée, comme fondue, dans une écriture qui ne passe pas son temps à nous démontrer sa facilité technique, ses petits tours de passe-passe, comme l'exemplifie le remarquable Un endroit où aller de Robert Penn Warren qui, par ses thématiques et l'histoire de son personnage principal, présente plus d'un point commun avec le texte de Jaume Cabré, sans jamais sombrer dans le pesant didactisme du Catalan.

Notes
(1) Jaume Cabré, Confiteor (traduction du catalan par Edmond Raillard, Actes Sud, 2013). Donnons un exemple de cette pseudo-complexité, non seulement narrative mais, ici, stylistique, par un procédé qui ne fait sensation qu'une seule fois et qui est hélas utilisé constamment tout au long de plusieurs centaines de pages : «Ce n'est que six semaines plus tard, quand ils commencèrent à démonter l'échafaudage, que le frère Gabriel lui dit qu'il savait une chose que, si je ne me trompe, tu vas être très content d'apprendre» (p. 94), la suite immédiate du texte incluant, du coup, un dialogue entre deux protagonistes qui nous est de la sorte donné in medias res, sans la moindre transition. Par cette espèce de court-circuit ne mobilisant tout de même pas une folle énergie inventive, Jaume Cabré s'évite l'utilisation complexe, forcément hasardeuse, de procédés plus subtils afin d'entremêler plusieurs strates temporelles. Autre exemple, dont la clé nous est d'entrée de jeu donnée par le titre du roman : l'usage du latin, non seulement pour monodiquement répéter confiteor par nos personnages en quête de rédemption («Tu peux réparer maintenant un mal qui a été commis», p. 590; «Et je ne peux pas réparer le mal qu'a fait mon père ?», p. 729, etc.), mais pour titrer les sept chapitres du roman. Sans doute cet usage du latin renforce-t-il un double ancrage : dans une tradition humaniste fort lointaine dont se réclame à l'évidence l'écrivain et dans une espèce de trame ésotérique censés constituer une dimension interprétative supplémentaire, forcément occultée aux yeux du tout-venant. Il fallait, pour compléter ce tableau qui aura coupé le souffle de nos journalistes incultes, une petite mise en abyme, que Jaume Cabré nous donne plaisamment en fait de son personne principal l'auteur d'une Histoire du mal, au verso de laquelle il est censé écrire sa propre confession à savoir, l'histoire que nous lisons. C'est cette confession d'Adrià qui sera signée, sous son propre nom, par son meilleur ami, Bernat Pensa i Punsoda.
(2) Motif dédoublé dans celui de la médaille représentant les traits d'une Madone de Pardàc.

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