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La vie et la mort du système de G. W. F. Hegel, par Francis Moury
À propos de :
- Karl Rosenkranz, Vie de Hegel [1844] suivi de Apologie de Hegel contre le docteur Haym [1858] et Annexes [1831, 1835].
1 vol. de 735 pages in-8° traduit, présenté et annoté par Pierre Osmo (Gallimard, coll. Bibliothèque de philosophie, 2004).
- Rudolf Haym, Hegel et son temps. Leçons sur la genèse et le développement, la nature et la valeur de la philosophie hégélienne [1857].
1 vol. de 598 pages in-8° traduit, présenté et annoté par Pierre Osmo (Gallimard, coll. Bibliothèque de philosophie, 2008).
Préliminaire symphonique : dialogue des citations
1 – Le système de Hegel se veut système de la totalité du réel :
«Il est vrai que la guerre apporte de l'insécurité aux propriétés, mais cette insécurité réelle n'est que le mouvement qui est nécessaire. Dans les chaires on ne cesse de parler de l'insécurité, de la fragilité, de l'instabilité des choses temporelles, mais chacun pense, si ému soit-il, qu'il conservera pourtant ce qui lui appartient ; que cette insécurité apparaisse effectivement sous la forme des hussards sabre au clair, et que tout cela cesse d'être une plaisanterie, alors ces mêmes gens édifiés et émus qui avaient tout prédit se mettent à maudire les conquérants. Cependant les guerres ont lieu quand elles sont nécessaires, puis les récoltes poussent encore une fois et les bavardages se taisent devant le sérieux de l'histoire.»
G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit et science de l'État en abrégé, remarque annexée au §324, citée et traduite de l'édition allemande Lasson, tome VI, p. 369 par Jean Hyppolite in Introduction à la philosophie de l'histoire de Hegel (éd. Marcel Rivière et Cie, coll. Bibliothèque philosophique, 1948).
2 – Hegel devenu figure philosophique d'un Christ platonicien :
«Semblable à notre sauveur, dont il n'a cessé, dans sa pensée comme dans son action, de vénérer le nom, dans la doctrine divine duquel il a reconnu l'essence la plus profonde de l'esprit humain, et qui s'est lui-même abandonné, en tant que Fils de Dieu, à la douleur et à la mort pour faire éternellement retour comme esprit dans sa communauté, voici qu'il est, lui aussi, retourné dans sa vraie patrie et qu'il a traversé la mort pour ressusciter en majesté.»
P.K. Marheineke, Oraison funèbre de Hegel prononcée dans le grand amphithéâtre de l'Université le 16 novembre 1831, in Rosenkranz, op. cit., p. 706.
3 – La tombe de Hegel comme matrice et comme giron :
«Comment ? Cette sombre excavation, ce tombeau exigu seraient censés enfermer celui qui nous a conduits à travers les espaces célestes ? Cette main emplie de poussière serait censée recouvrir celui qui nous a ouverts aux secrets de l'esprit, aux merveilles de Dieu et du monde ? Non, mes amis, laissez les morts enterrer leurs morts, c'est le vivant qui nous appartient, celui qui, rejetant les entraves célestes, célèbre sa transfiguration et convoque avec la voix du maître les puissances élémentaires qu'il a domptées et vaincues : Mort, où est ton aiguillon ? Enfer, où est ta victoire ?»
F. Förster, Oraison funèbre prononcée sur la tombe de Hegel le 16 novembre 1831, in Rosenkranz, op. cit., p. 707
4 – La logique rationnelle de Hegel repose sur un socle irrationnel :
«La philosophie de Hegel ne peut pas être réduite à quelques formules logiques. Ou plutôt ces formules recouvrent quelque chose qui n'est pas d'origine purement logique. La dialectique, avant d'être une méthode, est une expérience par laquelle Hegel passe d'une idée à une autre. La négativité est le mouvement même d'un esprit par lequel il va toujours au-delà de ce qu'il est. Et c'est en partie la réflexion sur la pensée chrétienne, sur l'idée d'un Dieu fait homme, qui a mené Hegel à la conception de l'universel concret. Derrière le philosophe, nous découvrons le théologien, et derrière le rationaliste, le romantique.»
Jean Wahl, Le malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel [1929] (deuxième édition aux P.U.F, coll. B.P.C., 1951), p. V.
5 – La sphère de la philosophie de la religion comme problème ultime de l'hégélianisme ?
«Un chrétien admet par exemple une révélation particulière de Dieu qui constitue une réalité irréductible à la pure pensée, une sorte de donné irrationnel qui est à la fois un donné pour la raison et un phénomène historique. Si l'on approfondit tant soit peu le problème de la positivité on y découvre le problème philosophique du réalisme et de l'idéalisme. Qu'est-ce que le positif en effet, si ce n'est le donné, ce qui paraît s'imposer de l'extérieur à la raison; et ce donné étant un donné historique, la question qui se pose ici est bien celle des rapports de la raison et de l'histoire comme celle de l'irrationnel et du rationnel. [...] C'est que, pour Hegel, l'opposition essentielle n'est pas celle de la raison pure et de l'élément empirique, mais plutôt celle de la vie et du statique, du vivant et du mort. En ce sens, le jugement qu'on doit porter sur une religion n'est plus aussi sommaire.»
Jean Hyppolite, op. cit., pp. 34-37
Présentation allemande des choses
Nous disposons à présent de trois traductions différentes de la Phénoménologie de l'Esprit, et c'est peut-être une caractéristique de la légèreté française : traduire trois fois en presque un demi-siècle le même texte alors qu'on aura attendu plus d'un siècle et demi la traduction d'autres textes non moins essentiels. Non moins essentiels, disons-nous, puisqu'ils nous révèlent ce que les contemporains avaient perçu d'emblée : la totalité riche et la singularité unique du système hégélien, dont Kierkegaard a critiqué certains aspects mais dont il a approfondi d'autres aspects (remarque valable pour Schopenhauer et Nietzsche), qui poursuit le mouvement de la pensée allemande qui part du mysticisme de Jacob Boehme et de la Réforme de Luther pour aboutir notamment à Nietzsche, mouvement déjà parfaitement étudié, en 1934, par un Jean-Edouard Spenlé.
Ces autres choses si longtemps attendues, les voici donc et voici résumée leur histoire. Karl Rosenkranz fait paraître en 1844 une monumentale biographie positive – c'est la thèse : le moment individuel, celui de l'identité – intitulée Vie de Hegel, treize ans après la mort de Hegel [1770-1831]. Rudolf Haym fait paraître en 1857 la sienne, négative – c'est une tentative avouée de liquidation par l'auteur de son hégélianisme de jeunesse, l'antithèse, le moment de l'universalité historique, de la différence – intitulée Hegel et son temps. Leçons sur la genèse et le développement, la nature et la valeur de la philosophie hégélienne. Rosenkranz, scandalisé par l'absence de réaction de la Société de Philosophie de Berlin alors présidée par l'hégélien Karl-Ludwig Michelet, réfute cette biographie critique d'une manière cinglante en 1858 : c'est l'Apologie de Hegel contre le docteur Haym, presque la synthèse de l'identité et de la différence, une identité de l'identité et de la différence. Le même Rosenkranz publie également en 1870 un Hegel en tant que philosophe allemand de la nation qu'il aurait fallu traduire pour compléter ladite synthèse de 1858... de son point de vue qui est un point de vue intéressé (subjectif) et intéressant (objectif) puisqu'il est celui d'un témoin allemand agissant et réagissant, celui d'un «hégélien très singulier», comme le définit ici heureusement Pierre Osmo.
Le couple naturel formé par ces deux biographies classiques de Hegel par Rosenkranz et par Haym, autant une histoire de sa pensée qu'une histoire de sa vie, est donc enfin traduit en français après un siècle et demi durant lesquels il n'aura été accessible qu'aux germanistes érudits et aux hégéliens germanistes, autant dire à une infime fraction du public francophone cultivé. Cette traduction qui paraît dans une collection fondée par Jean-Paul Sartre et Maurice Merleau-Ponty, deux lecteurs de Hegel, est soigneusement présentée par Osmo, augmentée d'annexes rares (un passionnant portrait posthume de Hegel publié en 1835 par son plus jeune contemporain, Hotho, les deux oraisons funèbres de Hegel prononcées le 16 novembre 1831) et très précisément annotée (1) d'une manière qui interdit de confondre les notes du traducteur français avec les notes originales des auteurs allemands. Elle constitue une sorte de double stèle ornant dialectiquement une unique tombe. Avouons notre fascination pour cette ironie du destin : que la littérature biographique consacrée à Hegel ait reproduit en son développement, treize ans et vingt-six ans respectivement après la mort subjective de son objet, le mouvement même de sa philosophie propre. Et tirons derechef certaines conséquences historiques et philosophiques de son contenu à présent enfin accessible.
Représentation française des choses
D'abord une remise à l'heure des pendules s'impose : ce ne sont ni Kojève ni Jean Hyppolite qui ont révélé Hegel en France, comme le croyaient les incultes journalistes français des années 1970-1980 mais bel et bien, pour ne citer que les plus importants, Victor Cousin, Émile Boutroux et ses admirables Études d'histoire de la philosophie allemande, Victor Delbos, Émile Bréhier, Émile Meyerson, Victor Basch et surtout Jean Wahl. On ne parle pas des traductions d'Hyppolite et de Bourgeois qui furent aussi décisives et importantes pour le vingtième siècle que les premières traductions françaises de la Grande logique le furent pour le dix-neuvième, on parle ici simplement d'une introduction contenant de nombreux morceaux traduits de première main, et persistant à faire sens encore aujourd'hui. La véritable introduction française, stricto sensu, à la pensée de Hegel, à son intuition métaphysique au sens que Bergson donnait à ces termes dans son article de La pensée et le mouvant, celle qui pénètre au fond du problème, c'est bien le grand livre de Jean Wahl, Le Malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel, paru chez Rieder en 1929 et dont la deuxième édition (P.U.F., 1951) ne se distingue que par une note bibliographique supplémentaire très succincte, d'ailleurs fièrement succincte, et à juste titre. Les enjeux profonds de l'hégélianisme sont là, introduits par Wahl. Et ils sont là parce que Wahl a lu – et traduit d'assez nombreux passages – les livres de Rosenkranz, Haym, et aussi de Dilthey, Rosenzweig, Royce, Sterling et ceux des autres sources allemandes et anglaises les plus pertinentes. Lorsque Hyppolite ou Kojève furent pertinents, ils ne firent que répéter ce que leurs prédécesseurs avaient déjà dit, à commencer par ce que Jean Wahl avait écrit dans ce livre précis de 1929. Un livre paru, peut-on savoureusement rappeler, alors que le monde vivait une crise financière, politique, économique et sociale mémorable. Un livre qu'on peut relire en 2009 par conséquent, puisque 2009 s'inscrit dans une telle lignée, et s'y inscrit pour le moment à une puissance X encore impossible à calculer.
Représentation allemande des choses
Ensuite une précision en forme d'évaluation critique : si nous, lecteurs français, sommes mis en demeure de choisir, on doit choisir Rosenkranz plutôt que Haym même si on peut, même si on doit, compléter parfois l'un par l'autre. Rosenkranz était francophone sinon francophile et cultivé : il a écrit une biographie de Voltaire et une autre de Diderot, en deux volumes. Certes Haym est riche d'aperçus critiques très remarquables mais en règle générale, ils ont déjà été exprimés par Rosenkranz. Car c'est bien Rosenkranz qui le premier a détaillé le cheminement de la pensée hégélienne : Tübingen, Berne et sa si belle correspondance avec Hölderlin et Schelling, Francfort sur Main, Iéna et sa «catastrophe» contenant au paragraphe 14 (pp. 376-377) la traduction complète de la célèbre lettre où Hegel détaille sa vision de Napoléon le jour de l'assaut français sur Iéna, et qu'il a perçu comme «âme du monde» en ce moment et en ce lieu précis, Bamberg, Nuremberg, Heidelberg, enfin Berlin. Simplement Haym les détaille d'une manière davantage critique, et parfois donne à sa critique une saisissante valeur analytique (cf. Haym sur la Vie de Jésus par Hegel, p. 112 par exemple, considérée comme le lieu où on aperçoit à nu la méthode hégélienne de saisie de la réalité) et d'une manière régulièrement génétique, bénéficiant d'un recul favorisant cela. En France, seuls des universitaires tels que Jean Wahl, Jean Hyppolite ou François Chatelet, avant l'avancée décisive représentée par Bourgeois, donnent l'impression d'avoir saisi cela. C'est pourquoi, tout compte fait, la meilleure introduction au système de Hegel demeure encore aujourd'hui l'admirable Hegel par lui-même de Chatelet qui retrouve à l'occasion et tout naturellement des éléments rosenkranziens et haymiens que seul un connaisseur attentif de Hegel pouvait saisir. On peut porter au crédit de Rosenkranz un autre élément qui est la puissance de sa positivité historique : certes il fait l'impasse sur le fils naturel de Hegel, sur sa dépression nerveuse à Francfort, sur ses rapports avec la Franc-maçonnerie, sur sa correspondance avec son amie catholique Nanette Endel mais il décrit d'une manière hallucinante et quasi clinique la névrose suicidaire de sa sœur Christiane, pose l'importance théorique des premiers opuscules religieux et historiques, notamment de la Vie de Jésus, en les situant exactement dans leur relation au catholicisme et au protestantisme, enfin fournit en annexe une foule d'inédits (qu'Osmo n'a pas traduit pour la raison qu'ils sont déjà connus en France car intégrés dans des traductions d'autres textes de Hegel) qui éclairent d'un jour nouveau la genèse que Haym peignit simplement d'une manière un peu plus informée, rectifiant quelques détails.
Ce ne sont au demeurant plus du tout les raisons positives ou négatives invoquées subjectivement par Rosenkranz ou Haym qui nous intéressent : on sait que Hegel fut interprété par un hégélianisme de droite et par un hégélianisme de gauche; que la révolution de 1848 en France comme en Europe modifia momentanément la donne contre lui : au nom du retour à Kant, au nom d'un national-libéralisme que Haym représente politiquement, Hegel fut attaqué. On sait aussi que certains hégéliens eurent à cœur d'améliorer le système du maître au lieu de se contenter de l'éditer. On sait d'ailleurs que certains furent à la fois ses éditeurs et ses admirateurs critiques, voire ses prolongateurs-réformateurs tels que Rosenkranz. N'était-ce pas illusoire de penser qu'on pouvait prolonger, ajouter quelques chose, modifier quelque chose à un système si parfait qu'il est devenu le paradigme absolu de toute idée d'un système en philosophie ? Chatelet avait pris la mesure de l'ampleur d'un système dont on trouve dans son petit livre une admirable et très précise description : ce système se déploie à la manière d'une des symphonies d'Anton Bruckner, à la manière dont la parole de Hegel se déployait, selon Hotho, durant ses cours : «Et ainsi, en revenant toujours soigneusement sur les antécédents pour, après les avoir transformés en les approfondissant, en développer les conséquences dans des scissions croissantes et pourtant constamment réconciliatrices, le plus merveilleux des flux de pensée, tantôt isolant, tantôt pratiquant de vastes synthèses, hésitant par endroits, entraînant par à-coups, s'enroulait, pressait, luttait en avançant irrésistiblement. [...] La pensée était précipitée dans de tels abîmes, déchirée entre de telles oppositions infinies; on avait l'impression toujours renouvelée qu'on perdait les conquêtes déjà faites et que tout effort était vain, car même la puissance suprême de connaître, parvenue aux frontières de son pouvoir, semblait contrainte à l'immobilisation silencieuse.»
Si on veut saisir pareil phénomène il faut d'ailleurs écouter Bruckner dirigé par Wilhelm Furtwangler (par exemple la Huitième symphonie enregistrée en mono à Vienne le 17 octobre 1944 et la Quatrième symphonie enregistrée mono le 22 octobre 1951 à Stuttgart) ou bien par Karl Boehm (enregistrements plus récents, donc stéréophoniques) qui furent sans doute les deux seuls chefs d'orchestre à avoir véritablement respecté le tempo original de ces symphonies. C'est avec toute l'œuvre de Bruckner, esthétiquement autant sinon davantage qu'avec le mouvement final de la Neuvième symphonie de Beethoven (souvent cité historiquement pour sa référence à Schiller qu'on trouve aussi à la fin de la Phénoménologie de l'Esprit, citée par Wahl, op. cit., p.117) qu'on doit comparer l'œuvre de Hegel.
Destinée du système comme équation tragique
On a parlé – et ratiociné sur elle – d'une révolution copernicienne induite par le kantisme, mais la révolution authentique, le «suprême accomplissement du système kantien» fut bel et bien, par un retournement rusé de l'histoire, le système de Hegel. Il suffit de mesurer la place et le sens de l'œuvre d'art dans son système par rapport à la place de celle-ci dans le système de Platon pour mesurer le chemin parcouru, sans même mesurer cet autre chemin bien connu qui mène de Kant aux post-kantiens, déjà décrit par Delbos. Hegel est le post-kantien supérieur qui a posé, après l'idéalisme transcendantal de Kant, après l'idéalisme subjectif de Fichte, après l'idéalisme objectif de Schelling, un idéalisme absolu, c'est entendu. Hegel est aussi, peut-être, l'aboutissement retourné du platonisme, la réconciliation introuvable de Parménide et d'Héraclite, p
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Contre Gilles Grelet, Théorie-rébellion. Un ultimatum, par Francis Moury
Bonne lecture de ce texte sans concessions auquel Gilles Grelet ou n'importe lequel des contributeurs de cet ouvrage (dont certains membres de l'ONPhi) pourra répondre, ici même, puisque je m'engage à publier ladite critique de la critique.
I - RAPPEL SPECTRAL DU SENS DE LA PHILOSOPHIE
«Il est de tradition, et pas seulement en philosophie, d’opposer la vérité aux nombreuses opinions, la réalité aux diverses apparences, l’objectivité aux impressions fugitives.»
Ch. Perelman, Opinions et vérité in Les Études philosophiques, Nouvelle série dirigée par Gaston Berger, quatorzième année, N°2, La vérité (P.U.F., avril-juin 1959), p. 131.
«Nous ne pensons pas encore de façon assez décisive l’essence de l’agir. On ne connaît l’agir que comme la production d’un effet dont la réalité est appréciée suivant l’utilité qu’il offre. Mais l’essence de l’agir est l’accomplir. Accomplir signifie : déployer une chose dans la plénitude de son essence, atteindre à cette plénitude, producere. Ne peut donc être accompli proprement que ce qui est déjà.»
Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme [suivie d’une seconde lettre également adressée à Jean Beaufret], texte établi et traduit par Roger Munier (nouvelle éd. bilingue revue Aubier-Montaigne, 1964 (réimpression, 1977)), pp. 27-185.
«Platon ne cesse de nous transmettre, ne saurait nous faire oublier l’originalité de l’opinion: inhérente à notre condition empirique elle est par-là même déchue; mais en même temps, elle a comme une priorité sur la science, non point essentielle (ni en valeur, ni par nature l’opinion n’égale la science) mais existentielle : si l’être ne nous apparaissait pas originellement dispersé et comme réfracté dans l’extériorité indéterminée de la «Chôra» aurions-nous besoin de le récupérer par la science ? […] Marque de notre condition, elle est aussi le principe initial de son dépassement.»
J.F. Chaumeil, La doctrine de l’opinion vraie selon Platon, sous la direction de M. le professeur Joseph Moreau, exemplaire relié souple, dactylographié + manuscrit pour les termes grecs (Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Bordeaux, s.d. mais terminus a quo 1967 assurément), p. 110.
«[…] H. Gouhier, partisan de l’attention portée à l’individualité de la mise en forme d’un problème métaphysique, rend une philosophie inséparable de son cheminement historique et personnel. M. Guéroult recherche dans toute philosophie authentique l’adéquation d’une intuition séminale originelle et de son actualisation dans un système strictement architecturé. F. Alquié, écartant la menace d’une double réduction à l’origine individuelle ou à l’impersonnalité du système privé de ses conditions d’élaboration, définit une méthode qui part à la recherche de l’intuition propre au système et des servitudes philosophiques qu’il lui faut observer, et qui tiennent à la pérennité de certaines déterminations conceptuelles qui détiennent une vie indépendante des systèmes où elles ont pu figurer.»
Marie-Hélène Gauthier-Muzellec, Aristote et les commencements de la Métaphysique (Métaphysique A2) : méthode dialectique et paradigme méthodologique, in Les Études philosophiques, 71ème année, N°3, Philosophie ancienne (éd. P.U.F., juillet-septembre 1997), p. 321.
II - CRITIQUE DE LA RÉBELLION DES «SANS-PHILOSOPHIES»
A) PRÉSENTATION
Ironie de l’histoire : en septembre 2001, certains voulaient tuer une culture; en septembre 2005 certains autres proposent de tuer la culture et osent fièrement convier à ce sombre projet des contributeurs. Le XXIe siècle commence mal, décidément. Que cela nous motive à résister à cette décadence barbare avec toujours plus de détermination : c’est le bon côté de la chose. Après tout, nous aussi, nous appartenons dorénavant à ce siècle même si ce sont les précédents qui nous ont formé. Notre noble tâche est donc de défendre leur acquis contre ceux qui veulent les détruire. Ils veulent détruire la civilisation occidentale : nous voulons la maintenir. Les siècles suivants se souviendront de nos efforts méritants, nous l’espérons.
Venons-en au livre lui-même. Sa présentation esthétique, son titre, celui du nom la collection à laquelle il appartient, enfin son résumé en quatrième de couverture ne laissaient pas de nous inquiéter : on a vérifié les raisons qu’on avait de l’être.
Grelet est un disciple de François Laruelle, Principes de non-philosophie (1996) et un certain nombre de contributions réunies dans ce livre se revendiquent de la même source. Grelet a demandé à une quarantaine d’auteurs très variés un article n’excédant pas trois pages, donc forcément dense, pouvant s’insérer dans ce livre qui est en somme une tentative multidisciplinaire d’application concrète. Les 42 fiches bio-bibliographiques présentées en fin de volume ne précisent pas les dates de naissance des auteurs mais donnent une bonne idée de la variété de l’ensemble : philosophes, sociologues, géographes, écrivains et poètes, artistes, psychologues de générations diverses s’y croisent.
On peut distinguer trois catégories de contributions :
* Sur ces 42 textes que nous venons d’achever en cette nuit momentanément bruyante du 31 décembre 2005, disons tout de suite que cinq textes seulement trouvent entièrement grâce à nos yeux et à notre intellect, d’un point de vue strictement philosophique.
** Certains autres sont intéressants partiellement puis s’effondrent ou se brisent brusquement : par exemple celui sur la philosophie brésilienne (qui n’évoque pas un instant la devise positiviste comtienne «Ordem y progresso» pourtant inscrite sur son drapeau national : il faut tout de même le faire !) ou celui sur la philosophie de la culture nous ont laissé cette impression.
*** Enfin le restant se revendique du néo-structuralisme, du néo-marxisme, de l’anarchisme stirnérien, voire du féminisme ! On cite comme d’habitude avec emphase certains philosophes allemands mineurs contemporains, les Français Lacan, Foucault, Deleuze, Derrida, et quelques illustres inconnus récents qui sont écologistes, géographes ou économistes : ces trois disciplines sont à la mode, on dirait. On cite aussi quelques penseurs de la science comme René Thom ou Michel Serres (qui avait fait capoter, selon Pierre Boutang qui nous l’avait confié oralement en 1983, le projet d’édition par Pierre Arnaud des œuvres d’Auguste Comte à la Pléiade pour pouvoir imposer sa propre édition annotée mais discutable du Cours de philosophie positive chez Hermann) et quelques logiciens classiques du siècle dernier. Un poète aussi écrit un poème : bien écrit d’ailleurs mais la poésie philosophique commence avec Le Poème de Parménide (cf. sa présentation-traduction publiée par Jean Beaufret dans la collection Épiméthée dirigée par Jean Hyppolite aux P.U.F., 1955) et celui-ci ne soutient pas la comparaison conceptuelle avec son aîné. À gratter ce joli vernis, on n’atteint pourtant que rarement une véritable culture philosophique riche de son histoire. «Vers le concret» comme disait ce pauvre Jean Wahl qui doit se retourner dans sa tombe de temps en temps. Il faut dire qu’une des contributions se permet de critiquer en une phrase L’Être et le Néant de Sartre – à ce niveau de désinvolture, tout est permis, n’est-ce pas ? – auquel nous pensons parce qu’il avait dit son admiration pour ce titre précis de Wahl mais son mépris pour le contenu proposé, dans le beau documentaire cinématographique Sartre par lui-même filmé par Alexandre Astruc et Michel Contat de 1972 à 1976.
B) CRITIQUE DES CONTRIBUTIONS ESSENTIELLES (POSITIVES COMME NÉGATIVES)
Nous critiquons les textes sélectionnés parmi les trois catégories décrites ci-dessus en les replaçant dans l’ordre de lecture, donc dans l’ordre où ils apparaissent au sein du volume. Cette méthode respecte la variété de l’ensemble et en donne une honnête idée.
§ 1.1.2 (p. 18) : Infréquentable [texte repris sur ce blog sous le titre De l'horreur dénudée] de Juan Asensio
Il se trouve que notre ami Juan est le premier chronologiquement mais il se trouve aussi qu’on y a retrouvé des morceaux (sinon la totalité ? Peut-être, de mémoire...) parus vers 2004 nous semble-t-il sur le Stalker qui nous avaient déjà frappé par leur justesse lors de leur première lecture. L’ironie est que Juan est l’un des rares, sinon même le seul, à défendre par sa contribution l’idée d’ontologie (science maîtresse parmi les sciences métaphysiques, comme on sait) et à expliquer qu’il a voulu constituer une ontologie du mal qui n’a pas trouvé réception cordiale chez la plupart des philosophes qui furent ses lecteurs. Ceux-là étaient-ils des «sans-philosophie» greletiens ? Cela nous paraîtrait après-coup plausible mais le paradoxe est que ce sont eux qui publient sa défense d’une ontologie du mal alors qu’ils crachent cordialement sur la métaphysique et l’ontologie, l’idée de vérité, l’idée de morale et de mal aussi en général. Savoureux tout de même ! Juan se plaint que des philosophes (qui n’en sont pas, on le rassure) n’aient pas aimé sa démarche pourtant authentiquement philosophique : il a raison de s’en plaindre. Vouloir tenter de dire la réalité du mal (à l’occasion du «9/11») en visant à une ontologie du mal est un projet authentiquement philosophique, riche et pas seulement réussi par l’art ou la littérature. Vouloir viser un réel (une partie du réel) par la raison est un projet philosophique. Il n’y en a, d’ailleurs, jamais eu d’autre ! Juan traite le sujet greletien là où «ça» fait «mal» justement : en son noyau de négation de l’idée même de philosophie. On félicite cependant Grelet d’avoir publié ce texte qui est un cinglant désaveu de sa propre thèse centrale.
§ 1.2 (p. 22) : Un papier pour les sans-philosophies de Laurent Carraz
C’est un cas d’espèce : l’auteur manifeste une bonne connaissance de l’histoire de la philosophie, convient que l’appel lancé par Laruelle et Grelet est peut-être triste mais s’y rallie explicitement en méprisant ouvertement les plus grands philosophes tout de même. On n’y croit qu’à moitié et… c’est bien écrit : ressaisissez-vous M. Carraz ! Ne vous laissez pas charmer par le chant des sirènes de 1996 (date des Principes de non-philosophie de François Laruelle). Vous valez mieux que ça visiblement !
§ 1.2.2 (p. 28) : Rébellion de non-philosophie de Jean-Pierre Faye
Faye est un spécialiste de Nietzsche qui n’aime pas l’interprétation heideggérienne de Nietzsche. C’est son droit et ce n’est pas pour ça, évidemment, qu’il faut se passer de la connaître ni de la méditer. Il ressort donc ici les vieux journaux : on avait pourtant déjà lu son article Heidegger, le «trou noir» et le futur paru dans Le Monde du 25 mars 1988. Faye y surfait sur le succès mérité du célèbre livre de Victor Farias, publié en 1987 aux éd. Verdier. Sa contribution à charge était intéressante mais il la résume ici d’une manière encore plus succincte et agressive donc encore moins pertinente. Suivez donc le guide Faye au musée des horreurs de la philosophie : 1) Heidegger était national-socialiste. 2) Heidegger est l’héritier de l’histoire de la philosophie occidentale. 3) Donc mort à la philosophie occidentale à cause de Heidegger ! La visite était courte, moins drôle et pertinente que celle visible dans le savoureux et désormais classique film fantastique Horrors of the Black Museum [Crimes au musée des horreurs] (G.B., 1958) d’Arthur Crabtree. C’est entendu : Heidegger fut la matière du dernier vrai, grand, authentique débat philosophique et d’histoire de la philosophie du XXe siècle. On l’a, pour notre part, vécu en temps réel et passionné, ce débat. On a lu Farias, lu les articles dessus, lu les comptes rendus des livres-procureurs (Bourdieu par exemple, lamentable comme d’habitude), des livres-défenseurs (François Fédier, par exemple) que celui de Farias a suscités. L’histoire remonte aux attaques contre Jean Beaufret, aux Temps modernes d’après-guerre et même antérieurement encore : elle est parallèle aux deux derniers tiers du XXe siècle, pour tout vous dire. Mais enfin ce n’est pas en une demi-page écrite en septembre 2005 qu’on va revenir là-dessus correctement non plus. Et encore moins de cette manière péremptoire, presque délirante.
Faye accuse en outre la philosophie antique grecque d’avoir été misogyne : on s’en balance comme de notre première chemise, que la philosophie antique soit misogyne ou pas. C’est le cadet de nos soucis, on vous le dit franchement ! Ah ! Autre chose : le parallèle entre «l’effet Goering-Guernica» et la guerre en Irak ! Un peu court aussi, celui-là… Une guerre fait des morts : quel scandale ! On tue des gens sur Terre pour des motifs religieux, et même… moraux ou philosophiques. Eh bien : quelle nouvelle ! On ignorait tout ça : vous aussi ? Et c’est pour ces raisons qu’il faut nier l’histoire de la philosophie, la noblesse des génies de l’humanité ! Ce n’était tout de même pas la peine de lire Nietzsche toute sa vie comme Faye l’a fait pour en arriver là, même pendant un instant d’humeur qu’on suppose évidemment bien noire.
§ 2.1 (p. 32) : La privation se dit de façon multiple de Jacques Colette
Le titre de Colette est une allusion que seuls ceux qui sont familiers de la philosophie aristotélicienne comprendront, notamment les lecteurs de Heidegger et Pierre Aubenque. Mais citant Platon et Kant aussi pertinemment qu’Aristote, Colette répond simplement par une affirmation négative ou une négation gentiment affirmative, tranquille et mesurée à la crétinerie initiale de l’entreprise : nier la philosophie c’est déjà en faire, nolens volens, donc l’admirer nolens volens aussi, donc l’aimer nolens volens derechef. Et certains en font qui croient n’en pas faire. Et certains pensent qui n’en font pas profession quand d’autres dont c’est pourtant la profession scient l’arbre qu’ils devraient cultiver. Alain et bien d’autres avant lui l’ont vu, pensé et dit et écrit. Il fallait tranquillement le répéter.
On va le dire franchement comme Colette n’a pas osé le dire pour que les choses soient bien claires: prétendre nier la philosophie comme résultat d’une histoire de la philosophie, prétendre «faire tomber l’arbre lui-même» (quatrième de couverture) et lui substituer une pensée neuve, vierge qui la remplacerait est une entreprise barbare par essence, ignare par vocation comme par origine. Vous voulez penser par vous-mêmes, messieurs les «sans-philosophie» ? Commencez par savoir puis comprendre puis méditer puis commenter ce qu’ont pensé vos prédécesseurs ! Respectez-les comme des maîtres indistinctement – la tradition vous le commande de toute manière, la science aussi : nulle philosophie en dehors de l’histoire de la philosophie ! – et ensuite seulement tentez de vous élever à leur cheville avant de trop (on allait écrire «l’ouvrir») parler/écrire/éructer de telles insanités !
§ 3 (p. 45) : Entre sophistes et sages de Gilbert Kieffer
Ça commence mal : on nous cite Lévi-Strauss (quand finira-t-on de nous fatiguer les oreilles avec ce sinistre sophiste : qui va enfin reconsidérer la pauvreté insigne de son Le Totémisme aujourd’hui ? Dès les années 1950, on savait que Lévi-Strauss était un pauvre d’esprit : il ne faut pas se lasser de le répéter), Derrida et même un brave Milton Erickson dont le prénom fait penser à un garde du corps de Malko Linge ou à celui de l’économiste en chef de l’École de Chicago et dont nous n’avons jamais entendu parler de toute notre vie, au demeurant ! Kieffer emploie aussi une abréviation qu’on n’a pas comprise : «PNL». Quid ? Ensuite les choses se clarifient, se simplifient : deux attitudes possibles. La vie ou la raison. Air connu mais profond : opposition riche. Ne date pas d’hier bien sûr. Kieffer n’invente rien : il cite Saint-Exupéry et Quand dire, c’est faire [How to do things with words] d’Austin.
Cette dernière citation évoque un beau souvenir : notre jeunesse agrégative à Paris-IV. Inutile de vous dire qu’avec les correcteurs mitterrandiens mi-socialistes mi-communistes qu’on avait en 1983, on était quasiment certain de ne pas être davantage agrégé en 1983 que normalien en 1981 ! À un an près, ça n’eût rien changé d’ailleurs, en ce qui concerne l’agrégation : le ver marxiste-structuraliste-socialiste était dans le fruit depuis l’après-guerre, pleinement installé et infiltré dès 1955 au sein même de l’administration scolaire française. Il fallait bien le vérifier tout de même : notre aspect empiriste et pragmatique anglo-saxon et indo-européen nous le commandait. On a même voulu le re-vérifier en 1998 à Paris-I : même cause, même effet ! Les boules de billard de David Hume, comme si on y était ! Pas un secret de toute manière, la manière dont on recrute les professeurs dans ce pays ! «Aurea mediocritas» + «conformisme» + «absence de culture» (les professeurs ne veulent pas d’élèves professeurs cultivés, ils veulent juste des élèves-professeurs : la culture est leur ennemi intime puisqu’on peut se le procurer sans eux) + «obédience politique au pouvoir en place» ou «piston familial» ou «absence d’opinion politique» pour cause de vocation de fonctionnaire juvénile. Au choix.
Notre meilleur souvenir de ce point de vue sociologique : un jeune hom
27/01/2006 | Lien permanent
Surréalisme et réalisme dans le nouveau triptyque d’Alexandre Mathis, par Francis Moury
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Présentation de l'éditeur
Allers sans retour est inspiré par deux faits divers. À Caudebec, près de Rouen, Roger Verdière, 18 ans, tue une sexagénaire pour la voler, afin de pouvoir aller au cinéma. Descendu à Paris, il passe le plus clair de son temps dans les salles obscures. Escapade de la durée d'un bal, dans les rues glacées de la butte Montmartre. Arrêté à la lisière de la jungle montmartroise, presque devant un de ces cinémas où il avait l'habitude d'aller, il est condamné à mort en 1939, à la veille de l'entrée en scène de l'armée allemande. Le lendemain du vendredi saint, à l'aube, Andrée Denis, une Parisienne de 17 ans, est retrouvée debout dans la Marne, tête émergeant de l'eau. Quelques heures avant, elle serait allée au cinéma, à Meaux, où elle ne connaissait personne. C'est ce que conclut une enquête rapide, à l'aide d'un billet de cinéma, au numéro irréaliste, optant, au bout de deux jours, pour un suicide dépourvu de tout mobile, et bien que personne ne vît la jeune fille au Majestic, et personne ne saura ce qu'elle était allée faire à Meaux. L'affaire n'aura pas de suite judiciaire. Une histoire survenue en 1936, à l'aube du Front populaire. Noyade qui pourrait rappeler celle de Mary Rogers, autre banal fait divers, qui avait inspiré à Edgar Poe Le Mystère de Marie Roget, jamais clairement éclairci. Différence de taille avec la mort de Marie Roget, personne n'a vu Andrée Denis, vivante, à Meaux. Deux allers sans retour... sur fond de cinéma.
Edgar Allan Poe, Ombre [1833], in Nouvelles histoires extraordinaires (Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, trad. Charles Baudelaire, éd. établie et annotée par Y.-G. Le Dantec, 1951-1979), p. 477.
«Mais les ténèbres sont elles-même des toiles
Où vivent, jaillissant de mon œil par milliers,
Des êtres disparus aux regards familiers.»
Charles Baudelaire, Obsession [ca 1860], in Les Fleurs du mal, Spleen et idéal (éd. illustrée Classiques Garnier, établie par Antoine Adam, 1961), p. 82.
«Jean Péloueyre ouvrit le livre de Nietzsche à une autre page; il dévora l’aphorisme 260 de Par delà le bien et le mal, – qui a trait aux deux morales, celle des maîtres et celle des esclaves. Il regardait sa face que le soleil brûlait sans qu’elle en parût moins jaune, répétait les mots de Nietzsche, se pénétrait de leur sens, les entendait gronder en lui, comme un grand vent d’octobre. Un instant, il crut voir à ses pieds, pareille à un chêne déraciné, sa Foi. Sa Foi n’était-elle pas là, gisante, dans ce torride jour ? […] Il était de ces esclaves que Nietzsche dénonce; il en discernait en lui la mine basse; il portait sur sa face une condamnation inéluctable; tout son être était construit pour la défaite, comme son père, d’ailleurs, comme son père, dévot lui aussi mais mieux que Jean instruit dans la théologie, et naguère encore lecteur patient de saint Augustin et de saint Thomas d’Aquin.»
François Mauriac, Le Baiser aux lépreux et Génitrix (éd. Oxford University Press conforme au texte des éditions originales Bernard Grasset parues en 1922 et 1923, Clarendon French Series, edited with an introduction and notes by R. A. Escoffey, London, 1970), pp. 50-51.
«Pendant que les aides-bourreaux, dans l’aube grelottante de Baudelaire, calaient, à l’aide du niveau d’eau, la grêle machine de mort, un merle, excité par la lumière des lanternes, se mit à pousser un chant magnifique, surnaturel, exalté, beethovenien. Il apparaissait en noir sur le fond du ciel, encore violet, comme le corbeau dessiné par Manet pour le poème de Poe. Si Edgar Poe lui-même avait été là, cette telle nuit, avec ses rythmes sublimes dans la tête et ses trois verres de gin dans le nez, il eût conçu un nouveau poème, aussi beau que The Raven et Ulalume sur ce deuxième «fatidique oiseau».»
Léon Daudet, Paris vécu, Deuxième série : Rive gauche, Du quartier latin à la Santé (quatorzième édition, Gallimard, coll. N.R.F., 1930), p. 82.
«Kafka me cita une phrase de Hoffmannsthal : «L’odeur de la pierre humide dans un vestibule.» Et il se tut longtemps, n’ajouta rien, comme si cette modeste impression de la vie familière devait parler d’elle-même. Cela me fit une si profonde impression que je sais encore aujourd’hui la rue et la maison devant laquelle nous nous entretenions. Il est beaucoup de lecteurs qui croient trouver dans les œuvres de Kafka des affinités avec celles où sont représentés «les côtés nocturnes de la vie», celles de Poe, de Kubin, de Baudelaire. Il pourra leur apparaître surprenant que mon ami m’ait précisément ramené à la simplicité et au naturel, qu’il ait peu à peu arraché mon esprit à la confusion et à la corruption où il était plongé, et qu’il l’ait dégagé de cette puérile présomption dont était empreinte ma fausse désinvolture.»
Max Brod, Franz Kafka – Souvenirs et documents (traduction de l’allemand par Hélène Zylberberg, Gallimard, coll. N.R.F. - Leurs figures, 1945), p. 59.
Révélé par une trilogie romanesque parisienne alliant surnaturalisme et réalisme (Maryan Lamour dans le béton, Les Condors de Montfaucon, Chambre de bonnes – Le Succube du Temple) dont la singularité d’écriture lui méritait d’être comparé par les meilleurs critiques à Joyce et Céline, pour ne citer que deux de ses influences les plus évidentes, voici que paraissent, à un mois d’intervalle à peine, les deux premiers volumes d’une nouvelle trilogie, définie explicitement comme un second triptyque, tournant autour des pulsions autopunitives : Allers sans retour, inspiré par deux étranges affaires criminelles survenues en France en 1936 (la mort d’une jeune parisienne de 17 ans retrouvée, telle Ophélie chez Shakespeare, debout et à demi-nue dans la Marne : l’affaire sera classée, jamais élucidée) et 1939 (le jeune Verdière, 18 ans et vivant près de Rouen, assassine sa voisine rentière puis part à Montmartre où il passe les derniers jours avant son arrestation à visionner des films dans tous les cinémas de Clichy, Pigalle et Rochechouart), Edgar Poe dernières heures mornes relatant ce que furent peut-être les dernières heures du poète avant sa mort sur laquelle plane encore aujourd’hui un mystère. Le troisième volume enfin, pas encore paru mais dont le titre est déjà déterminé et annoncé dans les œuvres de Mathis à venir, sera consacré à l’histoire de Georges Rapin (un criminel qui fut guillotiné en 1960), sous le titre de M. Bill, R.N. 11.
Bien qu'Edgar Poe dernières heures mornes et Allers sans retour aient tous deux été imprimés en septembre 2009, et bien que le premier ouvrage ait été déposé légalement en octobre 2009, alors que Allers sans retour l’a été en novembre 2009, on peut cependant considérer ce dernier livre comme le premier volume de ce triptyque, ne serait-ce que par l’ampleur romanesque et le nombre de pages : 555 pages alors qu'Edgar Poe dernières heures mornes n’en compte que 250 environs dont 30 pages de notes en polices de caractères très petites qui, imprimées en caractères de taille identique à ceux du premier volume, augmenteraient notablement, il est vrai, son volume paginé. Pourtant cet ordre n’est pas l’ordre chronologique de composition. Edgar Poe dernières heures mornes a été achevé le 17 octobre 2004 (1) alors qu'Allers sans retour a été rédigé en 2005 et 2006. À vrai dire, l’auteur lui-même se plaît, dans un courriel qu’il nous adresse, à brouiller les pistes que l’éditeur trace en quatrième de couverture : on peut placer l’histoire des dernières heures de Poe, celle des derniers jours de Roger Verdière, celle d’Andrée Denis, celle de M. Bill alias Georges Rapin sous le signe de Poe en raison de l’intérêt de ce dernier pour les criminels par sentiment préalable de culpabilité, pour le démon de la perversité autopunitive qui est fiévreusement analysé dans des contes tels que Le Chat noir ou Le Démon de la perversité. Mais ce n’est pour autant une «trilogie Poe». Elle n’a pas vraiment d’ordre non plus : on peut commencer indifféremment par un des trois livres (les deux parus ou le troisième à paraître), et poursuivre par les deux autres. Cela dit, si on veut suivre l’ordre historique réel des sujets, on peut commencer par Edgar Poe dernières heures mornes. Si on veut suivre l’ordre de l’éditeur, on peut commencer par Allers sans retour. On retombera, de toute manière, toujours sur son noyau central qui est aussi bien l’analyse par Freud des criminels par sentiment de culpabilité, dont un extrait est cité en exergue, parmi d’autres textes très brillants (écrits par des penseurs et des écrivains aussi divers que le psychologue Pierre Janet, le surréaliste André Breton, le philosophe Nietzsche) qui éclairent chacun d’une étrange lueur les enquêtes et les histoires – régulièrement commentées par l’auteur qui est actif durant chacun des deux récits, en notes ou dans le corps du texte, davantage dans la seconde partie que dans la première partie qui a un aspect fictif plus classique et d’une certaine manière plus intense aussi, doté de davantage de suspense) –, provenant de cette même pulsion incoercible, enchâssée dans un réalisme impressionnant.
Allers sans retour est placé sous le signe simultané du réalisme le plus méticuleux et du surréalisme le plus puissant. Son écriture est incomparablement plus aisée, simple, fluide que celle de la trilogie parisienne antérieure.
C’est aussi que durant toute la première partie consacrée au Coup de folie de Roger Verdière, on adopte son point de vue, celui d’un jeune homme de 18 ans qui est certes un criminel mais qui demeure un homme encore relativement innocent, fonctionnant par succession d’impressions, de perceptions qui ne forment jamais de courants de conscience excessivement emberlificotés. Nous voyons par ses yeux, nous pensons par son cerveau et de temps en temps, l’auteur commente telle pensée de Roger, tel fait observé par Roger. Mais le temps narratif des 300 premières pages de cette première partie est ici supérieurement traité en ce qu’il restitue tout l’univers mental, social, moral, esthétique, poétique de la France de 1938 en une période temporelle brève et précise qui va du 17 novembre 1938 au 31 décembre 1938. Le suspense est constant d’une page à l’autre, jusqu’à l’arrestation. Il rebondit ensuite car l’affaire Verdière est mise en perspective par Mathis, mise en relation aussi avec d’autres affaires, parallèles, connexes, voisines ou apparemment sans rapport mais participant pourtant du même univers, au même moment. Mathis recréé la solidarité ontologique du monde à travers la conscience marginale, fruste, de ce jeune homme. De janvier 1939 à août 1939, un nouveau suspense s’installe, levé in extremis. Il est nourri par la même technique, révélant des pans ahurissants d’inconscient individuel ou collectif : les faits divers rédigés par Francis Rico (Francis Carco ?) et recopiés par Mathis valent leur pesant d’or ! La lettre reçue par Céline après la parution de L’École des cadavres et l’article admirable intitulé Louis-Ferdinand Céline ou le Démon de la Pureté écrit par Marcel Sauvage, paru dans L’Intransigeant du 23 décembre 1938 aussi ! Le sommet de la première section d’Allers sans retour, ce ne sont pas les scènes d’action pure telle que la fuite de Roger lors d’une rafle près de la Place Clichy, décrite d’une manière pointilliste si fine qu’elle force l’admiration et l’identification, rafle qui s’achève par un rendez-vous manqué où il assiste à un meurtre. Ce sont au contraire les scènes contemplatives : celles des séances de projection des films, vus à travers le prisme de la sensibilité innocente, neutre, désirante pure, de Verdière qui reçoit chaque nouveau film comme un être réel, une découverte, une ouverture au monde en marge duquel il n’a pas encore absolument conscience de s’être mis. Évasion au double sens du terme : telle est l'odyssée de la conscience (2) de Verdière suivie presque heure par heure, mètre par mètre, par Mathis durant le temps qui précède son arrestation.
On n’oublie pas, ainsi, la projection de La Habanera (All., 1937) de Detlef Sierck (futur Douglas Sirk) – l’un des films préférés des Surréalistes ! – où il apprécie la description démentiellement littéraire de la neige – des larmes versées par les anges sur les hommes ! – faite par la sublime Zarah Leander à l’attention de son fils, ni celle de Les Dieux du Stade, qui produit sur Roger une impression viscérale. On n’oublie pas non plus celles, remises en situation, de Les Disparus de Saint-Agil ou de Police mondaine. Roger passe à un moment devant un cinéma dont la caissière semble être un fantôme et qui programme trois films fantastiques américains de James Whale : The Old Dark House (1932), L’Homme invisible (1933) et La Fiancée de Frankenstein (1935). Roger semble passer à côté du Styx symbolisant à la fois l’ancienne rivière des Grecs et le futur cinéma des années 1970 spécialisé dans le fantastique qui portera ce nom. Le Styx, le Colorado ou le Mexico, le Brady n’existent pas encore : leurs ancêtres sont déjà là et se nomment Gaité-Rochechouart, Delta, Studio 28, Clichy-Palace.
La seconde partie d’Allers sans retour consacrée à La mort mystérieuse d’Andrée Denis, est très étonnante par la volonté obsédante d’enquêter sur un fait au sujet duquel l’investigation se révèle in fine presque impossible alors qu’elle aurait dû avoir lieu : l’affaire avait été classée. Mathis se retrouve alors dans la situation de Dupin, le détective d’Edgar Poe, lorsqu’il enquête (deux ans après son éclaircissement du Double assassinat dans la rue Morgue) sur Le Mystère de Marie Roget, assez similaire à celui qui entoure la mort strictement véridique d’Andrée Denis, mystère qui constitue la première des Histoires grotesques et sérieuses. Accident, crime ou suicide ? On se souvient que Georges Bernanos faisait poser cette question à un journal en guise de conclusion à Un Crime en 1929. De fait, qui peut se targuer de jamais savoir la vérité ? Qui peut être certain de ne pas voir un jour sa vision du monde modifiée ? Le solide, concret, déterminé et rigide Léon Daudet emprisonné à la Santé (à côté de ceux qu’il nomme, et que tous nommaient, les «mains rouges») à l’âge de soixante ans, moralement décontenancé par l’assassinat irrésolu de son jeune fils Philippe, comprend brusquement que rien n’est simple : la manière dont il décrit la guillotine, ses préparatifs, sa mise en scène, à partir d’un souvenir identique, n’est plus tout à fait la même entre l’article qu’il donnait à L’Action française et qui est cité dans Allers sans retour, et le chapitre que Daudet lui consacre ensuite dans son mémorable Paris vécu.
Des pages 385 à 555, Mathis traque obstinément le moindre indice, refait les parcours possibles d’Andrée Denis, à partir d’une stricte analyse du réel de l’époque, et il arrive à nous faire éprouver une mauvaise conscience proche de celle du sentiment obsédant de culpabilité qui accable les héros criminels de Poe.
Si c’est un suicide, nos ancêtres de 1936 en furent obscurément responsables, comme c’est au fond le cas de chaque suicide. Comme disait, il me semble, l’écrivain Éric Orsenna, «À chaque fois qu’un de nos amis se suicide, nous nous posons la question : quel fut le cri que je n’ai pas su entendre ?».
Si c’est un meurtre, notre police est responsable de l’impunité du criminel, peut-être protégé à l’époque par sa situation, auquel cas ce sont les politiques qui en seraient responsables.
Si c’est un accident, de quelle obscure fatalité poursuivant la race humaine peut-il bien être la conséquence ?
Fatalité renvoyant à Poe – Poe dont Andrée lit, sans aucun doute possible, Double assassinat dans la rue Morgue tandis qu’elle se trouve dans un autobus ou dans le métro ! – et, par-delà Poe, à Shakespeare, et aux Tragiques grecs. Macbeth est cité en exergue dans une des pages de l’histoire de Verdière, et Hamlet l’est aussi dans une des pages de l’histoire de Andrée Denis.
Il reste enfin de La Mort mystérieuse d’Andrée Denis l’obsédante idée d’un portrait en creux, d’un absent insigne : le possible criminel peut-être coupable de la mort – ou responsable du suicide – d’une innocente. Absence-présence fantastique, en raison de la précision terrible qui imprègne le moindre indice concret, le moindre paysage contemporain ayant eu un lien avec l’affaire. Films, livres, publicités, rues, plans de métro, courrier administratif, articles de journaux (l’ahurissant, hallucinant article d’information écrit en forme de conte fantastique à la manière de Hanns Heinz Ewers ou de E. T. A. Hoffmann sur Sombre Dimanche, «la chanson qui tue» à Budapest en
15/12/2009 | Lien permanent