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Éléments succincts pour une théologie politique et juridique de l’union homosexuelle et transsexuelle, par Francis Moury

Crédits photographiques : Jessica Rinaldi (Reuters).
Ce texte, initialement publié en octobre 2007, est une réponse tardive à celui de Germain Souchet, intitulé Unions juridiques entre homosexuels : quand le droit devient totalitaire, que j'ai également remis en une, vu l'actualité qui est la nôtre.
Les deux camps en présence, sur cette (double) question pour le moins complexe, auront ainsi des éléments de réflexion de qualité.

17 octobre 1651
«Saint Augustin nous apprend qu’il y a dans chaque homme un serpent, une Ève et un Adam.»
Blaise Pascal, Pensées et Opuscules (édition par L. Brunschvicg, Opuscules, première partie, IX, Librairie Hachette, coll. Classiques Hachette, 1978), p. 107.

«[...] L’inconscient se trouve, d’une façon générale, en dehors du temps. Le caractère le plus important et le plus étrange de la fixation psychique consiste dans le fait que les impressions subsistent non seulement telles qu’elles ont été reçues, quant à leur nature, mais aussi en maintenant toutes les formes qu’elles ont revêtues au cours de leur développement ultérieur : particularité qui ne se laisse expliquer par aucune comparaison avec ce qui se passe dans les autres sphères de la vie [...].»
Sigmund Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, (1901-1904, traduction par S. Jankélévitch, Payot, coll. P.B.P., 1922, tirage de 1976), p. 290.

«Nous trouvons un curieux symbolisme de mariage mystique dans l’écrit appelé l’Épître de Clément Romain (IIe siècle), ch. XIV : «L’homme est Christ, la femme est l’Église»; mais les deux ne font qu’un seul corps, si bien que cette union mystique (sunousia) a les caractéristiques d’une Syzygie, c’est-à-dire d’une notion d’androgynie [...].»
Dr. Jean Halley des Fontaines, La Notion d’androgynie dans quelques mythes et quelques rites, voir le chapitre XVII intitulé L’Église primitive (Librairie Le François, coll. Hippocrate, dirigée par le Pr. Laignel-Lavastine, 1938), p. 131.


Faute de temps, j’ai remis régulièrement à plus tard une réponse construite et ordonnée au texte de Souchet paru en novembre 2006 sur l’union juridique des homosexuels. Cette rentrée 2007, si riche en événements de toute nature réclamant tous des commentaires, ne saurait pourtant me distraire du projet que j’avais d’en écrire une. La re-vision hier soir sur Arte du très beau film Wild Side de Sébastien Lifshitz a constitué l’indispensable aiguillon, la saine piqûre de rappel me notifiant à nouveau mon devoir de l’écrire. La voici donc enfin, avec un retard dont je prie Germain Souchet et Juan de m’excuser.
Ma réponse initiale (1) envoyée par courriel à Juan et transmise par celui-ci à Germain Souchet qui y avait à son tour répondu obligeamment, était désordonnée, écrite sous le coup de la colère et de l’agacement, trop rapide aussi. Elle confondait par exemple d’une manière gnostique, comme me l’avait justement fait remarquer ce dernier, naissance corporelle et naissance mystique. Elle confondait en outre certains plans de réalité que Souchet, dans sa réponse à ma réponse, distinguait plus exactement que moi : moral, politique, juridique, religieux.
Je l’avais conclue par cette phrase : «Le plan de la charité est celui d'une alliance invisible qui refuse la barbarie de l'État comme celle des individus : elle raisonne sur le concret, jamais sur l'abstrait. Ce qui semble abstrait – le juridique, le normatif civil – répond ici à une réalité qui est bien trop douloureuse pour qu'on accepte un texte comme le sien sans réagir.»
Presque une année plus tard, en ce 27 septembre 2007, critiquer les conditions politiques et juridiques d’une telle union pour des raisons fondamentalement religieuses me semble passible d’une réponse d’essence elle-même religieuse, donc théologique. Et d’une réponse qui dépasse théologiquement la simple position charitable. Nul courage particulier dans un tel dépassement puisqu’on verra infra qu’il est recommandé par certains théologiens contemporains.
Je présente donc au lecteur un florilège de citations concernant l’homosexualité provenant de la Revue des Sciences philosophiques et théologiques. On n’en trouve guère dans ses index avant 1995. J’ai pourtant recherché soigneusement dans les années antérieures puisque, grâce à Juan et l’obligeance de la revue lyonnaise Économie et Humanisme, j’en possède pratiquement la collection complète des années 1975 à 2006, donc les tomes 59 à 90. Mais ce qu’on trouve dans les numéros postérieurs, de 1995 à 2005, m’a suffisamment consolé des lacunes antérieures. C’est parfois très sympathique, suggestif et surprenant ! Voici les extraits : ils bénéficieront ici, sur ce site, d’une audience bien supérieure à celle qui est la leur habituellement.

Extraits classés par ordre chronologique de 1995 à 2005 :

1) L. J. White, Biblical Texts and Contemporary Gay People. A Response to Boswell and Boughton. (Dans sa recension critique du livre de J. Boswell, Christianity, Social Tolerance and Homosexuality [1980], L. C. Boughton, Irish Theological Quaterly 58 [1992] 141-153, (le recenseur et l’auteur de l’ouvrage discuté se placent au même niveau en argumentant d’après les critères moraux contemporains. L’un et l’autre ne tiennent pas compte de la mentalité des méditerranéens. Ceux-ci condamnaient l’homosexualité pour d’autres raisons : elle était contraire à l’honneur du lésé, à la fonction procréatrice et à la sainteté du groupe), pp. 286-301.
Revue des sciences philosophiques et théologiques, section «recension des revues», tome 79 n°2 (Vrin, avril 1995), p. 349.

2) R. B. Ward, Why Unnatural ? The Tradition behind Romans 1: 26-27. (La prohibition des relations homosexuelles féminines et masculines comme étant contraire à la nature vient de Platon par la tradition juive hellénistique [Philon, Pseudo-Phocylides]. À sa base figure une attitude à la fois hostile au plaisir et favorable à la procréation), p. 263-284 de la Harv. Theol. Rev. 90 (1997), 1.
Revue des sciences philosophiques et théologiques, section «recension des revues», tome 82 n°2 (Vrin, avril 1998), p. 369.

3) Hogado J. M., Homosexualidad (1) Trastorno psicopatologico ?. (L’étude psychologique de l’orientation sexuelle permet d’affirmer qu’il n’y pas de base suffisante pour maintenir une explication psychopathologique de l’homosexualité), pp. 439-477 de Miscel. Comillas, 36 (1998), p. 109.
Revue des sciences philosophiques et théologiques, section «recension des revues», tome 83 n°3 (Vrin, juillet 1999), p. 631.

4) Bonjor J. A., Homosexual Orientation and Anthropology : Reflections on the Category «Objective Disorder». (L’évaluation de l’orientation homosexuelle en termes de «désordre objectif» est solidaire de l’anthropologie de Thomas d’Aquin [âme subsistante et directement créée]. Une prise en compte d’anthropologies évolutionnistes pourrait amener à reconsidérer ce jugement), pp. 60-83 des Theological Studies, 59 (1998), 1.
Revue des sciences philosophiques et théologiques, section «recension des revues», tome 83 n°2 (Vrin, juillet 1999), p. 429.

5) Crowley P. G., Homosexuality and the Counsel of the Cross. (L’anthropologie théologique sous-jacente au conseil de vivre l’homosexualité comme une participation à la croix du Christ implique une vision de la sexualité qui inclue la souffrance. Nécessité d’une théologie empathique de la croix assumant en retour la joie de l’amour comme don de soi), pp. 500-529. Pope S. J., The Magisterium’s Argument Against «Same-Sex Marriage» : An Ethical Analysis and Critique. (Plaidoyer pour l’engagement d’un dialogue de l’Église catholique avec les personnes homosexuelles qui se réclament d’elle plutôt qu’une poursuite d’un discours de moins en moins compris «à propos» de la condition des personnes homosexuelles), pp. 530-565 des Theological Studies, 65 (2004) III.
Revue des sciences philosophiques et théologiques, section «recension des revues», tome 89 n°1 (éd. Vrin, janv.-mars 2005), p. 204.

On le voit : nul besoin d’être jésuite et fervent lecteur de la Nouvelle Revue de Théologie publiée par nos amis belges de Louvain pour lire des revues comme celle-ci ! En les lisant avec sérénité, on constate que les études théologiques sont au fond beaucoup moins intolérantes – du strict point de vue catholique – envers un statut marial et juridique du couple homosexuel que Germain Souchet qui se prétend leur héritier et leur défenseur. À tout le moins, l’anathème n’est nullement de mise et les attitudes théologiques semblent absolument ouvertes et compréhensives. Le point de vue de la simple charité – certes toujours valable et parfaitement légitime – est largement dépassé par de telles recherches historiques et philosophiques. Celles-ci ne font d’ailleurs que prolonger la possibilité théologique et philosophique d’une reconnaissance catholique des sexualités alternatives, déjà en germe dans les temps les plus primitifs du christianisme. Reconnaissance qui est le préalable au renversement total et définitif des arguments spécifiquement religieux que Germain Souchet développe contre une union juridique des homosexuels.

Note
(1) PS Je crois utile de remettre ici en mémoire quelques extraits de ma réponse initiale à Souchet envoyée en novembre 2006 qui me semblent encore valables : «Si la droite était moins bête, elle aurait fait ce que la gauche a fait sans lui laisser s'en approprier les bénéfices électoraux. La situation était bien celle d'une discrimination à de nombreux égards : j'en ai été le témoin lorsque j'ai travaillé comme secrétaire dans une association qui secourait les prostituées transsexuelles.
Victimes de bourreaux exploiteurs, victimes de l'État rançonneur et premier proxénète, dans l'impossibilité matérielle et morale d'être intégrées administrativement par une union quelconque si elles – le féminin doit être employé, dans le cas de l'apparence féminine permanente puisqu'on a souvent affaire à de très jolies personnes qui sont issues de la même race humaine à laquelle notre cher Germain Souchet appartient, personnes qui ont donc un père, une mère, des frères et sœurs, une morale, un esprit, une âme aussi – tombaient amoureuses d'un homme. Et bien sûr sans possibilité de travailler car la carte d'identité française indique le sexe alors qu'aux USA cette indication est interdite : supériorité de l'état protestant sur l'état catholique, en cette circonstance qu'il faut remarquer. Ces injustices se poursuivent d'ailleurs et je puis en donner à Germain Souchet quelques exemples très précis.
La réalité exigeait donc de telles législations réparatrices d'injustices aberrantes.
Il ne s'agit pas de menacer les fondements de la civilisation chrétienne mais de concilier cette dernière avec ce qu'on a pu nommer un humanisme chrétien. Terme galvaudé qui ne me plaît pas mais qui renvoie tout bonnement à la charité légale la plus élémentaire, et qui est simplement l'adaptation en profondeur de cette civilisation à une liberté sans incidence sur la spiritualité et la moralité des individus.»

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20/03/2013 | Lien permanent

Disputatio sur le projet de Traité constitutionnel européen entre Serge Rivron et Francis Moury

Crédits photographiques : Rodrigo Abd (Associated Press).
1405785745.jpgUne autre disputatio, au sujet d'une eschatologie possible de la catastrophe, conduite par MM. Serge Rivron et Francis Moury.Rodrigo Abd:Associated Press.jpgEn Euroland, vous serez comme des dieux ou : Non au projet de Traité constitutionnel européen, par Serge Rivron.Rodrigo Abd:Associated Press3.jpgPro Europa : de l'Occident à l'Europe, par Francis Moury.Rodrigo Abd:Associated Press4.jpgQui est contre l'Europe ? Réponse à Francis Moury, par Serge Rivron.Rodrigo Abd:Associated Press2.jpgPro Europa, 2 : d'une Europe formelle et d'une Europe réelle, par Francis Moury.Rodrigo Abd:Associated Press2.jpgPro Europa, 3 : l'Europe et sa médiatisation, par Francis Moury.Rodrigo Abd:Associated Press.jpgHeureux et fier... Mais après ?, par Serge Rivron.1206525660.jpgRéponses de deux imbéciles déclarés à un collabo constipé (Pierre-Antoine Rey dit Cormary), par Serge Rivron et Juan Asensio.4212765351.2.jpgPierre Cormary ou la Légende du Petit Inquisiteur, par Juan Asensio.Rodrigo Abd:Associated Press1.jpgRequiem pro Europa ?, par Francis Moury.Rodrigo Abd:Associated Press4.jpgLa forfaiture, par Serge Rivron.ROBERTO SCHMIDT:AFP:Getty Images.jpgLes trente deniers, par Serge Rivron.

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15/12/2011 | Lien permanent

Seconde réponse à Jean-Luc Evard. Sur la muse Clio comme hydre et gorgone, par Francis Moury

Crédits photographiques : Juan Asensio.
RappelDithyrambe de décembre, par Jean-Luc Evard.Dithyrambe de décembre, 2 : commentaires de Francis Moury suivis d'une réponse de Jean-Luc Evard.Je comprends mieux, cher Jean-Luc Evard, en lisant votre réponse à mes premiers compliments et à mes premières objections, comment vous posez le problème, je devrais dire les problèmes car votre texte m'apparaît assez janusien, et même janusien dédoublé. D'ailleurs pouvait-il en être autrement, étant donnée la nature de son objet ?Le duc de Saint-Simon, nous dites-vous, ferait pénétrer l'histoire hors du tout ou rien. Elle ne serait plus sacrée ni religieuse : le duc de Saint-Simon n'est pas Bossuet ni saint Augustin. Elle ne serait plus non plus une déclinaison de l'histoire universelle laïque, constituant une histoire religieuse pour ainsi dire privée de religion mais conservant sa structure, son ossature, ses caractères génériques : Saint-Simon n'est pas Voltaire, Condorcet, Guizot ni même, j'en conviens bien volontiers, Marc Bloch. Le duc nous fournirait, en somme, et peut-être le premier, une histoire hybride selon votre excellent terme, ménageant la positivité du fait vérifié (lorsqu'il ne peut l'être, on donne au lecteur le choix en faisant confiance à sa raison, pour trancher entre autant d'hypothèses assumées comme telles) et une fascination toute littéraire pour l'irrationnel, le contingent, le curieux, le non-sens, bref pour tout ce que le récit traditionnel antérieur écartait comme hors-sujet de l'histoire, le réservant éventuellement pour la chronique et les curiosités, posées comme sous-genre de l'histoire noble.Je comprends aussi l'usage offensif – usage tout historique ! – de votre triade (Friedrich Nietzsche, Charles Péguy et Karl Löwith) que vous me citez comme ayant posé, pour la conscience moderne puis contemporaine, le véritable problème de la philosophie de l'histoire : problème consistant pour elle à rompre avec son origine légendaire et religieuse, à conquérir son autonomie, à pouvoir rendre compte de l'irrationnel unique comme du rationnel sériel. Donc à pouvoir rendre compte d'un événement aux deux sens du terme : fragment isolé d'une série rationnellement pensée ou, tout au contraire, être unique qu'on ne reverra jamais deux fois, quasi-monstre ou quasi-miracle. Non plus une histoire de la création du monde ni celle de l'organisation du monde humain mais une histoire de sa «décréation» et de sa désorganisation par la conscience moderne. «Décréation» reposant d'ailleurs sur un système de conventions que chacun des trois auteurs critique d'une manière acérée. «L'Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l'intellect ait élaboré» (Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, De l'histoire).Pourtant, dans votre réponse, vous revenez à un moment, comme pour vous y asseoir méthodologiquement, sur la célèbre distinction aristotélicienne fondant la distinction entre poésie et histoire, alors que tout votre argumentaire plaide pour la possibilité d'une histoire prenant en compte la poésie, non moins que pour une poésie prenant en compte l'histoire. Étrange contradiction qui était inévitable : c'est qu'on n'y échappe pas car la nature de l'histoire est d'être multiple et de ne pouvoir jamais être une, ni par l'objet ni par la méthode.J'ouvre Léon Homo, Nouvelle histoire romaine (Librairie Arthème Fayard, collection Les Grandes études historiques, 1941-1958) et je lis ce premier savoureux paragraphe : «Il était une fois, juchés sur l'escarpement de leurs collines et perdus dans les marécages du Tibre, un groupe de pauvres villages, au présent médiocre et, pouvait-il sembler, sans avenir. Quelques siècles se passent. Les déshérités d'hier réalisent à leur profit l'unité italienne et, par la conquête du bassin méditerranéen, fondent l'Empire le plus puissant que le monde ait jamais connu. Conte de fées ? Non. Plus et mieux. Simple histoire : l'histoire de Rome.»Quelques pages plus loin, le même se posant la question de la véracité du récit légendaire sur la fondation de Rome, telle que Virgile et d'autres le rapportent, prend soin de nous préciser ce point capital : «Pour voir clair, autant qu'il est possible, il convient avant tout de dissiper une équivoque fondamentale. Légende et histoire pour nos esprits de modernes, s'opposent radicalement, la légende relevant de l'imagination, l'histoire, de la réalité. Les historiens anciens, fût-ce même les plus scientifiques d'entre eux, un Salluste ou un Tacite, ont de la tradition historique une conception toute différente.»Et Homo de citer la préface de l'Histoire romaine de Tite-Live dans laquelle ce dernier se refuse à improuver comme à confirmer les légendes antiques. Le passage in extenso est magnifique, presque aussi épuré et plastiquement beau que le scénario tragique du Rémus et Romulus (Italie, 1961) de Sergio Corbucci. Et nous sommes bien au cœur du problème. On y revient par le biais de la critique et de l'histoire littéraire. On se souvient que Charles XII avait lu, fasciné, étant enfant, Quinte-Curce dont il rêvait d'imiter l'objet, à savoir la vie d'Alexandre le grand. Que disent sur Quinte-Curce les excellents R. Morisset et G. Thévenot, Les Lettres latines, III, Période impériale (édition Magnard 1950, pp. 887 et sq.) ? Que Quinte-Curce est autant historien que romancier ! Et un peu plus loin (p. 1049), à propos de Tacite, ils écrivent un commentaire qui revient sous leur plume, pratiquement identique à lui-même, chaque fois (une exception, cependant : celle de Suétone) qu'ils introduisent un historien latin : «L'œuvre historique de Tacite repose sur une information solide. [...] Ses préoccupations littéraires le poussent parfois à façonner suivant son goût la réalité. Ces libertés peuvent nuire un peu à la valeur historique de l'œuvre, mais non à sa vérité humaine ni à sa beauté artistique.»Alors ? Alors oui, notre Jean Racine avait raison de nommer Tacite «le plus grand peintre de l'antiquité» (Racine qui s'est inspiré des tragédies latines de Sénèque qui lui-même s'était inspiré des Grecs) et Paul Valéry a eu raison d'ajouter, dans l'Avant-propos de ses Regards sur le monde actuel : «Rien, dans leurs effets instantanés sur le lecteur, ne permet de distinguer, sous le rapport de l'authenticité, entre les peintures de Tacite, de Michelet, de Shakespeare, de Saint-Simon ou de Balzac. On peut à volonté les considérer tous comme inventeurs, ou bien tous comme reporteurs. Les prestiges de l'art d'écrire nous transportent fictivement dans les époques qui leur plaisent. C'est pourquoi, entre le pur conte et le livre d'histoire pure, tous les tirages, tous les degrés existent : romans historiques, biographies romanesques, etc. On sait d'ailleurs que dans l'histoire même, parfois paraît le surnaturel. La personnalité du lecteur est alors directement mise en cause; car c'est lui dont le sentiment admettra ou rejettera certains faits, décidera ce qui est histoire et ce qui ne l'est point.Une autre catégorie d'historiens construisent des traités si bien raisonnés, si sagaces, si riches en jugements profonds sur l'homme et sur l'évolution des affaires, que nous ne pouvons penser que les choses se soient engagées et développées différemment.De tels travaux sont des merveilles de l'esprit. Il en est que rien ne passe dans la littérature et dans la philosophie; mais il faut prendre garde que les affections et les couleurs dont les premiers nous séduisent et nous amusent, la causalité admirable dont les seconds nous persuadent, dépendent essentiellement des talents de l'écrivain et de la résistance critique du lecteur.Il n'y aurait qu'à jouir de ces beaux fruits de l'art historique et nulle objection ne s'élèverait contre leur usage, si la politique n'en était tout influencée. Le passé, plus ou moins fantastique, ou plus ou moins organisé après coup, agit sur le futur avec une puissance comparable à celle du présent même.»On me pardonnera la longueur inhabituelle de cette citation mais c'est que je crois bien que tout y est, au moins comme résultat synthétique d'une analyse qui prend des années de vie, d'études et de lecture. Je crois même que c'est en méditant cette page que Roger Caillois a, peut-être, eu l'idée en 1958 de relire le duc de Saint-Simon, et qu'en le relisant il y a trouvé ce fameux passage qu'il pensait être le premier d'une littérature fantastique française. Cette synthèse qui aboutit à se méfier de l'art et de la philosophie comme des deux mères nourricières de l'histoire, expose parfaitement le nœud du problème de cette section de la philosophie qu'on nomme «philosophie de l'histoire», essentiellement depuis G.W.F. Hegel. Le problème de l'histoire serait celui de la représentation de la vie, donc de la représentation elle-même, comme concept. Nous serions au cœur de l'hégélianisme en voulant la penser ? Nous y sommes, en effet.Il n'est pas indifférent à notre dialogue que la position d'Evard envers Marc Bloch et sa nouvelle conception de l'histoire des Annales (la revue qu'il avait fondée avec Lucien Febvre) s'avère négative. Il ne s'agissait pourtant pas de «saupoudrer» [sic] l'histoire d'un peu de sociologie ni d'un peu d'ethnologie, mais d'une tentative globale analogue dans le domaine de l'histoire à celle effectuée au même moment par Edmund Husserl dans le domaine de la philosophie avec l'idée de la phénoménologie comme science éidétique : retrouver les origines d'une totalité (La Société féodale, par exemple) sous une surface constituées de traces variées, retrouver l'essence de la chose même, retrouver ce que Marcel Mauss, ce sociologue contemporain de Bloch, nommait d'une manière assez freudienne, paradoxale pour un sociologue mais un sociologue dont l'œuvre rejoint par plus d'un trait la psychanalyse freudienne, «l'homme total». En art, on sait que de telles tentatives sont constitutives par essence : Honoré de Balzac a pu légitimement écrire qu'il faisait concurrence à l'état civil en son temps et en son lieu. Qui a peint le mieux Britannicus ? Tacite ou Jean Racine ? Difficile à dire : seuls, peut-être, les fantômes de Néron et d'Agrippine pourraient aujourd'hui nous le dire. Ce qui serait un miracle, une action surnaturelle dont plusieurs annales pourraient rendre compte : l'histoire romaine puisqu'ils étaient romains, l'histoire générale puisqu'ils y appartiennent aussi, l'histoire littéraire puisqu'ils trancheraient entre deux auteurs lui appartenant, et enfin les histoires des religions et les religions actuelles qui gouvernent la majeure partie du monde trouveraient dans la manifestation de ces deux fantômes, une occasion d'ajouter à leurs listes respectives un miracle de plus, qui serait authentifié ou contesté par la suite. Que le lecteur ne pense pas qu'on aboutisse pour autant, avec une telle hypothèse surnaturelle, à vider la question : on l'éclaire des mille feux possibles qu'elle peut recevoir.Raymond Aron avait eu cette idée concernant l'histoire, idée qu'il avait soutenue en 1938 dans son Introduction à la philosophie de l'histoire – Essai sur les limites de l'objectivité historique, qu'elle était fatalement subjective, dépendante des orientations de l'historien, mais que cet amoncellement de subjectivités pouvait, répété d'une manière infinie par les activités des générations successives de l'esprit humain, équivaloir à la construction en acte d'une objectivité : un monde unique vu par de multiples miroirs, et qu'il était impossible de voir autrement mais qu'on finissait par voir d'une manière progressivement davantage complète. La position d'Aron trouva, dans les années suivantes, un contradicteur rationaliste étonnant : l'historien de la philosophie Martial Guéroult qui estima froidement que l'histoire n'étant que la trace contingente, a posteriori, de l'ensemble des positions et des possibles théoriques donnés a priori par la raison (et l'histoire des systèmes créés par cette raison), elle était donc d'une utilité secondaire, d'une valeur gnoséologique avariée. Guéroult avait cru pouvoir tirer la sève rationnelle de tous les grands systèmes, à la manière dont on presse des fruits pour en récolter le jus, sans en privilégier aucun : la démarche était d'une objectivité forcenée, presque folle en dépit du brillant des résultats. Bien entendu, on lui a offert, en hommage, des mélanges qui débutent par le problème de la définition de l'histoire de la philosophie elle-même. L'Histoire et sa philosophie, La Philosophie et son histoire : Henri Gouhier avait écrit deux petits volumes qui portaient ces beaux titres et semblaient se répondre malicieusement.Le duc de Saint-Simon sourirait probablement en entendant nos argumentations, et peut-être aurait-il raison de sourire : son secret est bien gardé, et l'histoire peut nous apparaître, tout comme la religion, la philosophie et les arts dont elle se nourrit, autant comme une hydre aux têtes multiples que comme une gorgone menaçant d'opposer à toute explication possible un mur de pierre qu'aucune lumière ne peut plus, dorénavant, éclairer.

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22/01/2011 | Lien permanent

Troisième réponse à Jean-Luc Evard, histoire du possible et du réel, par Francis Moury

Crédits photographiques : Petar Kujundzic (Reuters).
RappelDithyrambe de décembre, par Jean-Luc Evard.Dithyrambe de décembre, 2 : commentaires de Francis Moury suivis d'une réponse de Jean-Luc Evard.Dithyrambe de décembre, 3 : seconde réponse à Jean-Luc Evard. Sur la muse Clio comme hydre et gorgone, par Francis Moury.Dithyrambe de décembre, 4 : Nouvelles réquisitions contre le triste métier d’historien, par Jean-Luc Evard.«Une irrémédiable décadence de l’espèce humaine est possible.»E. Renan, Dialogues philosophiques, II (Éditions Calmann-Lévy, 1876), p. 64.«C’est une profonde analyse que celle qui dans l’altération lui a fait découvrir entre la privation et la forme, nous ne disons pas au-dessous d’elles, mais entre elles, non pas une nature déterminée ou une substance indéterminée qui se conserverait, mais quelque chose qui n’est pas encore la qualité future et qui n’est pas purement et simplement celle qui est. Une telle découverte est une défaite infligée à cet esprit d’absolutisme et d’isolement qui veut tout séparer comme avec la hache.»Octave Hamelin, Essai sur les éléments principaux de la représentation (édition originale 1907, Librairie Félix Alcan 2e édition, 1925), p. 165.Cher Jean-Luc Evard,merci pour votre réponse qui nous fait passer du plan de l'histoire littéraire et de celui de la critique littéraire au plan de la philosophie de l'histoire, convoquant bien des notions classiques et convoquant aussi quelques figures essentielles de la littérature, de l'histoire comme genre littéraire et comme science, et de l'histoire de la philosophie.Vous m'avez bien lu depuis le début de notre discussion, sur le fond.Je pense, en effet, que l'histoire et la poésie ne sont pas d'essence hétérogène et qu'elles s'interpénètrent esthétiquement avec une belle régularité durant leur évolution respective comme genres littéraires.J'en profite au passage pour confirmer que Husserl est un philosophe, Marc Bloch un historien et que mon rapprochement entre leurs deux visées suppose qu'on maintienne cette distance entre eux. Il est en outre assez normal qu'un philosophe s'appuie sur la conscience, qu'un historien s'appuie sur des archives mais brisons-là : vous avez bien compris ce que je voulais dire.Je ne pense pas que Péguy ni Nietzsche veuillent la mort de l'histoire : Péguy a dit son admiration, dans ses Souvenirs, pour Gustave Lanson qui était un historien de la littérature (et même l'authentique fondateur moderne de cette discipline positive chez nous, ce qui n'est pas rien) et Nietzsche a été philologue avant d'être philosophe, et philologue spécialiste des langues anciennes, donc doté d'une admirable culture historique. Tous deux peuvent penser l'histoire ou la critiquer mais ne peuvent pas la renier ni signer son arrêt de mort puisqu'elle les a constitué ce qu'ils sont. Pour votre troisième homme cité, je réserve mon jugement car je ne l'ai jamais lu.Quelque chose de fondamental fait irruption vers la fin de votre troisième réponse et me semble une première ligne de partage infranchissable entre nous.Je ne crois pas que les conceptions grecques et chrétiennes du temps et de l'histoire soient du tout les mêmes, ainsi que vous l'écrivez presque en passant et comme si c'était un fait bien établi, dans le troisième paragraphe avant la fin de votre troisième texte. Saint Augustin et Thucydide n'ont pas la même conception du temps ni la même conception de l'histoire. Pour Thucydide, aucune fin n'est assignable à l'histoire humaine alors que pour saint Augustin, la fin assignable est le salut de l'humanité au terme d'une histoire de la Cité de Dieu vivant, se développant, s'opposant à la cité des hommes. La venue du Christ initie donc une rupture fondamentale, rapportée à la conception grecque antique d'un temps humain soit inexistant (les arguments de Zénon d'Élée), soit circulaire (Plotin croyait à la réincarnation) car synonyme de devenir et de multiplicité alors que la perfection de l'être comme de l'essence réside pour les Grecs anciens dans l'unité et dans la fixité, la permanence ennemie du devenir. La nouvelle christique, celle qui s'inscrit dans un temps sacré issu du prophétisme judaïque tout en le reniant par son issue évangélique (nul n'est prophète en son pays) marque une rupture totale avec un temps antique devenu une histoire, conçue comme récit dramatique ayant un enjeu final, passible de rémissions et de combats qu'il faudra remémorer et conserver à partir de son début, donc de la venue du Christ.Autre point non moins fondamental de désaccord : le vieux concept bachelardien de rupture épistémologique que vous endossez, en prenant Alexandre Koyré à témoin.Il se trouve que Koyré était un disciple d'Émile Meyerson. Koyré a dédié ses Études galiléennes à Meyerson qui était l'anti-Bachelard par excellence et ce n'est pas un hasard. Meyerson comme Koyré ont refusé la théorie de la rupture épistémologique telle que Bachelard l'avait exposée dans sa Formation de l'esprit scientifique. Meyerson tenait pour le contraire : l'unité de l'esprit scientifique humain des Grecs à nos jours, et par voie de conséquence, l'unité de l'esprit humain en général, s'appliquant à la science ou à la métaphysique, des Grecs à nos jours. Meyerson admirait Cournot mais pour d'autres raisons que pour l'énonciation de sa théorie de 1872. Meyerson n'a pas cru que les principes de conservation de l'énergie, ni ceux de la thermodynamique ni la plus récente théorie de la relativité changeassent quoi que ce fût à ce fait. Il l'a d'ailleurs écrit dans La Déduction relativiste en 1925. Parallèlement à l'histoire des sciences et à l'histoire de la philosophie qui sont les deux domaines dans lesquels Koyré s'est illustré, le savant physicien Louis de Broglie s'est, lui aussi, voulu disciple de Meyerson. Je tenais à remémorer cela. Quant à cette théorie de Cournot de 1872 que vous citez, elle est d'ailleurs très savoureuse car elle me fait souvenir d'un fragment d'Humain trop humain de Nietzsche. Je veux parler du fameux texte posant que la moindre action humaine aura des répercussions infinies, selon des modalités mathématiques et physiques identiques à celles ici décrites par Cournot qui en déduit l'impossibilité de l'histoire alors que Nietzsche, dans ce fragment (on le trouve dans un des premiers livres d'Humain trop humain mais je n'ai pas ici le volume sous la main et ne puis vous en donner la localisation exacte de ce fait) en fait presque le fondement de toute histoire réelle comme de toute histoire possible... ou impossible. Impossible non pas en droit mais en acte car il faudrait être un Dieu pour appréhender la totalité de la chaîne des conséquences du moindre des actes. Or c'est justement l'une des caractéristiques de Dieu, dans la théologie catholique, de garantir cette appréhension totale, appréhension déductible a priori de sa propre définition et de ses volontés, manifestées par une histoire, l'histoire catholique. Parfait donc existant, parfait donc omniscient, parfait donc actif en permanence et «interactivant» avec la créature qu'il a librement créée et qu'il a créée libre. Le contraire du Dieu d'Aristote qui ignorait peut-être qu'il existait un monde sublunaire ! Je vous renvoie ici à Bréhier, Festugière, Gilson, Guitton, et à bien d'autres. «Dans la Divinité... rien n’est ne se rencontre seulement en puissance, mais tout y est actuellement en effet», Descartes dans ses Méditations métaphysiques, troisième méditation, § 19.J'en viens à présent au cœur technique de votre argument : le possible et le réel.L'histoire voudrait s'en tenir au réel mais le raterait, nous dites-vous, car il n'existe pas autrement que comme poussière empirique de faits impossible à rendre cohérents sinon par une pétition de principe ou un délire organisateur rebaptisé «philosophie de l'histoire». Je note d'abord qu'on peut écrire une philosophie de l'histoire partielle, fragmentaire, qui ne soit pas un système. Toute philosophie de l'histoire n'est pas systématique. Paul Valéry ni Raymond Aron ne sont des esprits systématiques, pourtant ils ont pensé l'histoire, sa philosophie, ses problèmes autant qu'un saint Augustin, un Montesquieu, un G.W.F. Hegel, un Karl Marx ou un Auguste Comte. L'empirisme de Thomas Hobbes que vous convoquez très précisément est à la fois bienvenu et non avenu puisque Hobbes n'était ni athée ni agnostique, et croyait absolument à la possibilité d'une histoire des Faits et dits mémorables (clin d'œil au titre du recueil de l'estimable Valère Maxime qui mêle agréablement rêve, mythe, légendes, histoire romaine tout comme le fera plus tard Aulu-Gelle dans ses admirables Nuits attiques), histoire poétique d'abord ou d'abord précise, peu importe de son rigide mais rationnel point de vue. Pour saisir le fond du problème, il faut donc remonter un peu plus haut dans l'histoire de la philosophie.J'ouvre simplement le Vocabulaire technique et critique de la philosophie, rédigé sous la direction d'André Lalande et sous les auspices de la Société française de philosophie. J'y trouve une note, comme d'habitude admirable par sa concise pertinence, signée de Jules Lachelier qui pense que le sens objectif du mot possible («ce qui satisfait aux conditions générales imposées à un ordre de réalité ou de normalité donné») est un «emploi plus ou moins abusif» du «sens subjectif» puisque «est dit possible ce dont celui qui parle ne sait pas si cela est vrai ou faux». Et Lachelier conclut : «Jugeant, d’après l’ensemble des données dont je dispose, je dois tenir pour possible tout ce dont je ne vois pas clairement l’impossibilité».De Lachelier, je remonte à Kant que Lachelier avait lu bien qu'il ne fût pas kantien. Chez Kant, la notion de possibilité s’applique à trois idées différentes :1° Ce qui ne contredit pas les conditions fondamentales de l’expérience;2° Ce qui s’accorde suffisamment avec nos connaissances actuelles;3° à la lexis, entrant sans assertion dans une proposition composée ou un raisonnement. La lexis est un énoncé susceptible d’être vrai ou faux, mais qui n’est considéré que dans son contenu, et sans affirmation ni négation actuelle. Par exemple le jugement virtuel : «Seule la sagesse est un bien». Dans une proposition logique, la relation exprimée est :− soit énoncée à titre de fait,− soit possible ou impossible,− soit nécessaire ou contingente.Lalande pense que «l’affirmation et la négation peuvent se joindre à chacun des modes de possibilité et de nécessité... mais cela ne prouve pas qu’elles soient d’une autre nature que ces derniers : ceux-ci peuvent en effet, quoique plus rarement, se déterminer l’un l’autre, par exemple, si l’on dit d’une proposition : «Il est nécessaire qu’elle soit possible» ou «Il est possible qu’elle soit nécessaire».»Autre exemple, celui de la célèbre formule de Kant, «Le «Je pense» doit nécessairement pouvoir accompagner toutes mes représentations» in Critique de la Raison pure, Analytique Transcendantale (II, 2e section, § 16). Pour Charles Serrus, le logicien qui avait préfacé la traduction de la Critique de la Raison pure aux P.U.F., collection B.P.C. (traduction qui fut celle de ma génération, remplaçant la traduction de Barni, ou de Barni revue par Archambault), le possible est ce qui n’est pas démontré mais n’est pas exclu; il découle par conséquent de l’essence et s’oppose par là au contingent, qui concerne l’accident. Il attire l’attention sur les deux couples d’opposition modale admis par les penseurs du moyen âge : possible-impossible; contingent-nécessaire. Cette liste a bien un sens ontologique plutôt que logique et voici pourquoi.Remontons, en effet, plus haut encore dans l'histoire de la philosophie antique : le possible est une notion logique chez Kant parce qu'il fut une notion logique antique et médiévale. Chez Aristote, et dans son Organon, le possible est une des catégories de la modalité (Premiers Analytiques, I, 2, 25a1). On y distingue la possibilité subjective et objective. Le possible au sens de «en puissance mais non en acte» désigne ce qui peut se produire ou être produit, mais n’est pas actuellement réalisé. Léon Robin explique que la puissance chez Aristote est en effet, d’une part, ambiguïté et indétermination (Métaphysique, IX, 1050° B8 et sq., XII, 6, 1071 B19, IV, 4, 1007 B28), d’autre part, en tant justement qu’elle n’est pas un non-être absolu, comme la privation, mais un non-être relatif, une possibilité ambiguë des contraires, elle tend vers l’être et le désire : c’est ce qu’Aristote dit de la matière, dont la puissance est un des caractères principaux; la matière aspire à la forme, c’est-à-dire à la réalisation, en tant que la forme est ce qui est bon, divin et désirable (Physique, I, 9, 192a, 16-22). En d’autres termes, commente toujours Robin, pour que la notion de puissance obtienne la plénitude de sa signification, il faut que les contraires, dont elle représente l’égale possibilité, ne se succèdent pas simplement, il faut qu’ils s’appellent et même qu’il y ait progrès de l’un à l’autre. C’est ce qu’Aristote a entrevu; quand il dit de la matière, comme le remarquait Hamelin, qu’elle est une relation. Cf. : Aristote, Physique, II, 2, 194b 9. Si la matière et la forme sont des corrélatifs, c’est parce que la puissance est une tendance à l’être et même à un certain être.Dans Le Système d’Aristote (cours donnés à l’E.N.S. par Hamelin en 1904-1905, édité vers 1920 par Léon Robin chez Vrin, troisième édition 1976 conforme à la première) on trouve des pages fondamentales consacrées au possible dans la leçon n° XII sur Les Syllogismes modaux (pp.193 et sq. et p. 206). Aristote distingue la puissance du contingent en les nommant de deux mots différents. Certains commentateurs tels que Waitz et Bonitz ont estimé que la différence entre les deux était capitale. Le contingent serait ce qui est logiquement possible, ce que nous pouvons concevoir sans contradiction, tandis que le possible serait ce qui est ontologiquement possible, c’est-à-dire ce qui peut être sans qu’il y ait incohérence dans les choses. On pourrait alors donner à «contingence» un sens subjectif, mental proche de l’emploi du mot «problématique» chez Kant.Hamelin proteste vigoureusement contre une telle interprétation. Il s’appuie sur les Premiers Analytiques, I, 13, 32a 18. Au sens propre, le contingent est ce qui n’est pas nécessaire, et qui peut être supposé exister sans qu’il y ait à cela d’impossibilité.Or c’est presque littéralement dans les mêmes termes que le possible est défini par la Métaphysique (Livre Θ, 3, 1047 a, 24). Cette définition assurément n’est pas irréprochable, elle contient un cercle évident. Malgré cela, il faut reconnaître que la notion aristotélicienne du contingent est parfaitement précise : le contingent est ce qui peut également être et n’être pas. Tel est, du moins, le sens propre de cette notion. C’est dans un autre sens que l’on dit, en parlant du réel et même du nécessaire, qu’ils sont possibles, et le terme grec de contingent ne doit plus alors se traduire par «être contingent» (1).L'histoire comme la poésie traitant de choses contingentes, relèvent donc toutes deux du même réel. C'est leur point commun, celui qui signe leur communauté ontologique. L'homme n'est pas un «être de parole» – le réduire à cela, serait le réduire à n'être qu'un flatus vocis – mais un être «entre les mots et les choses», comme le disait le beau titre de l'étude désormais classique de Clémence Ramnoux sur Héraclite l'homme entre les choses et les mots. Je ne pense donc pas que l'histoire doive disparaître ni qu'on puisse lui reprocher sa multiplicité apparente de formes, et cela pour la même raison qu'on ne peut reprocher à la poésie sa multiplicité apparente de formes. Je ne pense, par voie de conséquence, pas davantage que la philosophie de l'histoire doive disparaître ni qu'on puisse lui reprocher quoi que ce soit, qu'elle soit critique ou systématique. Autant vaudrait, en somme, vouloir reprocher au monde d'exister tel qu'il est.Note(1) Quelques pages plus loin, Hamelin précise : «Mais la non-nécessité est bien différente de la contingence. Le non-nécessaire peut n’être pas possible : Il n’est pas nécessaire que 2 et 2 fassent 5; cela est même impossible. Une proposition de la forme : «Il n’est pas nécessaire que...» exclut seulement la nécessaire affirmative : «Il est nécessaire que...»; mais elle n’exclut pas : «Il est impossible que 2 et 2 fassent 5», ni même : «Il est possible que 2 et 2 fassent... ou même... ne fassent pas 5». D’ailleurs, reprend Aristote, on peut démontrer par des exemples que les syllogismes du type qui nous occupe ne peuvent prouver, ni la contingence (car leur prétendue conclusion est quelquefois une proposition qui, prise dans sa vérité, est une nécessaire), ni la nécessité (car leur prétendue conclusion est une proposition qui, dans sa vérité, est une contingente). Reste donc qu’ils sont capables d’établir la non-nécessité et rien d’autre.»

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12/02/2011 | Lien permanent

De l'anarchisme considéré comme déchéance de la raison : sur Julien Coupat, par Francis Moury

David Guttenfelder (AP) pour le National Geographic Magazine).
«[…] Aimer l'autre comme «un autre soi-même», cela ne mène-t-il pas à l'aimer plus que soi-même ? C'est le drame de l'amour : aimer, c'est exister en communion avec autrui [I, 60, 4], donc former avec lui un Tout; c'est donc être prêt à risquer son bien particulier, non point tant pour le bien particulier de l'autre, que pour le bien du Tout que l'on forme avec lui. Or être prêt à risquer son bien privé, cela peut mener à risquer sa vie. Déjà, au plan naturel, organique et inconscient, la main s'expose au choc pour protéger le corps; au plan sensitif, les femelles s'exposent pour défendre leurs petits; et au plan rationnel ? La raison imite la nature : les Touts humains, résultant d'un accord libre et composés de membres autonomes, vérifient analogiquement la loi des Touts organiques [avec cette différence que la personne immortelle ne risque jamais l'anéantissement total]; il est d'un citoyen vertueux de s'exposer au péril de mort pour la sauvegarde du Tout social [I, 60, 5].»Paul Grenet Le Thomisme, I Physique ou philosophie de la nature, 11, Volonté, liberté, amour (éd. P.U.F., coll. Que sais-je ?, 1953), p. 59.«[…] Or un des caractères du monde moderne, c'est le développement de l'individualisme sous toutes ses formes. Depuis le XVIe siècle l'individualisme devient un problème angoissant. La société, les institutions, l'État se manifestent comme des contraintes contre lesquelles l'homme ne cesse de se révolter : ce sont des digues élevées contre la volonté de puissance de l'individu; mais il faut encore remonter plus haut. C'est dans le christianisme et dans la conscience chrétienne que se trouvent les sources de cet individualisme, dans le principe de la subjectivité absolue. La division en deux mondes de la conscience qu'exprime la phrase célèbre : «Rends à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu» empêche l'homme de trouver son absolu dans la Cité terrestre. L'État n'est donc qu'un réalité objective qui s'oppose au savoir que l'individu a de sa valeur absolue en lui-même et ce savoir, d'autre part, reste enfermé dans sa subjectivité. C'est là l'opposition la plus tragique qui ne se trouvait pas dans la belle liberté de la cité antique. [...] Hegel a considéré dans la Phénoménologie la Révolution française comme une tentative pour surmonter cette séparation en deux mondes. L'État devait redevenir l'expression immédiate de la volonté d'un chacun. «Le ciel allait se trouver transporté sur la terre». Cependant la Révolution a échoué, elle a abouti à la terreur ou à l'anarchie, deux faces d'un même phénomène. C'est Napoléon qui a ensuite refondu l'État moderne […]»Jean Hyppolite, Introduction à la philosophie de l'histoire de Hegel, V, Le Monde moderne – État et Individu (éd. Marcel Rivière & Cie, coll. Bibliothèque philosophique, 1948), pp. 82-83.
La question de savoir si Julien Coupat est coupable ou non apparaît, après la lecture de sa lettre au journal Le Monde, reprise fragmentairement dans d'autres quotidiens comme Le Figaro, oiseuse.Pratiquement, la question est gênante pour le ministère de la Justice, voire pour le ministère de l'Intérieur car s'il est coupable, il fallait continuer de l'emprisonner, s'il est innocent, il ne fallait pas le mettre en prison du tout. Mais philosophiquement, Coupat avoue lui-même souscrire au livre qu'on le soupçonne d'avoir écrit, et tout dans ses déclarations confirme qu'il soutient des actions semblables à celles qu'on le soupçonne d'avoir commises. À défaut d'être jugé correctement ou non par le droit, il est déjà jugé rationnellement par le contenu aberrant de ce qu'il pense et déjà jugé moralement et socialement par le contenu dangereux de ce qu'il veut.Nous partageons donc son désintérêt pour l'aspect juridique de son jugement, contingent au plus haut degré et dont personne ne se souviendra dans quelques années, sauf lui : c'est un aspect nécessaire de la conséquence de sa pensée et / ou de ses actions mais pas d'une nécessité métaphysique, juste d'une nécessité pratique. Et c'est donc non pas sa peine, préventive ou non, juridiquement valide ou non, c'est ce contenu théorique – il s'en donne le vernis mais ce n'est qu'un ersatz brillant aux yeux des ignares – qu'il faut penser et nier, ici et maintenant. Ce qui nous amène à noter une coïncidence troublante : son style ressemble à du Alain Badiou ou à du Régis Debray des années 1960-1970, au moment où ce dernier revient à ses démons et s'affiche auprès du Parti communiste. Il y a de ces retours de flamme qui sont autant de hasards objectifs, au sens où l'entendait Jung. Bien léger serait celui qui passerait sur de telles coïncidences, puisque le penseur doit penser son temps, et que le temps, c'est ceci : une Corée du Nord dangereuse, des communistes révolutionnaires et des anarchistes européens qui relèvent la tête, des barbares qui attaquent en meutes, à visage découvert ou non, les rues, les transports en commun et les écoles européennes de jour comme de nuit, la piraterie qui réapparaît en Afrique et au Moyen-Orient, des guerres terroristes authentiques bien plus graves que celles menées par Coupat «théoriquement», au Pakistan et en Afghanistan : lorsque le navire (le monde libre, réel et rationnel) subit l'assaut des vagues, les rats, au lieu de le quitter, l'attaquent !Inutile de revenir sur la peinture hâtive par Coupat des relations internationales de 1945 à nos jours, esquissée au début du premier paragraphe de sa lettre, ni sur la peinture non moins hâtive de la politique intérieure française encore plus rapidement esquissée à la fin de ce même premier paragraphe. Cette simplification et cette schématisation scandaleuses ne méritent aucun commentaire. On renvoie le lecteur aux manuels d'histoire contemporaine universitaires classiques qui élargiront singulièrement cette perspective étriquée et misérablement délirante.Plus intéressante est la définition donnée du terrorisme qui, elle, mérite commentaire.Elle est dialectiquement marxiste mais pas marxienne, encore moins hégélienne. Hegel ne rêvait pas à la mort de l'État : il rêvait à la réconciliation de l'individu et de l'État, tout comme Marx en rêvait aussi. Mais Hegel plaçait au-dessus de l'État des instances supérieures de réconciliation nommées Art, Religion, Philosophie. L'État pour Hegel ne fut jamais qu'un moyen : c'est en partie là-dessus que les Hégéliens de gauche et les Hégéliens de droite se sont séparés, que les Marxistes eux-mêmes se sont ensuite séparés. On se souvient du mot de l'anarchiste révolutionnaire incarné par l'acteur Fabio Testi, dans le très beau mais aujourd'hui un peu méconnu et oublié Nada (Fr.-Ital., 1974) au dialogue adapté par Claude Chabrol et Jean-Pierre Manchette à partir du roman de ce dernier : «Vous l'attrapez tous... la vérole marxiste : je me casse [...] Laisse-moi passer ou je te cogne» !Bon, cela rappelé, on ne va pas se fatiguer à rouvrir les intéressants Cahiers sur la dialectique de Hegel de Lénine pour critiquer Julien Coupat. Il se revendique de la Société du Spectacle – donc celle théorisée par Guy Debord qu'il cite implicitement – qui aurait créé, pour perdurer, un concept, un être de fiction (le terroriste) alors que la terreur est une réalité, pas une fiction. Attention, n'exagérons rien : la terreur est quelque chose de bien supérieure au sabotage des trains lorsqu'on veut vraiment la réaliser. Mais la terreur peut débuter par le sabotage, en provoquant la colère collective contre les dirigeants. Basil Rathbone, dans Sherlock Holmes et la voix de la terreur (É.-U., 1942) luttait contre une radio nazie exaltant des actes de sabotage commis par une cinquième colonne sur le sol britannique durant la Seconde guerre mondiale. Coupat a sciemment lu, et il revendique, les techniques léninistes du coup d'État. Et il soutient les actes de sabotage : ces actes sont des actes criminels ignobles qui portent atteinte à l'intégrité de la nation, particulièrement fragile en cette période de crise provoquée par des financiers américains, européens et asiatiques eux aussi criminels, et qui portent atteinte aussi à l'intégrité parfois physique des personnes prises au piège par ces sabotages. Qui peut dire le nombre de malades ou de personnes handicapées pour le moins molestées par un arrêt inopiné de train durant des heures alors qu'ils doivent prendre un médicament à heures fixes, ont un rendez-vous important avec leur médecin, pour ne citer que ces exemples vitaux ? Sans parler des honnêtes travailleurs se rendant à leur travail, des chômeurs allant à un entretien d'embauche ou rentrant se reposer d'entretiens d'embauches inutiles et qui en sont épuisés et lassés autant que s'ils avaient travaillé, des personnes âgées, retraitées rendant visite à leur famille ou à leurs amis, des touristes voyageant dans notre pays et qui en reviennent avec une désastreuse image en tête ? Nulle réponse à ces questions.De tels procédés devraient être punis par une peine bien plus sévère que six mois de prison étant donné l'énorme préjudice financier et social qu'ils causent ! Coupat pourra peut-être dire un jour, au premier degré et à son tour, in girum imus nocte et consumimur igni, s'il y avait une justice plus sévère et plus effective – au sens hégélien : une réelle vengeance à la mesure des crimes commis – dans ce pays. Le livre pour lequel il est en prison, pour lequel il est sorti de prison non pas la tête haute mais ignominieusement caché dans le coffre arrière d'une modeste berline, son livre de chevet à défaut de savoir si c'est bien son livre ou pas au sens du droit d'auteur qu'il renie – il s'en reconnaît lecteur et admirateur à plusieurs reprises à défaut de s'en reconnaître auteur, collaborateur ou inspirateur – prône techniquement d'organiser le dérèglement de la société : c'est un livre terroriste. Son éditeur est par destination un éditeur terroriste. Nous avons connu un Fernand Hazan qui avait édité en 1966 un Dictionnaire de la civilisation grecque rédigé collectivement par Pierre Devambez, Pierre-Maxime Schuhl, Robert Flacelière. C'était le grand Hazan celui-là, alors que celui d'aujourd'hui... des dénégations sophistiques et pitoyables, l'édition d'un livre anonyme. Aucun courage, ni du côté de l'auteur ou des auteurs, ni du côté des lecteurs, ni du côté de l'éditeur. Larvatus prodeo... mais ils ne sont pas René Descartes pour autant !Julien Coupat est un intellectuel dévoyé qui s'exprime bien, argumente et articule ses arguments en paragraphes suivant les techniques de l'art oratoire qu'il a apprises à l'école puis à l'Université, et en lisant les classiques de la culture occidentale, y compris les classiques de la pensée dialectique. C'est la raison pour laquelle nous voulons être indulgent envers lui : son romantisme est aussi patent que son erreur intellectuelle et sa faute morale.Julien Coupat est triste de constater que certains criminels ne sont pas punis et il a raison de l'être : il voudrait que ceux qui sont responsables de la misère des travailleurs, des injustices du monde, soient punis et il a raison de le vouloir. Faute de quoi, il considère par un renversement délirant que ceux qui sont actuellement punis sont innocents par principe ou, à tout le moins, que personne n'est coupable, que le crime et la prison sont des fictions érigées en système pour nous opprimer. Bref... le raisonnement hérité directement de la pensée de 1968 dont Coupat est un rejeton logique, est aussi absurde qu'il est finalement pervers : on peut d'ailleurs poser tranquillement qu'il est d'essence diabolique, au sens strict du terme dans la théologie, dans la mesure où il effectue la réunion de ce qui devrait être séparé, et identifie pour en faire une masse indistincte ce qui doit demeurer distinct. Il faut donc ici rappeler à Coupat que le bien n'est pas le mal, que le terrorisme n'est pas une invention gratuite des services anti-terroristes pour justifier leur propre existence – où le spinozisme ne va-t-il pas se nicher en politique ! – qu'il est un être réel et non pas un être de raison.Quant au recours classique mais toujours aussi scandaleux à l'histoire politique pour signifier que le terrorisme est relatif mais pas réel, il est toujours aussi vain : Sartre a écrit Les Mains sales, mais Coupat ne l'a pas forcément lu. Ce n'est pas parce que le terrorisme est une technique politique qu'il est innocenté moralement comme terrorisme et quant à l'assimilation des résistants gaullistes à des terroristes, assimilation particulièrement ignoble, elle confond temps de guerre et temps de paix allègrement. On croirait parfois lire du Tenzer nous expliquant, à l'inverse il est vrai mais d'une manière aussi absurde, que le capitalisme produit politiquement ou devrait produire sa propre morale alors que le capitalisme, livré à lui-même et sans le contrôle de l'État, est immoral au pire, amoral au mieux ! Ce n'est pas parce qu'on pense politiquement le crime qu'il cesse d'être un crime ni parce qu'on parle politique ou économie que la morale n'existe plus. Ce sont des évidences que les enfants et les adolescents français de 1900-1939 avaient déjà appris chez leur famille avant de l'apprendre à l'église et à l'école. Les barbares qui fréquentent nos rues renient leur famille, crachent sur leur religion, et méprisent l'école : il est normal qu'ils ne sachent pas ce qu'ils refusent d'apprendre et ce qu'on refuse de leur inculquer de force. Il est en revanche moins normal que Coupat, venant d'une famille honorable et ayant été éduqué correctement, justifie leurs agissements, s'en fasse le chantre.La ruse pseudo-hégélienne de Coupat est de se déclarer en guerre : état de guerre, l'État nous a déclaré la guerre, la prison n'est que le visage réel de la guerre que l'État mène contre ses citoyens, la prison n'est que la vérité de la société fictive représentée spectaculairement à nos yeux du dehors, etc. Toujours la même antienne : une guerre de l'État contre ses créateurs, alors que l'État, au premier rang duquel on doit nommer l'armée et la police, ses deux éléments d'élite, ceux prêts au sacrifice à tout instant pour le bien commun et sans lesquels l'État ne peut plus agir, les protège réellement même si jamais aussi efficacement qu'on le souhaiterait, de prédateurs comme Coupat, pour leur part très réellement avides de pouvoir et de domination sous un air pseudo-angélique de persécuté. Qui veut faire l'ange... casse des caténaires. La chute est patente par rapport à la classe pascalienne initiale de la proposition du XVIIe siècle, qui avait davantage de panache. L'État ne fait la guerre (1) qu'à ceux qui le menacent et qui nous menacent. L'État se défend et nous défend contre les attaques physiques de la barbarie, ou du moins devrait nous défendre contre elles. L'État ne mène pas de guerre offensive contre certains de ses citoyens, mais une guerre défensive. C'est ce qui différencie la guerre défensive civile de la police et de la gendarmerie pourtant militaire par essence, de la guerre militaire stricto sensu entre États, bien que parfois, certaines opérations exigent pour être menées à bien un dialogue technique entre elles. Il faudrait par exemple, dorénavant, munir les sections d'intervention urbaine de fusils de précision, et pas seulement de riot guns ni de P. M. ne portant efficacement pas à plus de 50 mètres. Et leur donner le droit de s'en servir à vue en cas d'envois de pierres potentiellement mortels du haut d'un toit : c'est un simple exemple parmi bien d'autres très faciles à mettre en oeuvre rapidement et simplement, sans que cela coûte trop cher au contribuable.Venons-en à présent à cette intéressante définition de la philosophie donnée par Coupat. Elle serait née «comme deuil bavard de la sagesse originaire». Autrement dit elle parle décalée, d'un lieu autrefois audible mais aujourd'hui sourd et muet. Les gauchistes demandaient dans les années 1970 «d'où parlez-vous ?» comme si le lieu supposé d'une supposée appartenance sociale déterminait la pensée. Coupat pose la même question. Il croit que Platon n'entend plus Héraclite. Il ne s'étend pas sur la question : il montre juste qu'il connaît les bases chronologiques de l'histoire de la philosophie grecque et qu'il sait que Platon est postérieur à Héraclite. Son assertion est pourtant, en dépit de son savoir à peine formel, fausse car Platon entend parfaitement Héraclite et les autres Présocratiques qu'il a lus et qu'il commente puis critique régulièrement mais sans jamais gauchir ni modifier les thèses originales de ceux qu'il critique. Selon Coupat, la philosophie serait une illusion bavarde qui aurait oublié l'essentiel. La pensée loin de la vie que la sagesse mettait en forme immédiatement, sans médiation, donc plus véridiquement. La pensée loin de la vie, L'Art loin de la vie... Charles Lalo parmi nous, toujours actif en somme ! Mais Coupat n'est ni Nietzsche, ni Heidegger. Quelle sagesse ? Celle des nations avec ses proverbes amers, cyniques ou empiriques ? Celle des religions ? Mais alors lesquelles ? Les religions primitives, les religions monothéistes modernes ? Quelle importance puisque Coupat ne sait clairement ici pas de quoi il parle, qu'il ne pense pas mais émet un simulacre de pensée faute de réelle culture.Coupat veut la mort de la culture occidentale, de ses institutions, de son ordre et de ses hiérarchies : il veut affaiblir l'épine dorsale de notre nation au moment où la crise ignoble que les financiers américains de New York et de Californie – les financiers les plus dévoyés et les plus criminels jamais vus depuis que le libéralisme existe – nous infligent et infligent au monde entier, exige que nous raidissions nos énergies, rassemblions nos forces, surmontions nos divisions. Logiquement, Coupat critique donc dialectiquement la prison, qui est une institution donc un véhicule d'ordre.La conception foucaldienne de la prison, qu'il reprend à son compte, est une vieille antienne rance. La prison est faite pour punir et pour surveiller les criminels : elle n'est pas faite pour les réinsérer ni pour les éduquer même si elle peut – secondairement – y parvenir. La prison a pour but de punir le mal et de tenir prisonniers ceux qui sont à nouveau susceptibles de le commettre, de punir ceux qui l'ont commis une seule fois comme plusieurs fois. Le degré du mal ne fait rien à l'affaire : la prison est une contingence comme toute institution. La vérité de la prison n'est pas la peine mais la vengeance de l'État à l'encontre du détenu donc la dureté de la détention. Ceux qui parlent d'humaniser la prison sont des niais : la prison est un endroit destiné par nature à accueillir celui qui s'est mis en dehors de l'humanité une ou plusieurs fois. Le fait qu'elle accueille des criminels et des criminelles plus anodins que des barbares, le fait aussi qu'elle puisse injustement détenir des innocents, pousse naturellement à adoucir pratiquement cette conception initiale. Cela dit, le fait qu'on meure en prison d

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L’Ange de la vengeance : Ferrara ou le cauchemar de Thana, par Francis Moury

Rappel
Fear City d'Abel Ferrara, par Francis Moury.

Fiche technique succincte
Mise en scène : Abel Ferrara
Prod. : Rochelle Weisberg, Richard Howorth, Mary Kane (Rochelle Films Inc. / Navaron Films)
Dist. américaine : Warner
Scénario : Nicholas St. John
Directeur de la photo : James Momel (en réalité James Lemmo)
Montage : Christopher Andrews
Musique : Joe Delia

Casting succinct
Zoë Tamerlis (en réalité Zoë Lund : rôle de Thana), Albert Sinkis (Albert, le patron de Thana), Darlene Stuto (Laurie), Helen McGara (Carol), Nike Zachmanoglou (Pamela), Jimmy Laine (en réalité Abel Ferrara : premier violeur masqué), Peter Yellen (le voleur, second violeur), Steve Singer (le photographe de mode), Editta Sherman (la logeuse de Thana), Jack Thibeau (l’homme du bar qui raconte son histoire à Thana), Vincent Gruppi (le loubard au coin de la rue qui interpelle les filles), etc.

Résumé du scénario
USA, New York, quartier Manhattan en 1980 : Thana, une belle jeune fille muette qui travaille comme ouvrière dans un atelier de confection, est doublement violée par deux criminels la même soirée. Elle tue le second en état de légitime défense. Traumatisée et devenue paranoïaque, elle arpente désormais les rues la nuit, avec dans son sac à main le pistolet automatique MS 45 de son agresseur…

Critique
«Ou bien les vérités éternelles que la raison découvre dans les données immédiates de la conscience ne sont que des vérités transitoires, et les horreurs de l’existence, les souffrances de Job, celles sur lesquelles pleurait Jérémie, celles que nous percevons à travers les orages de l’Apocalypse, disparaîtront de par la volonté du Créateur de l’univers et des hommes ainsi que s’évanouissent les cauchemars qui s’étaient emparés d’un dormeur, ou bien nous vivons dans un monde dément.»
Léon Chestov, extrait d’un article en hommage à Edmund Husserl, traduit dans La Revue philosophique en 1940, cité par Roland Caillois in Gaétan Picon et coll., Panorama des idées contemporaines, Section I, Les Idées philosophiques, § IV, Les philosophies de l’existence (éd. Librairie Gallimard, 1957), p. 105.

Angel of vengeance/MS. 45 [L’Ange de la vengeance] (États-Unis, 1980) d’Abel Ferrara est tardivement sorti le 18 août 1982 à Paris : c’est une saison alors très creuse, peu propice aux découvertes et servant de bouche-trou aux exploitants. Ce qui lui valut logiquement une relative indifférence critique et publique à quelques heureuses exceptions près. Ironie de l’exploitation et de ses conditions : ce film fantastique tourné avec un petit budget parfaitement utilisé – raison pour laquelle il avait obtenu aux États-Unis une nomination dans cette catégorie économique lors d’un festival de cinéma fantastique – demeure le meilleur film jamais réalisé par Ferrara. Et c’est aussi le plus beau rôle de Zoë Tamerlis alias Zoë Lund (1962-1999) qui noue, à partir précisément de ce film de 1980, une relation forte avec le réalisateur au point de rédiger le scénario de son dostoïevskien Bad Lieutenant (États-Unis, 1992).
De son antérieur Driller Killer, Ferrara conserve bien des éléments emprunts d’un profond gnosticisme : hantise puritaine de la chair, obsession du péché et du rachat ici symbolisés par l’art, là par la religion externalisée en uniforme religieux symbolique, obsession de la chute sous forme de la pauvreté absolue (les clochards, encore très présents), nécessité de purifier le monde à l’aide de la violence salvatrice, seule issue mais issue auto-sacrificielle revendiquée, assumée jusqu’au bout. Mais si Angel of vengeance les conserve, il les raffine aussi syntaxiquement : le montage est sophistiqué, la direction de la photographie de James Lemmo alterne classicisme et avant-guardisme d’une manière plus équilibrée et moins expérimentale, et, last but not least, la direction d’acteurs est cette fois absolument professionnelle. On n’oublie pas l’hallucinant double-viol subi par Thana en ouverture, ni le tempo de la nuit de vengeance où les hommes tombent, ni le démentiel «meurtre-suicide» du client du bar, admirablement et profondément, pour le coup, dostoïevskien ni même, enfin, la fête en forme de carnaval baroque qui tourne à la danse macabre, tragique et ultra-violente. Un symbolisme pesant et constamment angoissant habite le film du début à la fin, assené par une musique lancinante et l’interprétation non moins hallucinée qu’hallucinante de sa vedette. Elle est poussée dans le sens d’une transsexualité d’essence mystique, déplaçant et condensant l’érotisme vers la mort, vidant l’être original au profit d’une représentation incarnée qui le supplante, le transcende bientôt. Thana étant d’autre part – il est aisé de le remarquer – le diminutif du grec «thanatos», notamment lors de la préparation devant le miroir, puis lorsque Albert découvre le MS. 45 à l’emplacement du mont de Vénus. Il y a une dialectique revendiquée de la transsexualité dans l’interprétation comme dans l’écriture du personnage de Thana, qui vise un dépassement intégral et ontologique de la banale condition humaine. Thana est folle mais sa folie est profondément nietzschéenne. La toile d’araignée, la nonne : autant de figures d’un art fantastique surréaliste pleinement concerté.
Le fait que Ferrara lui-même apparaisse masqué comme violeur démoniaque ajoute consciemment au symbolisme revendiqué du film, rétrospectivement et avec une ironie noire qu’il avait prévue et suscitée. Ce qui intéresse Ferrara n’est pas d’intégrer Angel of vengeance dans un quelconque genre ou sous-genre, un être de raison nommé «rape and revenge» ou «film d’autodéfense». Ferrara est, en revanche et de toute évidence, préoccupé par des motifs qui sont ceux d’un Fritz Lang (la culpabilité ontologique) ou d’un Ingmar Bergman (le silence de Dieu) bien davantage que par son intégration dans une des catégories du film noir américain. Catégories qu’il transcende allègrement, d’une manière souvent expressionniste (le cauchemar de Thana, techniquement virtuose) au point de transformer très aisément et très vite son film noir en film fantastique dès ses premières séquences, grâce à sa violence graphique surprenante, et cela jusqu’à la séquence finale, impressionnante encore aujourd’hui tant elle est baroque, ample et riche de suspense.
La pathologie et la folie criminelle, la perversion sexuelle, la ville tentaculaire, la solitude sont des sujets de choix du cinéma fantastique lorsqu’ils sont intégrés à une mythologie pré-existante, illustrée par un personnage traditionnel. Avec ce film, Ferrara renouvelle la donne en innovant : son Ange de la vengeance est une création inédite, novatrice. Esthétiquement aussi, par son rythme comme par son appréhension de l’espace, Ferrara crée sa propre mythologie originale, en une expérience unique qui est vouée à se conclure sans pouvoir être répétée ni reconduite par une quelconque séquelle. Ferrara transforme donc son thriller en un très grand film fantastique, appuyé sur le réalisme documentaire critique le plus virulent, confinant souvent à l’humour, à l’ironie, à l’acidité et à l’amertume les plus incisives. La touche finale comique, apaisante, comporte néanmoins une trace d’absurde presque miraculeuse : alors que tous les personnages principaux ou presque ont été tués ou contraints de tuer pour se sauver, un animal innocent et chétif qu’on croyait mort est bien vivant, et sauvé. New York vaut bien une messe (noire), comme dirait l’autre.

NB : le titre alternatif MS.45 désigne, si nous ne commettons pas d’erreur, autant le pistolet S.&W. chambré en calibre 45 que le calibre «45 ACP» (équivalent en Europe à une mesure de 11,43mm) lui-même des cartouches contenues dans celui-ci, qui appartient au second agresseur de Thana puis à Thana. Les cartouches réelles qu’embrasse Thana lorsqu’elle se prépare pour la fête finale sont d’ailleurs bien des cartouches calibre 45, de type blindé classique, à bout rond (des «round nose» comme on dit là-bas) utilisée depuis 1911 à 1985 environ par l’armée américaine comme munition réglementaire, mais dans le pistolet Colt US1911 A1 qu’il ne faut évidemment pas confondre avec le S.&W. MS45 ici employé.
NB2 : la date du film est bien «1980» au copyright du générique final de sa copie américaine, et non pas 1981, contrairement à ce que mentionne le site américain IMDB.

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30/08/2008 | Lien permanent

Le Spleen de Néris-les-Bains, petites pensées en prose, par Francis Moury

Néris-les-Bains
Cher Juan.Malhabilement, je tente d'écrire dans le noir — simplement éclairé par la lueur blafarde de mon écran portable dont je manipule le clavier avec moins d'aisance que celui de mon ancien ordinateur fixe qu'il me tarde de réutiliser — depuis ma fenêtre donnant sur la place solitaire et obscure, à cette heure déjà tardive de la nuit, du casino de Néris-les-Bains, mes impressions, suite à ma lecture de ta très belle critique du texte de E. A. Poe.C'est une de tes plus belles critiques, portées par une suggestion pointue de Boutang concernant, en effet, l'idée d'un temps sans faille, réconcilié, in illo tempore auquel s'oppose de toute évidence le temps non-réconcilié de la conscience morbide puis d'un univers devenu lui-même morbide. Conscience et maladie ne sont jamais très éloignées chez Poe : elle entretiennent un rapport dialectique. Celui qui l'a le mieux montré est sans doute Gordon Hessler dans le plan final du génial The Oblong Box [Le Cercueil vivant] qu'il tourna vers 1970 : davantage qu'une adaptation, il s'agissait d'une amplification démentielle portant à l'incandescence certains des thèmes les plus authentiquement fantastiques du conteur de Baltimore si passionnément psychanalysé par Marie Bonaparte !Il y a une conscience de la vie et une conscience de la mort chez lui, comme il y a en psychanalyse une pulsion de mort et une pulsion de vie. La nostalgie de l'être (Ferdinand Alquié), celle du Paradis perdu dans la mythologie primitive (Mircéa Eliade et tant d'autres) sont «le classique» de la position. La désolation, la ruine sensible de leur aperception, sont «la modernité» de la contre-position. La synthèse est une curieuse «anti-folie» pour reprendre le terme utilisé par Paul-Hervé Mathis dans son article déjà ancien mais filmographiquement remarquable paru sur Edgar Poe dans un beau numéro de la revue Écran de 1977 qui comportait une image du Corbeau de Corman en couverture. Il faut lire aussi la section Corman du très bel article de Lise Frenkel sur Cinéma et psychanalyse paru vers 1971, article d'ailleurs commenté trop vite par Jean-Marie Sabatier dans ses beaux Classiques du cinéma fantastique (éditions Balland, 1973).Je rebondis sur Corman, le plus grand adaptateur de Poe au cinéma, contrairement à ce que pense aujourd'hui Mathis. Tu as illustré ton article d'une image provenant du film d'Epstein, si je ne m'abuse. Mais je veux te recommander la vision de House of Usher [La Chute de la maison Usher] (États-Unis, 1960) de Roger Corman avec Vincent Price dans le rôle de Usher lui-même. Le mythe du paradis perdu y est magnifiquement illustré en images commentées, et bien des éléments permettent au film de dialoguer intelligemment avec le conte original. Ainsi on y voit un cauchemar, et des tableaux illustrant la décadence physique de la famille qui sont autant d'inventions plastiques elles-mêmes originales. Et comment oublier l'arrivée du narrateur à travers un paysage désolé et inquiétant d'arbres morts, calcinés, sur lesquels plane un brouillard opaque ? Comment oublier la descente du corps de Madeline Usher au caveau à la lueur des torches ? Autant de grands moments qui signèrent la naissance de ce qu'on a appelé la «série Poe» dans la filmographie de Corman. Je pense qu'il avait parfaitement saisi les éléments philosophiques et littéraires que tu as analysés et qu'il les a restitués dans sa mise en scène. Il faut voir le film au format Scope d'origine, naturellement : le DVD disponible en zone 2 française le restitue relativement bien.Donc plutôt qu'Epstein, déjà remarquable, Corman qui l'est davantage encore ! Et je m'en tiens là car mon […] revenu depuis hier me fait à nouveau souffrir. L'ordinateur portable est une belle chose et Internet aussi : ils me permettent de contrebalancer la totale solitude intellectuelle dans laquelle je me trouve depuis bientôt deux mois. Je dois dire que la télévision et les dialogues avec les deux êtres vivants qui partagent mon destin en ce moment (mon père très âgé et ma compagne) ajoutent aussi de la vérité en actualité et en humanité à de tels dialogues désincarnés par nature mais enfin... le propre d'un texte correctement écrit me semble justement sa capacité à rendre charnelle l'abstraction et à la faire redevenir concrète, si et seulement si elle était initialement vraie, naturellement.Raison pour laquelle ce courriel de Néris-les-Bains ne peut pas être une Lettre de Néris-les-Bains mais tente d'en restituer l'esprit qui eût été le sien si je l'avais écrite. C'eût été celui d'une étrange ascèse : la perte momentanée de tous les objets culturels qui m'environnaient (mes livres, mes VHS, mes DVD, mes bibliothèques — Desgranges en sait quelque chose, lui qui range en ce moment les siennes — qui les contenaient et les ordonnaient à mes yeux et aux yeux de mes rares visiteurs) est compensée par la redécouverte d'une réalité anté-culturelle qui s'appelle d'abord la Nature. Ici dans l'Allier elle façonne de toute évidence les hommes et leurs pensées les plus profondes : une secrète solidarité se fait ainsi jour à mes yeux entre l'individu et la race, entre la nation et la culture de la France depuis que je me trouve en son centre géographique approximatif, et montagnard tout autant. Une redécouverte aussi du sens de la poésie issue de cette nature : j'expérimente le parcours que certains préromantiques anglais ont effectué en leurs temps. Déçu par Paris, je m'en suis éloigné volontairement pour me ressourcer et j'ai choisi précisément le Centre de la France : d'ici, les élections municipales, la question tibétaine, le boycott d'Israël au Salon du livre, la crise boursière semblent autant d'ectoplasmes médiatiques paraissant fantomatiques en regard d'une seule ligne d'Ewers, de Lovecraft ou de Poe. Le croassement persistant de l'aube au crépuscule des corbeaux qui se sont récemment installés sur la place que je domine cette nuit, redevenue à présent silencieuse, me semble sa parfaite paraphrase : ils annoncent sans doute un obscur désastre mais lequel ?Entre hiérophanie, sotériologie et littérature fantastique, l'esprit chaviré retrouve un étrange calme lorsqu'il contemple la terre. Ces notions-là peuvent être approfondies ici d'une manière nouvelle comme si la réalité charnelle de la France — le rapport spatial de la montagne au ciel, dans un paysage, par exemple, et le rapport de ce paysage à ceux qui l'environnent immédiatement — m'apparaissait à présent avec une évidence qui ne pouvait être comprise qu'ici parce que ressentie qu'ici. Je sais à présent que Paris est une belle illusion mais que la vérité - ontologique comme politique — de la France réside dans sa province plutôt que dans sa capitale, dans sa campagne plutôt que dans ses villes. Le savoir n'aide pas pour autant le Parisien déplacé à se replacer aussi aisément qu'il le croit, surtout lorsqu'il attend d'emménager donc de s'enraciner, et surtout lorsqu'il attend que l'administration le lui permette par un ultime coup de tampon bureaucratique : c'est contre cette bureaucratie aberrante que tout, ici, les monuments aux morts de la Grande guerre comme le moindre calvaire rouillé mais souvent assez entretenu encore, proteste secrètement : «Tu es déjà des nôtres» me disent les êtres comme les choses comme les animaux de cette partie de la France que j'ai intellectuellement choisie avant qu'elle ne m'accepte ou ne me refuse enfin.

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05/04/2008 | Lien permanent

L'ami de mon amie d'Éric Rohmer, par Francis Moury

Mise en scène Éric RohmerCastingEmmanuelle Chaulet (Blanche), Sophie Renoir (Léa), Anne-Laure Meury (Adrienne), François-Éric Gendron (Alexandre), Éric Viellard (Fabien), etc.Résumé du scénarioBlanche vient d’emménager seule à Cergy, une ville nouvelle. Elle y travaille comme attachée culturelle. Une jeune femme brune devient son amie. Et lui présente le sien. Blanche ne tarde pas à découvrir que le couple constitué par Léa et Fabien bat de l’aile. Mais elle s’intéresse à un séducteur qui travaille à l’EDF : Alexandre – bien plus qu’à Fabien. Mais Alexandre l’ignore ou elle n’ose se déclarer. En outre, Léa lui annonce sa rupture définitive avec Fabien. Mais avec Lea, on n’est jamais certain que le définitif le soit vraiment. Blanche finit par être tendue, déchirée par ces êtres dans le cercle desquels elle est rentrée volontairement. Mais depuis deux ans Blanche vit seule : elle désire à nouveau rencontrer l’amour. Elle court le risque et enclenche un chassé-croisé…CritiqueIllustration de : «Les amis de mes amis sont mes amis». Proverbe français classique qu’il ne faut surtout pas confondre avec son équivalent logique : «Les ennemis de mes ennemis sont mes amis». Car Blanche refuse par rigueur morale de devenir l’ennemie d’une amie par amour. Elle est prête à se sacrifier et à demeurer seule pour respecter les être qui vivent autour d’elles. Et c’est tout le dilemme qui va lui être posé au-delà de ce à quoi elle s’attendait. Le film aurait pût s’intituler : L’épreuve de Blanche.Disons-le tout de suite. L’ami de mon amie est le couronnement des Comédies et Proverbes et un authentique chef-d’œuvre. D’abord en raison de l’actrice principale stupéfiante de beauté et de talent : Emmanuelle Chaulet. Le personnage de Blanche est peut-être l’un des plus émouvants et des plus sensibles vus sur un écran depuis très longtemps. À l’autre extrémité du spectre érotique et dramatique, on pourrait évoquer la douce puissance d’une Béatrice Dalle vers la même époque. Aussi en raison de la seconde actrice principale : Sophie Renoir, puisque son personnage de Léa est l’antithèse physique et morale de Blanche en apparence. Pas en réalité mais on ne le découvrira qu’au fur et à mesure. Le choc entre ces deux actrices produit des moments constamment étonnants. Mais on aurait pu opposer Emmanuelle Chaulet à n’importe quelle autre actrice, le choc n’eût sans doute pas été moindre. Simplement ici, le génie du casting de Rohmer est bel et bien prouvé. Notons la présence d’Anne-Laure Meury, grandie depuis La femme de l’aviateur et très étonnante aussi dans un rôle difficile qui la fait passer d’un registre purement dramatique à un rôle contemplatif, puis effacé derrière son propre discours. Quant aux deux acteurs masculins, performance identique et même génie que les deux actrices principales. Tout les oppose et tous deux sont absolument époustouflants de sincérité et de naturel.Quels sont les enjeux ? Il semble que Rohmer se soit posé le problème de la modification des rapports humains, modification engendrée par l’architecture urbaine contemporaine. Mais en profondeur, il nie cette modification. Le film aurait pût se passer au XVIIe siècle : sa rigueur psychologique était identique. Son cinéma s’est absolument épuré, dépouillé de tout souci d’historicité : il vise ici l’éternité sous le masque du modernisme. L’abondance des gros-plans de visages nus est un signe qui ne trompe pas. Un seul regard d’Emmanuelle Chaulet absorbe et néantifie le contexte matériel qui l’entoure. Même la nature y perd sa force : toute la puissance et la séduction féminine sont incarnées ici dans cette anti-femme fatale, dans cette petite poupée songeuse aux yeux noirs qui réincarne la nouvelle vague fatale des années 1985-1990 : naturelle et sophistiquée, spontanée et réflexive, douce et rebelle, timide et courageuse, discrète et agressive.Le naturalisme de Sophie Renoir et d’Anne-Laure Meury sont l’antidote qui permet d’échapper à la tension et à l’ensorcellement quasi-magique de la divine Emmanuelle. Elles sont le principe de réalité qui s’oppose à la rêverie constante de Blanche. Blanche est amoureuse d’une idée, d’un idéal de beauté. Lorsqu’elle découvre que cet idéal ne l’aime pas en retour, elle est momentanément abattue. Puis elle admet à son tour le principe de réalité et devient plus souple. Elle mentira comme les autres mais pas de gaieté de cœur. Elle sera soulagée lorsqu’elle n’aura plus à mentir. Mais le problème de Blanche est que le monde et la société tels qu’ils sont la contraignent à ce détour mensonger pour atteindre à la réalisation de son désir. Celui d’être aimé. Elle n’a jamais vraiment aimé mais elle veut aimer, dit-elle à Léa au début. Déclaration proprement augustinienne qu’on ne s’étonne pas d’entendre proférer par la bouche la plus ravissante jamais filmée par Rohmer.L’ami de mon amie ou poétique de la blancheur et de toutes les couleurs des vêtements portés par Blanche dans le film, peut-on immédiatement ajouter. Sous des dehors de film naturaliste exaltant le populisme démocratique à la sauce mitterrandienne de l’époque (ah ! ces plans des vacanciers du week-end autour des lacs artificiels de Cergy, quel hommage aux masses collectives !), sous des aspects de comédie dramatique calibrée pour une diffusion télé en «prime-time» après le journal télévisé de 20H00, Rohmer nous livre peut-être son film le plus pur, le plus a-social, le plus secret, le plus sincèrement sauvage et le plus absolument érotique. Histoire d’un désir du désir qui puisse être compatible avec un désir de pureté intérieure et avec le désir d’autrui – le tout incarné miraculeusement par le personnage féminin le plus sublime que Rohmer ait jamais filmé, personnage lui-même incarné par l’actrice la plus érotique de tout le cinéma de Rohmer sous réserve des films postérieurs : L’ami de mon amie est bien le couronnement des Comédies et Proverbes, couronnement qui atteint ici sans aucun effort ni la moindre esbroufe culturelle ou intellectuelle ce que Rohmer a toujours cherché : une incarnation absolument vraie de la vérité humaine. Emmanuelle Chaulet, c’est bien cet alliage explosif sous sa sagesse apparente et son désarroi réel – alliage parfait entre la chair, l’esprit et l’âme. Alliage que les réalistes et les romantiques désespéraient de trouver mais qu’un admirateur du grand rationalisme du XVIIe arrive finalement à trouver au cœur de la réalité apparente la plus désespérante et la plus vide. Car sans Emmanuelle Chaulet / Blanche – dont le prénom virginal n’est pas un hasard : Blanche n’est plus vierge mais agit comme une vierge, d’où son érotisme absolu – L’ami de mon amie ne serait qu’un marivaudage de plus : contingent, aberrant, inutile voire mensonger. Qu’est-ce que cet univers où les héros travaillent et ne se préoccupent pas de ce qui passent autour d’eux alors qu’il y avait déjà en 1986 près de deux millions de chômeurs ? Qu’est-ce que cette vision d’une ville nouvelle propre et lumineuse, de ces petits commerces et de ses moyens de transport ? Rien d’autre qu’un cadre contingent, donné pour tel, qu’on doit accepter parce qu’il est comme ça et là, maintenant. Vision strictement phénoménologique de ce qui entoure Blanche comme elle le voit et qu’elle sélectionne perceptivement et continuellement. Le film est constamment filmé de son point de vue. Autrement dit, il est tout entier ce que voit Blanche. Les séquences où elle n’apparaît pas n’ont de sens que par rapport à l’effet qu’elles produiront – que nous savons qu’elles produiront – sur elle et ne nous intéressent qu’à ce titre. Rohmer a cru faire œuvre de sociologue autant que de psychologue : il a fait cela à sa façon – sans doute. Mais le résultat final est une œuvre qui est autre que ses prémisses : la vision de Blanche n’est pas objective – historiquement ni socialement – parce que ces points de vue ne l’intéressent pas. Elle est ailleurs. La seule chose qui compte pour elle est le désir. Au fond, Rohmer réinvente ce que tout grand cinéaste à inventé au moins une fois dans son œuvre : une vamp absolue, totale, magique, qui annule tout le reste au long du film. Et qui ne le remplace par rien d’autre que l’image fascinante que nous avons d’elle. Après un tel film, on peut devenir sculpteur ou peintre : Emmanuelle Chaulet est la limite, à jamais indépassable et adorable, du cinéma de Rohmer.

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20/02/2010 | Lien permanent

Des confusions de Serge Rivron dans sa réponse à mon texte Sur les désastres de l’Asie, par Francis Moury + Réponse à la

Crédits photographiques : Kim Kyung-Hoon (Reuters).
Ah ! J’aurais dû m’y attendre, connaissant Francis : il ne lâcherait pas prise… Cher Francis, lorsque j'écrivai que la réponse de Serge était «définitive», je ne l’entendais certes pas au sens théologique ni même philosophique du terme, domaine dans lesquels mes compétences sont à des années-lumière des tiennes. En fait, la réponse de Serge m’a touché parce que je sais, comment le dire, intuitivement si tu veux, qu’il a raison, alors même que ma longue fréquentation des textes de science-fiction m’a depuis des années habitué à l’idée d’une conquête, nécessaire et seule à même de réveiller nos âmes assoupies et grises, par l’homme, de l’espace lointain. Et puis, cher Francis, aussi, philosophiquement cette fois : comment se fait-il que tu ne dises mot de l’extraordinaire (par les conséquences de ses axiomes) petit ouvrage, bien peu connu (tu es pourtant le spécialiste des introuvables !…), d’Edmund Husserl, intitulé La Terre ne se meut pas (aux éditions de Minuit, 1989), dans lequel le philosophe affirme que la terre (appelée, significativement selon Éric Marty dans Bref séjour à Jérusalem, «arche») et ceux qu’elle porte sont rigoureusement indissociables ? Affaire, comme on dit, à suivre...Voici donc la réponse de Francis Moury au texte de Serge Rivron, publié hier :Je te remercie, cher Juan, de ce dialogue improvisé mais il ne me semble nullement que la réponse de Rivron soit «définitive», pour reprendre tes propres termes.Il me semble au contraire que Serge Rivron – dont la réponse m'a intéressé – ne sait pas qu'il est possible d'employer le terme «eschatologie» en dehors du contexte théologique. Charles Renouvier, pour ne citer que cet exemple, l'a pourtant fait dans sa Nouvelle Monadologie, septième partie, CXXXIX L'eschatologie cosmique et CXL : L'eschatologie morale. Et d'ailleurs «eschatologie» signifie aussi «doctrine concernant les fins dernières de l'univers et de l'humanité», même si son usage théologique désigne également le problème du jugement dernier.Par ailleurs il me semble que Serge Rivron ne distingue pas «monde» et «univers» de «terre» : ce sont pourtant trois termes qui ne sont pas équivalents. Si la terre disparaissait, il nous resterait la possibilité technique de survivre ailleurs car la terre n'est qu'une partie – certes principale et pour cause – de notre «monde sublunaire» qui comprend le système ordonné que forment la terre et les autres astres. Pourquoi investir depuis 50 ans des fortunes dans la découverte spatiale ? Parce qu'on cherche cela : un autre astre où l'homme puisse vivre lorsque le nôtre sera épuisé. La terre n'est ni notre monde – il y a pluralité des mondes au sens où le disait Fontenelle – ni l'ensemble de l'univers au sens de «tout ce qui existe» comme le définit Schopenhauer dans Le monde comme volonté et représentation.Le «monde intelligibleDe la Recherche de la vérité, III, deuxième partie, VII).J'en reviens à Renouvier, Logique, III : «Le monde est la synthèse des phénomènes objets d'une expérience possible sous une conscience quelconque» – on peut venir au monde spirituellement ou intellectuellement (sans parler d'un cheminement proprement théologique non moins possible), à condition de pouvoir opposer une vie spirituelle, intellectuelle au «reste du monde» qui n'en relève pas.Le monde humain s'est toujours constitué comme une représentation de, une interprétation du monde non-humain même si je n'ignore pas que les Stoïciens distinguaient deux sortes de totalité : celle du «pan» qui est un tout formé par l'addition du monde et du vide, et celle du «olon» qui est un système d'être dont les parties sont liées par la sympathie.En somme, il y a une âme du monde ressentie par l'homme mais il n'y a pas d'âme de la terre. Cf. : Pascal : «Qu'il y voie une infinité d'univers dont chacun a son firmament, ses planètes, sa Terre, en même proportion que le monde visible», Pensées et opuscules (éd. Léon Brunschvicg, II, 72). Conserver la pensée humaine au milieu des cataclysmes et se préparer même à la sauver physiquement, surtout à sauver ses œuvres par la capture de leurs représentations picturales et textuelles permet à la religion, dans l'hypothèse d'une catastrophe, de pouvoir persister à exister, non moins qu'à la raison.Merci en tout cas, cher Juan, de ce dialogue avec Rivron, dialogue initié par la grâce de la technique régie par ton humanité individuelle, hic et nunc.Francis Moury, Paris, le vendredi 31 décembre 2004.Serge Rivron persiste et signe en répondant à son tour au texte précédent :Comme dans tous les textes que j'ai lus de lui sur la zone du Stalker, la réponse de Francis Moury est fortement argumentée, et comme toujours, extrêmement intéressante.N'empêche.Je n'ai pas oublié qu'on pouvait employer le terme d'eschatologie en dehors du contexte théologique. Il m'est seulement apparu comme une évidence, à la lecture des aspirations de Francis Moury à une sorte de téléportage numérique des valeurs culturelles de l'humanité, ce qu'un tel effort pouvait avoir de parfaitement vain dans l'hypothèse de la disparition de la TERRE, en tant qu'elle est donnée comme le seul MONDE promis à l'homme. Et par là-même, j'ai effectivement affirmé et persiste, qu'un discours eschatologique qui ne met pas en perspective la notion de Jugement Dernier et de Résurrection de la Chair n'est qu'un jeu de l'esprit.Comment numériser les soldats de plomb de mon père ? À supposer que dans un généreux et seul possible élan de ces savants satellisés conservateurs et enregistreurs des productions culturelles de l’humanité appelés par Francis Moury, pour parvenir aux fins qui leur seraient ainsi confiés, ils en viennent à concevoir ce projet, et qu’ils le puissent, parviendraient-ils à mettre en séquence autre chose que l’ombre de quelconques soldats de plomb, dans la mesure où «Je» ne serais plus là pour qu’ils évoquent jamais ni mon père ni le souvenir de CHAIR qui relie par eux ma chair à la sienne?Que la Terre en tant que seul monde promis à l’homme ne soit pas le seul monde possible, ni moins encore à soi seule l’univers, je n’en ai jamais douté. Ce que je ne conçois pas, ce que je trouve désespérant, ruineux, et maléfique, c’est l’existence pour les hommes d’un monde sans Terre, au sens où la destruction/disparition de cette dernière ne saurait advenir que par Dieu et où la persistance du Trésor de l’humanité n’aurait aucun intérêt dans un univers vidé du sang des hommes, c’est à dire de ce que les textes sacrés nous font connaître comme leur «glaise» et leur «image» : la Terre, justement.Serge Rivron, ce même jour.

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31/12/2004 | Lien permanent

Pro Europa, 2 : d'une Europe formelle et d'une Europe réelle, par Francis Moury

Crédits photographiques : Rodrigo Abd (Associated Press).«Que reste-t-il alors du Sang Précieux, et quel peut bien être, dans ce bavardage, la part de la Bienheureuse Marie toujours Vierge, de saint Michel Archange, de saint Jean-Baptiste, des saints Apôtres Pierre et Paul et de tous les Saints, la part de l’Eucharistie, la part de la Mort et celle du Paraclet redoutable ?»Léon Bloy, Les dernières colonnes de l’Église (Mercure de France, Paris, 1903).«L’Europe avait en soi de quoi se soumettre, et régir, et ordonner à des fins européennes le reste du monde. Elle avait des moyens invincibles et les hommes qui les avaient créés. Fort au-dessous de ceux-ci étaient ceux qui disposaient d’elle. Ils étaient nourris du passé : ils n’ont su que faire du passé. […] L’Europe s’était distinguée nettement de toutes les parties du monde. Non point par sa politique, mais malgré cette politique, et plutôt contre elle […].»Paul Valéry, Notes sur la grandeur et la décadence de l’Europe, in Regards sur le monde actuel (Gallimard, coll. Idées, Paris, 1945, 1972).«Notre temps ne comprend pas cette fin. Il enverrait Stavroguine en Suisse, comme prévu, mais pour une cure de psychanalyse. La guérison serait obtenue, ou consommée avec la publication d’un livre, titre «Matriocha», sans références à saint Luc ni aux démons, ni aux pourceaux. Mais Stavroguine serait sans doute citoyen américain, et professeur d’université.»Pierre Boutang, Préface à Dostoïevski, Les Possédés (Gallimard / Livre de poche, Paris 1961-1969).«Or, pour Hegel, les phénomènes historiques sont essentiellement des phénomènes politiques, car l’élément où se déploie l’histoire, c’est l’État. […] L’opposition de la substance et de la subjectivité, que la subjectivité obstinée en elle-même des esprits finis contemporains ne veut et ne peut résoudre, sera résolue, Hegel en est certain, par l’esprit infini oeuvrant dans l’histoire.»Bernard Bourgeois, La pensée politique de Hegel (P.U.F., coll. Sup, section Initiation philosophique dirigée par Jean Lacroix, Paris, 1969).«Par son discours qu’il a voulu visionnaire, prononcé le 12 mai 2000 à l’Université Humboldt de Berlin, Joschka Fisher a relancé au plus haut niveau politique la réflexion sur le destin de l’Europe. Non pas sur ses projets à court terme et les aménagements institutionnels qu’ils exigent, mais sur sa configuration finale, son point d’aboutissement. […] Fallait-il ouvrir maintenant ce débat sur les fins de l’Europe ? Le gouvernement français a estimé que non, avec des arguments qui ne sont pas sans valeur.»Mario Dehove, Les Europes de Joschka Fisher, in revue Le banquet n°15 (éd. C.E.R.A.P., Paris, 2000).Cher Serge Rivron, je viens de lire votre réponse. Il me semble que votre critique ne porte pas sur l’idée d’Europe : vous lui êtes favorable ou bien je n’ai rien compris. Votre critique porte en vérité sur l’étroitesse pratique et les limites matérielles étriquées dans lesquelles l’enfermerait le projet de Constitution que vous avez décortiqué et critiqué avec le plus grand soin. Soin qui me semble être celui d’un médecin amoureux de son malade… et un peu de sa maladie aussi !Vous reprochez à cette Europe de manquer d’idéalisme, de n’être qu’une «Europe marchande» dotée d’une banale «défense commune» ? Et vous dites m’accorder le paradoxe de Dostoïevski sur l’idéalisme cruel dont l’Europe serait privée par ce projet. C’est que vous ne comprenez pas ce que j’ai voulu dire. Je vais donc tenter d’être plus clair, ou moins allusif, comme vous voulez.L’idée politique entre en acte dans l’histoire par la constitution d’un État à condition que cet État soit un résultat rationnel de prémisses, l’achèvement d’un mouvement naturel «sui generis». Nous avions la culture, la civilisation, le christianisme, l’histoire, la géographie : nous avons à présent la monnaie, nous aurons la défense. On peut donc bien faire crédit au temps pour nous doter d’une constitution, puis d’une nouvelle constitution, puis d’une parfaite constitution ! Combien la France a-t-elle fabriqué de constitutions ? Assez pour remplir un volume assez dense qui fut d’ailleurs édité en son temps par Garnier-Flammarion. Avez-vous eu l’envie ou le temps de le lire ? Je vous avoue que non, pour ma part ! Pas plus que lire celle-ci ne m’intéresse. Quelle importance ? ! Ne voyez-vous pas que le mouvement est inéluctablement enclenché ? À partir du moment où la conscience politique européenne désire une constitution, c’est qu’elle aura un État ou un Super-État d’États, mais en tout cas, quelque chose ! Et quelque chose de politique au sens hégélien qui soit un résultat.Résultat formel : le droit politique, le droit des gens, le droit d’une manière générale est formel. Ce qui compte c’est la réalité dont il est la forme transitoire. Cette réalité matérielle est celle de l’argent, du bien-être, des droits sociaux, de la culture, de l’éducation : ce n’est pas rien qu’une Europe se les donne comme fins en tant qu’européennes ! Ces fins (Paul Valéry l’a assez dénoncé avant comme pendant comme après Oswald Spengler) étaient des fins partielles de chaque pays d’Europe contre les autres jusqu’en 1945 précisément. Suivez bien le mouvement de l’histoire : Valéry pensait que l’Europe disparue, ce serait l’Amérique du Nord son héritière. Il pensait cela en 1938 ! Il pensait à l’Amérique comme j’ai pensé l’autre fois à une mémoire sauvegardée dans l’espace et le temps, comme j’ai pensé une mémoire survivante de l’humanité comme humanité : trace de culture coupée de sa racine vive mais conservant sa sève comme résultat constitué. Et à présent que les USA comme la Russie (retrouvée Russie et non plus ignoble URSS grâce aux USA et à l’Europe de l’Ouest et au reste du monde libre) donnent la preuve éclatante qu’elles ont besoin de l’Europe, vous voudriez que nous Européens n’en ayons pas besoin au point de renier cette étape formelle ? ! Qu’elle soit imparfaite, accordons-le : et alors ?Résultat réel : la vérité de l’Europe est l’identité de ceux qui la composent en raison de leur histoire et de leurs aspirations. Y compris de ceux qui la nient par souci excessif d’universalité pour le coup idéaliste. Voyons, cher Serge, vous le savez : la foule européenne n’a cure d’idéalisme au sens pur et classique où vous l’entendez qui est un idéalisme romantique et pas du tout hégélien. Elle veut la santé, la justice sociale, le bien-être, l’argent, la sécurité mais pas d’idéal. C’est normal : une partie non-négligeable des Français, des Allemands et des autres peuples européens meurent de faim sous nos yeux, dans les rues de Paris, de Berlin et des autres capitales européennes. Ce n’est pas blâmable ni bête d’ailleurs : aujourd’hui avec des pays isolés, avons-nous tous cela ? Avons-nous moins de chance de l’avoir avec l’Europe ? Peut-être puisque l’union libre et souveraine des puissances crée mécaniquement la force et la richesse. Il faut donc parier. L’idéalisme au sens noble où vous l’entendez, est un non-être aux yeux de la masse à moins que l’Europe ne soit synonyme de liberté incarnée, d’union de particularités par le recours à un universel concret. Cette Europe politique en est un : mais il n’est qu’une étape d’un processus dialectique qui a commencé avant nous. Le fait que les syndicats des divers entreprises les plus puissantes d’Europe s’allient à l’occasion pour défendre leurs intérêts en dénonçant une directive «européenne», le fait que les patrons des plus puissantes entreprises d’Europe tentent de les contrecarrer : tout cela est naturel et prouve que l’Europe est passé de l’abstrait dans le concret. Ce sera encore davantage le cas après la ratification.Un mot d’économie : il me semble au passage que vous commettez une grave erreur d’appréciation. Ce n’est pas le monétarisme qui a engendré la puissance passée du dollar, c’est le libre jeu du marché : le dollar représentait la somme accumulée des plus grands efforts de création de valeur matérielle des États-Unis d’Amérique. Or nous sommes démographiquement plus nombreux et possédons les mêmes atouts techniques et scientifiques : le calcul joue en notre faveur mécaniquement. Ni l’Asie, ni l’Australie, ni l’Afrique, ni l’Amérique du Sud, ni le reste de l’Amérique du Nord hors USA ne peuvent rivaliser en capital humain et culturel, en énergique volonté de liberté avec les USA pour l’instant ; mais l’Europe oui. Encore une fois, l’euro en est la preuve – au niveau anti-«idéaliste» de ce terme et dans son sens mathématique – et il le sera encore davantage demain si par hasard les banquiers du reste du monde demandent aux USA de rembourser leurs dettes, aujourd’hui bien supérieures à la nôtre. Ils vivent à crédit : nous payons durement les nôtres. On leur accordait cette facilité parce qu’ils nous protégeaient efficacement. Mais ils sont aujourd’hui eux-même devenus facteurs de désordre international et nous n’avons (presque – par prudence immédiate, mais le futur l’abolira totalement, ce «presque») plus besoin d’être protégés par eux. En fait les USA comme la Russie sont redevenus ce qu’ils étaient : des héritiers de l’Europe. La naissance de l’Europe est à l’échelle de l’histoire récente du monde la conséquence de la chute du communisme marxiste-léniniste, qui a entraîné avec elle la perte de son incarnation (l’URSS) et celle de son antagoniste (les USA). Chacun des deux a perdu ce qui faisait sa spécificité. Reste la source unique de leur force morale : nous, vers qui ils tournent leurs regards. Inutile de vous dire que le reste du monde aussi tourne ses regards vers nous : ils attendent beaucoup de nous, de notre volonté politique d’exister d’abord, grosse de bien des promesses, de bien des virtualités d’un nouvel équilibre mondial. Nous avons retrouvé l’initiative que nous n’avions plus depuis 1945.L’idéal européen que vous attendez, cher Serge, n’arrivera pas, jamais. Le réel européen qui est déjà là ne vous satisfait pas non plus, et vous avez raison subjectivement d’en être insatisfait. C’est pourtant lui qui est rationnel et c’est son opposé qui est votre idéal. Il y a un idéal réel actuel et un idéal illusoire chimérique : il ne faut pas les confondre. Il n’y a pas de «belle âme» en matière politique. La politique est une pensée de la politique lorsqu’elle est le résultat d’une opposition entre la pensée de soi de la politique et une politique de la pensée. C’est ainsi que Hegel pensait la chose politique comme rationnelle et je pense que c’est ainsi qu’il faut la penser sous peine de naïveté. Naïveté que je ne vous reproche pas : elle est naturelle. Mais il faut s’y soustraire. Le fait qu’un billet de banque porte la mention «Europe», le fait que demain un fusil porte la mention «Europe» et non plus «NATO», qu’un médicament contre le Sida porte la mention «made in Europe» et non plus «copyright laboratoires Abbot» ou je ne sais quel ignoble laboratoire pharmaceutique américain ou anglais sacrifiant à la loi du profit des millions de malades pauvres : telle est la rationalité pure du réel, telle est la réalité pure de ce rationnel. Tout est lié : liberté de défendre seuls nos valeurs comme liberté de guérir par nos propres moyens et surtout puissance de le faire sans quoi il n’est pas de liberté réelle. Cette raison qui est histoire, cette histoire qui est raison, ne peuvent être déniées : juste niées. Mais à rebours.La parisienne émission de France-Télévision 3 qui se nomme (en hommage détourné et conscient à Trans-Europ-Express (1965) d’Alain Robbe-Grillet, d’ailleurs son film le plus psychanalytiquement intéressant ?) France-Europe-Express n’avait pas trouvé mieux l’autre soir que d’inviter le récent académicien qui fut l’introducteur du socialisme économique et social en France dans les années 1975 pour parler de l’Europe au motif qu’il a participé à l’élaboration de la constitution en question. Le Président et académicien Giscard d’Estaing a eu ce mot délicieux que je résume en substance : «Vous savez, l’Américain moyen du centre des U.S.A. se moque de savoir si nous allons signer cette constitution ou pas.» Cette malheureuse dévalorisation à l’échelle internationale du texte qu’il est chargé de rédiger et de promouvoir depuis quelques années par notre République manifeste ironiquement la justesse intangible de l’observation de Paul Valéry que j’ai mise en exergue supra. L’Europe, nos hommes politiques contribuent presque malgré eux à la mettre au monde. Elle se fait réellement contre eux. Preuve supplémentaire par l’absurde de sa vitalité. L’Europe ne sera pas celle des anciens Présidents ni des académiciens : elle sera celles des pauvres qui meurent de faim à présent sous nos yeux dans nos rues. Leur sang dilapidé sera sa véritable semence parce que nous aurons pensé politiquement – cette pensée politique n’est qu’un résultat d’un processus métaphysique par nature, d’un ordre bien supérieur, mais c’est néanmoins un résultat ! – la raison de cette dilapidation.Cher Serge, sans doute comprenez-vous mieux à présent ma critique du formalisme juridique comme ma défense de son efficacité historique profonde ? C’est un simple outil qui n’importe pas en lui-même ni même par son contenu mais par le simple fait qu’il existe dans le courant de notre histoire européenne. La réalité n’est pas ce texte (ni aucun texte d’essence juridico-politique car ils ne sont jamais fondateurs mais toujours fondés par autre chose qu’eux, architectoniquement parlant) mais dans ce qui se passera ensuite s’il est signé. Il ne s’agit pas d’un hypothétique et délirant contrat social à la Rousseau auquel personne n’a jamais cru et qui est le fruit d’un cerveau malade et qui se savait tel. Il s’agit d’un nouveau Léviathan au sens génial que lui a donné le si profond Thomas Hobbes ; ce Léviathan européen qui va vivre et nous permettre d’être reconnu par le reste du monde. La discipline rigide qu’il nous impose depuis sa gestation est une matrice qui engendrera demain des actes dont l’histoire se souviendra : cela seul compte vraiment.

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07/04/2005 | Lien permanent

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