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12/10/2004
Fichu(s) Derrida
«Ce qui vit de la matière meurt avant la matière. Ce qui vit dans la langue vit avec la langue.»
Karl Kraus, Pro Domo et Mundo.
Je remets à l'honneur un billet datant à l'origine du mois de mai, pour la simple et bonne raison que, dans l'universel Amazone médiatique des lamentations, ces quelques lignes d'humeur ne seront, tout au plus, qu'un bien modeste affluent dont l'acidité sera vite absorbée. Suivant mon texte, vous pourrez lire un excellent article de Francis Moury, qui dégonfle de quelques traits la baudruche philosophique qu'était Derrida. L'article, je le répète, est superbe, d'une colère qui a bien du mal à se retenir...
Je ne me fais d'ailleurs aucun souci et m'amuse de ces phrases irrévérencieuses puisque l'eau plate abondamment déversée par les pleureuses du Monde des Livres (et, sans doute, de Libération, avec un adieu ridicule sous la plume de Jean-Luc Nancy, de Télérama, du Nouvel Observateur, du Magazine littéraire) ainsi que des plus modestes revues rhizomico-deleuziennes réalisera bien vite le miracle banal de transformer un contestataire des beaux salons parisiens, l'un des plus affreux jargonneurs en philosophe du siècle, voire du millénaire, juste après, il est vrai, messieurs Sartre, Deleuze et Foucault.
Une exception toutefois, bien évidemment hors de nos frontières, sous la plume de Juan-Pedro Quiñonero pour l'influent quotidien ABC [article supprimé datant du 10/10/2004].
Reste à savoir si, selon la fulgurante parole de Kraus, Derrida, qui à sa façon rien moins que grotesque a honoré la langue, jouira d'une espèce de réelle présence plutôt que d'une froide et abjecte dessication.
Voici le premier texte.
Quelques explications, il fallait s’y attendre, avec un plumitif écorché dans son amour-propre de nain et une réponse à Laurent James, je l’espère circonstanciée, en fait un appel puisqu’il est temps, grand temps, je le répète, que le barnum cancériste prenne la mesure du danger dans lequel il s’enferme doucement. Nous verrons. J’ai commencé de lire le dernier numéro du Magazine Littéraire, comme toujours privilégiant ces ridicules petits auteurs qu’il affectionne par-dessus tout : Bobin, Kristeva Maalouf et les acariens qui pullulent sur ce terrain infesté par le prurit de la bien-pensance béate. C’est toute la philosophie de cette revue qui est à vomir, je le constatai à l’époque où je ferraillai sur son forum inepte (depuis lors dramatiquement fermé, pour la consternation des crapauds…) cerbérisé par Simone Arous, chienne de garde à la toute mince culture pelliculaire : quelques imbéciles chantants (Raphaël Zacharie de Izarra, on se croirait dans un conte des Mille et une nuits pastiché par Groucho Marx) y clamaient leur prose d’eunuque et, au milieu de poèmes qu’un gnou acéphale eût jugé indigne de déféquer (Joseph Vasques), la compagne d’un nain hyperboréen et amateur infatué de Chomsky y rédigeait des recettes pour réussir sa purée de glands de Brocéliande. Je vous jure que je n’exagère en rien le ridicule de cette foire où Arous tentait un numéro d’équilibriste sans filet au-dessus d’une bassine d’eau croupissante. J’ai longtemps prié pour qu’elle y tombe mais il est bien connu que les médiocres jamais ne se noient, leur enflure les rendant insubmersibles.
Derrida à présent, pour la deuxième fois (après un dossier paru en 1991), voilà sans doute la trace évidente d’une volonté de vendre (car le philosophe est, dans certains milieux huppés et indigents, un irrécusable phénomène de mode et, comme tel destiné à se faner misérablement ou, comme il l’écrit : un fantôme qui toutefois attire l’argent) et la différance dirimante que nous apporte le bienveillant organe progressiste et psychanalytiquement correct dirigé par Wouts (après l’évincé du bocal, Brochier). Je passe sur le ridicule (non-)entretien entre Derrida et Hélène Cixous, truffé de jeux de mots qu’un étudiant en première année de psy aurait bien du talent à légitimer. Je m’en voudrais cependant de ne pas désaltérer la soif inextinguible de mon lecteur en refusant de lui servir pareille ambroisie : «Tu es contre la mort et farouchement pour la vie. Mais autrement. In/quiètement. Quant aux titres, j’ai dû faire mon deuil en traduction de Portrait de Jacques Derrida en jeune saint juif. «En jeune saint juif» s’entend «en jeune singe juif». J’aurais voulu que le singe survive, mais ça n’a pas marché>». Rassurez-vous, a-t-on envie de consoler Hélène Six-sous, le singe n’est pas loin – je jure d’ailleurs que j’ai parlé de «singe» (certes savant) à propos de Derrida avant même d’avoir pris connaissance de ce dossier amphigourique –, sans doute même s’amuse-t-il en ce moment à désassembler son puzzle dont le socle, le tuf primordial, nous apprend le lampiste Marc Goldschmit (1), est bizarrement indéconstructible, cette indéconstructibilité (pardon pour l’horreur de ces mots et de ce style pastiché) étant l’assurance trouble et bien labile d’une jouissive déconstructibilité menée jusqu’à son parangon d’élusif inachèvement au-delà d’une conditionnalité ontologico-phénoménologique ultra-répressive.
Bien sûr serait-on tenté de dire, si tant est que nous ayons pu suivre le Maître (pardon : le non-Maître puisque l’horrible aura d’autorité charriée par ce mot réactionnaire est elle aussi déconstruite) dans ces chemins qui ne mènent nulle part. Mais alors, au nom de quel principe de précaution devrions-nous arrêter notre instinct érostratéen à telle ou telle strate et endiguer notre salutaire soif de suspicieuse mise en demeure du présupposé logocentrique de l’Occident-salopard-qui-a-imposé-son-modèle-fasciste-au-reste-du-monde-vierge-et-innocent ? Que me dira Derrida (attention allitération) si je veux, comme une taupe stakhanoviste devenue folle et imbibée de l’alcool volatil de l’œuvre/non-oeuvre, si je veux envers et contre tout principe ontologico-déconstructif, continuer de forer mon tunnel jusqu’à… Au fait, jusqu’à quoi ? L’ultime rire nietzschéen ou le fonds incréé primordial entrevu par Boëhme après les mystiques de la voie apophatique ?
Dans le dernier numéro de L’Atelier du roman, j’ai écrit un texte qui, tout en pointant les qualités d’une lecture derridienne (menée par un professeur du nom de Pedot) de la nouvelle conradienne intitulée Cœur des ténèbres, affirmait dans le même temps sa contradiction interne. Pour le derridien, les phrases désespérées de Kurtz («The Horror ! The Horror !», reprises par Brando dans le film de Coppola) sont un triomphe de la parole. Pour moi, elles sont avant tout : des phrases désespérées qui proclament l’échec de la parole à tenter de dire l’horreur, voire à endiguer sa puissance primitive.
En fait, ce qui gêne ces plumitifs derridiens est cela même que ne craint pas de fixer puis d’affronter tout écrivain qui se respecte, par exemple Joseph Conrad : le Mal. Ces petits cerveaux qui jouissent comme des gosses dès qu’une brique du lego/logo qu’ils déstructurent patiemment est tombée sur leur tapis de jeu sont affligés d’une bien peu reluisante tare : ils ont la trouille et, malgré leurs cris d’orfraie spectrale, ils n’osent pas s’attaquer à la racine, sur laquelle ils glosent insupportablement, convoquant Benjamin, Scholem et Celan, ce dernier sans cesse rappelé lorsqu’il s’agit de paraître profond à peu de frais, aura d’illisibilité oblige. Il est vrai que, pour un bambin, la vision d’un arbre, chêne de Mambré ou immense rameau ancestral de Jessé, arbre en fleur du Sacrifice de Tarkovski est autrement plus impressionnante que celle d’un jouet, vite cassé vite réparé ou racheté.
En fait encore, ces nains (ces nains et pas Derrida qui se livre dans notre revue à un beau commentaire d'une fameuse lettre de Scholem à Franz Rosenzweig) ont peur de cela seul qui importait dans l’esprit de ces écrivains que je viens de nommer : le Nom, primordial, édénique, que s’efforcent de retrouver ces auteurs logocrates défendus par Steiner, contre Derrida et sa clique de punaises douées de parole. Pour reprendre Walter Benjamin qu’ils adorent et mélangent à toutes les sauces (contre l’avis de son ami Scholem, pour lequel Benjamin était une sorte de mystique de la ténèbre), les derridiens, parce qu’ils n’osent s’approcher du Nom, Le blasphèment en l’amoindrissant, c’est-à-dire, paradoxalement, en le surdénomant. Si le derridien ne peut qu’enrager de ne pouvoir contempler (a fortiori prononcer) le langage dans son essence première, pré-babélique, du moins tentera-t-il, coûte que coûte, d’en convoquer une prétendue manifestation vierge de tout commentaire : or, force est de constater que cette invocation ne peut que s’accompagner, dramatiquement, d’un déluge (nous sommes toujours dans la Bible) de mots et de jeux de mots, censés ouvrir ces derniers comme des figues mûres (je donne de la confiture aux groupies psychanalytiques en mélangeant ainsi jus, ouverture, figue et sens/sensualité/sangsue… Le double/fantôme/trace n’est pas loin…).
En somme, si ces imbéciles (pas Derrida, qui l'a lu et l'a même dénoncé dans une de ces pétitions dont la Gauche délative est coutumière) avaient lu Boutang et ceux qu’il a génialement commentés (comme Vico, qu’Hélène Six-sous confondra sans doute avec la marque de purée qu’elle nous sert), s’ils avaient tenté de comprendre que la parole est irréductible, par son essence même qui est mystérieuse, à tout assemblage/désassemblage chomskien de petites briques, ils auraient depuis longtemps compris que, à trop vouloir démonter comme s’il s’agissait d’un mécano le langage, ils ne peuvent que tomber sur… rien ou plutôt le Rien, l’immense bavardage à quoi se réduit l’œuvre protéiforme de Derrida, théorie ou plutôt multiples strates d’archives, de spectres gramophonés, sur Rien ou ce squelette pulvérulent et sec qu’ils finiront par casser, pleins de rage et déçus de n’y point trouver la sorcellerie évocatoire du poète.
Quel beau paradoxe suis-je alors en droit de jeter à la figure dé-figurée de Derrida : lui qui affirme (voir le commentaire de Scholem plus haut mentionné) que «séculariser ou désacraliser, c'est décapiter la langue en lui ôtant sa pointe, son aiguillon, son dard apocalyptique», affirmation mille fois répétée par Scholem, par exemple dans ses travaux sur la Kabbale ou dans ses écrits politiques récemment regroupés par les éditions de l'Éclat (voir Le prix d'Israël), comment fait-il donc pour demeurer aveugle face à cette cruelle évidence : c'est justement l'usage frelaté qu'il fait lui-même du discours (y compris médiatique puisque notre French Doctor goûte infiniment les entretiens et même les... vidéos qui lui sont consacrées...), c'est justement sa propre hargne déconstructrice qui pervertissent de l'intérieur une langue qui, selon Boutang, n'avait pas à rougir de sa précellence, le français ?
Passer, alors, de Derrida à Dantec peut sembler une provocation car rien ne paraît moins derridien que l’extrême franchise du peu déridé Dantec même si, suprême paradoxe, l’écrivain nouvellement haï de nos cafards journalistes, parce qu’il donne aux réalités leur nom véritable, va infiniment plus loin, pardon, plus profond (ce puits de Babel dans lequel Derrida n’en finit pas de désirer tomber et dont il effleure à peine la margelle…) que les farfadets parisiens qui obéissent au doigt et à l’œil de ce Gandalf (il en a au moins la couleur de cheveux) pour campus branché. Dantec nomme comme il ne l’a jamais fait avec autant de clarté : «je prétends disséquer les composantes géopolitiques, historiales et eschatologiques de cette Guerre, et je le dis». Il le dit en effet. Dantec nomme là où les pucerons tremblent de finir par découvrir ce que cache le cœur secret de l’oignon qu’ils n’ont de cesse de peler en pleurant de joie. Il nomme et il nomme vite et fort, ce qu’on lui reprochera à l’évidence puisque ses analyses justes et elliptiques sont à mon sens desservies par le format extrêmement bref et réducteur d’un entretien avec un journaliste (comme on dit : conversation avec un vampire), surtout lorsque l’auteur en question a l’outrecuidance insupportable de parler du génial et difficile Léon Bloy, dont l’œuvre est parfaitement incomprise, voire travestie en une insupportable et fausse salope, par le petit monde cornichonesque et bocalisateur des journalistes. Dans mon dernier papier pour Cancer !, j’ai suffisamment pointé pour à présent me taire l’inconséquence intellectuelle (en fait, sa mauvaise foi sartrienne) d’un Éric Marty lecteur du redoutable Salut par les Juifs que le pauvre homme, souhaitons-lui au moins cette salutaire punition, doit à présent relire ou plutôt lire, comme lisent les universitaires lorsqu'ils décortiquent un livre et un auteur aussi infréquentables : dans les toilettes et à l’abri de leur susceptible épouse qui pourrait leur reprocher durablement de s’acoquiner avec un irréductible et explosif fou de Dieu.
Note
(1) Il faut lire et relire l’essai exalté (et par là-même bouffon : Jacques Derrida, une introduction, Presses Pocket, 2003) de ce professeur sur sa muse Derrida pour connaître la saveur inimitable d’un circonstancié caviardage de toute distance critique à l’égard de l’œuvre commentée.
Voici le second texte, sous la plume acerbe de Francis Moury, intitulé Un remède dans La pharmacie de Platon ?, sous-titré Sur la mort de Derrida.
Jacques Derrida trouvera peut-être un remède au mal qui l'a emporté dans La Pharmacie de Platon (Tel quel n°32, éd. du Seuil, Paris, hiver 1968, pp. 3-49) si son fantôme d'auteur en ouvre l'armoire mais j'en doute... déjà vivant, il n'y avait pas trouvé grand chose. Alors mort et fantôme...
On rappelle, à tout hasard (il n'y a tout de même pas matière à anamnèse !) que cet article est un article d'histoire de la philosophie dont l'objet est Platon et principalement le Phèdre – on y parle du «père-capital-origine» et d'autres amusants thèmes que Léon Robin, à qui Derrida renvoie prudemment son lecteur, n'aurait sans doute pas soupçonnés dans ses cauchemars les plus fantastiques. Avec l'air de dire d'emblée – on le savait déjà puisqu'on lisait ça dans Tel Quel – «Que celui n'ayant pas lu l'étude de Robin sur La Théorie platonicienne de l'amour (éd. P.U.F., 2e édition, 1964) n'ouvre pas mon article» ou bien encore «Je suis un philosophe gauchiste et un ami du peuple en révolte contre le père-capital-ordre-culture-valeurs mais il ne faut pas prendre tout cela avec trop de familiarité : vous serez philosophe si vous savez déjà qu'il faut consulter Léon Robin, si vous savez ce que sont les éditions Budé : prolétaires de tous les pays, apprenez le grec ancien et revenez me sonner après ! Je regarderai à travers le judas avant d'ouvrir, quoiqu'il en soit... ».
Il suffit de relire le début de l'introduction de ce texte pour être convaincu que le fantôme de Derrida n'aura sans doute rien trouvé dans la pharmacie : «Un texte n'est un texte que s'il cache au premier regard, au premier venu, la loi de sa composition et la règle de son jeu. Un texte reste d'ailleurs toujours imperceptible. La loi et la règle ne s'abritent pas dans l'inaccessible d'un secret, simplement elles ne se livrent jamais, au présent, à rien qu'on puisse rigoureusement nommer une perception. Au risque toujours et par essence de se perdre ainsi définitivement. Qui saura jamais telle disparition ?».
Qui saura jamais celle de Derrida ? Vaut-elle seulement qu'on s'en souvienne ?
e continue la citation dans l'ordre des déraisons – l'inverse de l'ordre qui plaisait à Martial Guéroult mais il fallait bien que les années 1965 se construisissent sur les cadavres des pères des années 1950, n'est-ce pas ? Et puis lire Derrida cinq minutes, il faut avouer que c'est plus rigolo que lire du Martial Guéroult pendant une année ! Entendu au café ou qu'on entendra bientôt au café, place de la Sorbonne.
«La dissimulation de la texture peut en tout cas mettre des siècles à défaire sa toile. La toile enveloppant la toile. Des siècles à défaire la toile. La reconstituant aussi comme un organisme. Régénérant indéfiniment son propre tissu derrière la trace coupante, la décision de chaque lecture».
Il n'aura pas fallu un demi-siècle pour que la pensée absente de Derrida soit dissoute dans ce qu'elle rêvait – dans sa jeunesse – de ne surtout pas être : une locution précise d'un auteur nommé écrivant pour un lecteur raisonnable et humain. Lui qui se voulait commentaire neutre d'un ordre au sein duquel l'individu n'a pas plus de sens ni de place qu'un insecte (ici une araignée) est devenu un événement, une date, un immortel. On va parler de lui – comme penseur personnel, auteur d'une œuvre – comme jamais sur la «toile» ! Toile que justement il n'aurait pas encore songé alors à nommer «Net», encore moins «Internet». Lui qui ne s'appréhendait – qui n'appréhendait l'histoire de la philosophie et de la culture – que comme un organisme dénué d'âme, mu par d'obscurs ressorts ressortant de tout sauf justement de l'être, du bien, du beau, du bon, de la création : un organisme auto-tissant, dé-tissant, auto-tissé, retissé. Un cocon automatique. Une structure pour tout dire. Moins qu'un «cristal qui songe», moins qu'un rêve, moins qu'une logique aristotélicienne ou non-aristotélicienne. Une structure qui n'en est même pas une puisqu'elle est une «loi». Relire Boutroux, De l'idée de loi naturelle dans la science et la philosophie contemporaine (1892-1893) pendant qu'on y est, si on veut savoir ce qu'est une «loi». On saura déjà que c'est tout sauf une cause. On y parle d'induction. Enfin on vous prévient que le fondement de l'induction, Derrida s'en balance comme de sa première machine à coudre ! Mais ça n'empêche pas notre causeur de causer : il est loin de la contingence des lois de la nature. Il a dépassé tout ça depuis longtemps : en 1968. Déjà ça : ici on n'en sait rien puisque justement le propos est de nous expliquer qu'il n'y a rien à savoir, encore moins à croire. On s'amuse entre gentlemen : pas encore émigré aux États-Unis mais déjà en train de jouer aux échecs dans son club, comme un prisonnier un peu évolué de la caverne, assis à sa table, devant sa table de dissection, son parapluie à portée de main. Dans l'ombre. Derrière des barreaux. Chaque ligne derridienne de ce texte est comme un barreau à la fenêtre mais horizontal. Produisant l'effet moral et intellectuel d'un vertical : il empêche de respirer et d'apprécier la perspective. Lui qui était comme les autres un communiste, un crypto-communiste, un structuraliste, un ennemi de l'humanisme, de la tradition humaniste, de la tradition universitaire qu’il n'avait honorée que pour mieux pouvoir ensuite, installé dans la place, la mieux détruire en détruisant ses valeurs essentielles, voici qu'on nous explique que c'était un homme et qu'il est mort. Un grand homme qui enseignait dans les facultés américaines. Comme Paul Ricoeur, lassé d'avoir pendant un an le mot «clown» inscrit sur le tableau de sa salle (ça sonne mal mais tant pis : les intéressés sonnant mal aussi, ça tombe bien) de la Faculté de Vincennes (ou de Nanterre ou de Tombouctou) et qui était parti aux États-Unis disserter sur l'éthique du protestantisme et la symbolique du mal en rêvant le soir à Jean Nabert (ou l’inverse) comme à un maître spinoziste-Dieu sait quoi encore...
La vanité totale, la gratuité totale, l'inanité totale. Si L'Ecclésiaste en tant que fantôme pouvant peut-être lire, a lu Derrida, il doit être content !
Je continue – alors que je pourrais regarder un film de Kenji Mizoguchi : quel courage mais il faut bien remettre les pendules à l'heure ! Je pourrais relire Le puits et le Pendule d'Edgar Poe traduit par Baudelaire, pendant que j'y pense... toujours mieux que ça écrit par celui-là qui est mort ce soir mais enfin il faut bien retirer cette poussière du majestueux pendule de l’histoire de la philosophie (dont le mouvement de balancier a été clairement décrit par Bréhier dans son introduction à icelle) sinon on ne sait jamais, elle pourrait s'incruster dans son mécanisme et le fausser – cette citation de ce début qui est aussi sa propre fin, l'insigne signe de sa propre fin et même de sa propre nature de «jamais advenue» pour tout dire. Enfin ça continue comme ça (pas la peine d'être aimable) – j'ai juste conservé la fin de l'argument du «lecteur-écrivain simultané» pour en arriver à celui du jeu, plus drôle naturellement et tout aussi délicieusement XVIIIe siècle – presque du marivaudage même si moins brillant et plus laborieux :
«Il faudrait donc, d'un seul geste, mais dédoublé, lire et écrire. Mais celui-là n'aurait rien compris au jeu qui se sentirait du coup autorisé à en rajouter, c'est-à-dire à ajouter n'importe quoi. Il n'ajouterait rien, la couture ne tiendrait pas. Réciproquement ne lirait même pas celui que la « prudence méthodologique», les «normes de l'objectivité» et les «garde-fous du savoir» retiendraient d'y mettre du sien. Même niaiserie, même stérilité du «pas sérieux» et du «sérieux». Le supplément de lecture doit être rigoureusement appelé mais par la nécessité d'un jeu, signe auquel il faut accorder le système de tous ses pouvoirs».
Ça vous pose un philosophe moderne en un tour de main, non ? Comme le Général était au-dessus des parties, Derrida était au-dessus des catégories «universitaires» et «non-universitaires» : le César compréhensif et synthétique de son temps. Je suis professeur mais je me moque de leur méthode. Je suis professeur mais je ne vaux pas mieux que mes élèves. Par contre, l'ayant compris, je suis tout de même supérieur à l'homme de la rue : «Meet John Doe» ! Capra devait être son cinéaste préféré : c'est presque sûr ! Un cinéaste qui représente son public, le comprend et l'amuse : et même gagne de l'argent grâce à ça ! Un tailleur hors-mesure qui vous fera un bon costume dont les coutures ne tiendront peut-être pas parce que le costume qu'il vous prépare n'est pas destiné à être porté. Justement. Ce serait vulgaire de croire qu'un costume est fabriqué pour être porté par un individu : ce qui compte dans le costume, ce n'est pas le tissu ni la coupe. C'est la couture. D'autres disent « Le pli ». Leibniz ? Une monade va chez le tailleur... mais elle n'a pas d'argent pour le payer : pas grave ! Le tailleur n'a pas envie de lui faire de costume de toutes manières ! Il s'en balance comme de sa première chemise !
«À très peu près, nous avons déjà dit tout ce que nous voulions dire. Notre lexique en tout cas n'est pas loin d'être épuisé. À tel supplément près, nos questions n'auront plus à nommer que la texture du texte, la lecture et l'écriture, la maîtrise et le jeu, les paradoxes de la supplémentarité aussi et les rapports du vivant et du mort : dans le textuel, le textile et l'histologique. Nous nous tiendrons dans les limites de ce tissu : entre la métaphore de l'istos [ici un renvoi à une note qui cite la définition du mot dans le Bailly !] et la question sur l'istos de la métaphore».
Dit autrement, ça peut revenir à la parabole suivante en forme de dialogue.
Un petit poissonnier du marché va chez le tailleur et lui demande un costume. L'autre ne lui demande pas s'il a de l'argent pour le payer : entre commerçants, on se comprend. Il commence par lui demander s'il a étudié la biologie et l'anatomie des poissons.
- «Mais... quel rapport avec mon costume !?» demande le poissonnier.
- «Eh bien ! Le rapport, lui répond l'autre en substance, c'est que vous devez savoir nager pour pouvoir mettre mon costume et puisque vous vendez des poissons toute la journée, je suppose que l'art de l'écaillage doit vous être familier ?».
- «Oui mais... je n'ai pas étudié toutes ces matières que vous me dites».
- «Aucune importance : je vous ferai un prix ! Revenez dans trois jours pour l'essayage !».
Et ils se serrent la main, bons amis.
Derrida de conclure son introduction à son article sur la pharmacie de Platon consacré au Phèdre (un peu au Politique «à cause du paradigme du tisserand» mais il a prévenu qu'il fallait faire un détour par le Phèdre et que l'article lui était finalement consacré : pourquoi pas ?) par ce noble paragraphe : «Puisque nous avons déjà tout dit; on devra nous pardonner si nous continuons encore un peu. Si nous nous étendons à force de jeu. Si donc nous écrivons un peu; de Platon qui disait déjà dans le Phèdre que l'écriture ne peut que (se) répéter, qu'elle «signifie (semaînes) toujours le même» et qu'elle est un «jeu» (paidia)».
Eh bien... voilà. On peut commencer à lire l'article après cette noble introduction. On n'y apprendra strictement rien, on vous prévient,qui n'a déjà été enseigné par Léon Robin, Frutiger, Vicaire et tutti quanti. C'est l'évidence. La moindre note d'un classique Hachette ou d'une édition Budé vous en apprendra beaucoup plus que les 40 pages de Derrida qui suivent. Ce ne sont que jeux de mots et sornettes débitées d'une manière pseudo-«chamanesque» ou «chamanique» ou «chamanienne» : derridienne. Une boucle, une paraphrase vague et dénuée de sens, comme l'écume des jours qui berça son adolescence : une redondance creuse, prétentieuse.
Ce commentaire derridien du Phèdre est la lie vaseuse d'une eau qui coulait claire à l'époque d'un Émile Boutroux, d'un Octave Hamelin ou d'un Léon Robin.
Son auteur est mort aujourd'hui. Il ne se réincarnera certainement pas en source d'eau vive : tout au plus un têtard s'y mouvant maladroitement peut-être. Une épeire obscure (même pas «diadème») tissant sa toile au bord, entre deux feuilles d'herbes. Toile qui sera arrachée au moindre coup de vent trop brusque : la couture de la toile était droite mais la colle ne tient pas. C'est certain. Une épeire mais pas une «épeire diadème» : c'était cela «Derrida-le-tisseur». Jamais il n'aura fabriqué un vêtement dans lequel un humain puisse s'abriter. C'était juste un maniaque de la couture : un Ed Gein de la philosophie en somme.
Tiens, l'article suivant, plus bref et moins fouillis, dans le même numéro est signé Julia Kristeva et intitulé Distance et anti-représentation (pp. 49-54) et résume d'une manière claire la sémiologie soviétique enseignée à l'université de Tartu en Estonie (sic) et s'achève par un «éloge de la praxis de l'annulation qu'une «vérité signifiante» a toujours opprimée». Sous le titre de la revue Tel Quel, il y a marqué en plus petit : « Science / Littérature » en petites lettres bleues : ce n’était pas vraiment une revue philosophique en dépit des apparences du titre. Ce n’était pas non plus une revue positiviste. Ce n’était pas non plus une revue universitaire. C’était le n°32 d’une revue scientifique et littéraire éditée en 1968, jaunissante un peu déjà.
«Talis pater… qualis filius sed non Derrida et Tel Quel sunt !», femina ridens…
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