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18/09/2006

Maurice G. Dantec est dans la Zone

Crédits photographiques : David L Ryan (Globe Staff).

«J'le [Dantec] mets KO rien qu'avec les yeux.»
Alain Soral, écrivain, philosophe, intellectuel, penseur, professeur de drague, frère d'une actrice, homme de télévision (sic) et, paraît-il, champion de boxe bayonnaise poids franchement mouche (moins de 50,802 kg).


Une première fois donné dans la Zone puis publié in extenso dans ma Critique meurt jeune, je redonne quelques extraits de ce long entretien auquel Maurice G. Dantec avait eu la gentillesse (cette qualité qui ne peut être jouée) de répondre, il y a déjà bien des mois. Qu'il soit ici, une fois de plus, publiquement remercié pour le temps qu'il consacra à ces rudes questions d'un entretien qui, envoyé à quelques patrons de revues, me fut systématiquement retourné au motif, comique dans le cas de Michel Crépu, je cite de mémoire, que je faisais dire à l'écrivain ce que j'avais envie de lui faire dire... Je suis absolument certain que Dantec aurait goûté pareille ineptie relevée de quelque pincée d'acrimonie jovialement dissimulée. Crépu, même s'il ne m'avait pas précisé, à l'époque, le type de texte qu'il eût espéré recevoir de moi (puisque, depuis plusieurs semaines déjà, il n'attendait strictement plus rien de ma part...), eût peut-être davantage apprécié un petit entretien formaté qui aurait répété les sempiternels lieux communs tant goûtés par mes amis les journalistes de la presse prétendument littéraire, demandant par exemple à l'écrivain si peu fréquentable, dans une langue évidemment fort métaphorique, quelque très imaginable : dites-moi, Maurice G Dantec (G, c'est bien pour Georges ?), dites-moi, où est-ce que vous puisez pour délirer de façon si vraisemblable ?

Voici donc, ici réédité, mon entretien avec Dantec, précédé de la note de présentation que je rédigeai alors pour la Zone.

Il faut défendre Dantec, je le répète souvent et ne suis pourtant pas, Dieu m’en garde, un justicier de salon ou, bien pire, l’apôtre d’un nouveau messie. Il faut défendre Dantec mais il faut le défendre intelligemment, sans craindre de critiquer certains points de son œuvre plutôt que de le statufier verbeusement, c’est-à-dire maladroitement, c’est-à-dire en rendant à ce paria des lettres françaises ou de ce qui reste plutôt de celles-ci un bien mauvais service, peut-être même, encore une fois, le pire : le ridicule de l’apostolat. Le défendre oui, c’est entendu mais… pourquoi ? Voici la seule question qu’il importe de poser, lourde d’ailleurs de conséquences.
Il faut défendre Dantec parce que, jusqu’à preuve du contraire, cet écrivain est l’un des seuls (j’allais écrire : l’un des derniers…) à donner à l’écriture sa dimension vitale, essentielle au sens premier de ce terme qui nous invite à contempler l’Origine, non pas pour tomber dans le piège prétendu de la réaction narcissique et nostalgique, piège diligemment creusé par quelques taupes luisantes de moraline mais au contraire pour regarder vers ce qui se dresse devant nous, ou plutôt s’ouvre sous nos pieds : l’horreur ou, disait quelque écrivain visionnaire, la fosse de Babel. «Œil d’or de l’origine, patience obscure de la fin» : par ce vers splendide, Georg Trakl réduisait par avance à néant et au silence les chuintements courroucés des taupes qui veulent nous faire croire que le Mal, lui aussi, a été embrigadé par le lobby américano-sioniste, qui prétendent dénicher les réelles chemises brunes jusque dans les innocents qui périrent dans les fours crématoires, qui en tout cas œuvrent sans relâche à l’immense épuration quotidienne (et celle-ci n’émeut pas grand monde) consistant à supprimer les mots qui ne leur conviennent pas, à trouer le langage de mille galeries qui le fragiliseront irrémédiablement.
Dantec se moque des crachats ou plutôt, il les accepte. Il a raison et surtout, je vais faire cette confidence à ses lecteurs : il ne craint absolument rien. Ne l’entendez-vous pas répéter que, dans ses oreilles, dans son esprit et dans son cœur, les voix de quelques chers morts (Bloy, Hello, Péguy et tant d’autres…), qui jamais n’eurent peur de se lever pour clamer dans le désert certaines vérités douloureuses et terribles que le cul gonflé de l’Arrière tenta toujours de masquer d’un nuage pestilentiel, ont plus de consistance et de portée que les trottinements insignifiants des taupes progressistes ? C’est donc l’humilité de Dantec qui lui donne sa force, au rebours de tant de plastronneurs pour lesquels la littérature n’est assurément pas une via dolorosa mais bien plutôt la venelle luisante de crasse qu’ils arpentent honteusement, où quelques vieilles putes sourient aux ténèbres malodorantes et dispensent à ces rôdeurs la jouissance suprême : le succès mondain.
Cela n’est pas grand chose me direz-vous, se réclamer comme Dantec le fait de quelques écrivains de génie et d’honneur, surtout s’ils sont morts. Il est vrai que même Arnaud Viviant se trouve quelque parenté, certes lointaine et finalement peu assurée, avec Guy Debord, voire Marx en personne… Pauvres morts qu’un nain ridiculise. C’est tout l’inverse avec l’auteur de Villa Vortex puisque, en évoquant et invoquant ces auteurs, Dantec ne fait rien d’autre qu’enter son œuvre sur la véritable – donc cachée aux yeux des taupes – tradition humaniste qui a modelé l’Occident depuis l’aube grecque : la parole est Verbe, le Verbe est l’Être, Héraclite le Lumineux n’en démord jamais. Rien de plus. Toute la philosophie, y compris jusqu’à l’œuvre barbouillée de Derrida qui prétendit sortir de cette tautologie suprême, tient dans cette phrase et dans celle, plus expéditive encore, prononcée par le Dieu d’Abraham pour la stupéfaction infinie des hommes. Dire que le Verbe est l’Être, c’est donc affirmer la chose suivante : quelles que soient les innombrables arguties que lâcheront sur les foules abruties, comme des nuages bruyants de criquets, les Pharaons perclus de nos élites intellectuelles, seule cette tradition, je le répète éminemment occidentale, peut nous préserver de la barbarie qui n’est pas seulement intérieure et surtout qui, depuis quelques années, ne cesse plus d’être justifiée par des éminences qui n’y voient rien d’autre que le retour de David au persécuteur Goliath. Ces intelligences le plus souvent auto-proclamées ne sont, à mes yeux, rien de plus que ceci : des chiennes, avides de se faire prendre par de robustes congénères dont les longs poils ont traîné dans tous les caniveaux, dont la robe s’est frottée aux murs crasseux des plus abjectes ruelles, qui ont reniflé les plus répugnants bouges où, comme Jünger les appelaient, officient les équarrisseurs. Mais, le Mal engrossant la chiennerie de nos élites républicaines ne parviendra jamais qu’à ce triste rejeton : le Néant ou, c’est tout comme, l’intellectuel soucieux de ne point faire d’amalgame, celui sans doute qui, dans son esprit, pourrit la vieille et immonde bouche d’un peuple qu’il conchie du haut de sa prétention.
La parole est Verbe, le Verbe est l’Être. Croire ou même défendre le contraire, c’est céder aux sirènes criardes de ces idiots irresponsables qui tous les jours beuglent que l’Occident fait des ravages, puisqu’il n’a fait que cela tout au long de son histoire sanglante et que, sans aucun doute, cette belle histoire n’est pas près de s’achever par un happy end. Oui, l’Occident fait des ravages, c’est une évidence d’une banalité à faire pleurer mais il en fait… tout autant que l’Orient, prétendument vierge du plus minuscule péché depuis que son frère caïnique a décidé de le détruire, d’en souiller la blancheur virginale par la colonisation, l’exploitation capitalistique éhontée, etc.
Défendre ou même croire le contraire, c’est chercher dans le culte de l’Idole (le nazisme et le communisme et, maintenant, l’islamisme de nos redoutables penseurs, bien sûr light et à visage humain) une transcendance démoniaque que seul un horizon divin, plus précisément judéo-chrétien, peut dérouter et vaincre, bouter hors de nos cervelles ramollies par des années de propagande socialo-communiste. Quoi qu’il en soit, les conséquences à tirer de cette quête artistique et spirituelle (les deux dimensions étant bien sûr intrinsèquement, vitalement liées, comme chez tout grand créateur) que mène sans relâche Dantec sont innombrables et dépassent donc de loin la seule pratique littéraire, fût-elle celle qui, intelligemment, avec une indéniable droiture morale, a déserté le lupanar parisien, où les bouches et les cuisses, toujours ouvertes, ne nous tendent plus que des carnes colonisées de mitoses.
Sur l’entretien que vous allez lire, deux remarques : d’abord, la difficulté même de certaines questions, moins qu’une volonté de me démarquer à tout prix des babioles qui traînent et traîneront sur la Toile, s’explique par un souci tout simple : je ne prends pas à la légère l’œuvre de Maurice G. Dantec, je ne me moque pas de ses lecteurs, dont je suis. Lui-même je crois, comme Bernanos l’écrivait, ne tient pas une plume pour s’amuser comme le fait la bouffonne troupe des fourmillons sollersiens, zellersiens, angotiens, etc. Ensuite, j’ai essayé, en adressant à Dantec ces questions, de tirer quelques modestes conséquences des prémices (et non pas prémisses, puisque la graine se transformera en arbre) que je crois discerner à la racine de son œuvre qui a sa façon éminemment directe s’est engagée dans une lutte à mort contre les dangers que je dénonçais plus haut et qui tente aussi de ne pas crever étouffée par la bien-pensance, cette chienlit qui recouvre tout.

Juan Asensio
Cher Maurice, commençons tout de suite par évacuer les questions dont les journalistes sont friands. D’abord : quels sont les écrivains qui en ce moment même retiennent votre attention ? Ensuite : pouvez-vous nous en dire plus sur la suite de Villa Vortex ?

Maurice G. Dantec
Pour commencer par la fin : je ne peux rien dire sur la suite de Villa Vortex. Ce livre a ouvert un processus parfaitement imprévisible. Par exemple, d’autres projets de romans en ont surgi, qui n’appartiennent pas forcément à cette trilogie, Liber Mundi, que j’ai voulu initier avec Villa Vortex. Il y a bien eu par ce livre une transmutation de ma propre production littéraire, ce qui était le but avoué de la «chose». En ce qui concerne les romanciers qui retiennent mon attention en ce moment, je vais vous faire de la peine, ce sont maintenant les mêmes depuis une bonne vingtaine d’années. Mais des écrivains comme Don de Lillo, Ernesto Sabato, Harry Mulisch, John Cowper Powys, et deux ou trois autres, ont depuis cinq ou six ans rejoint le groupe de tête, je pense aussi à un certain Vollmann, dont la traduction en langue française vient de commencer. Très peu de Français contemporains je le constate mais je sais qu’il existe des francs-tireurs.

JA
Entrons à présent dans le vif du sujet. Maurice G. Dantec, êtes-vous ce que George Steiner, parlant de Maistre, Heidegger ou encore de son ami Pierre Boutang, nomme un «logocrate» (dont Boutang justement corrige la raideur dogmatique par le terme «éléocrate» qui fait entendre la notion de pitié), c’est-à-dire un auteur pour lequel le langage n’est pas simplement un Meccano démontable, fût-ce par le potache génial qu’a été Derrida (il a au moins été cela…) mais au contraire demeure, envers et contre toutes les profanations, ce que Georges Bernanos nomme un «miroir de l’Être» ?

MGD
Je ne saurais trop me placer dans ces catégories. «Miroir de l’Être» disait Bernanos ? Eh bien je serais tenté de poursuivre : énergie divine du Verbe. Lorsque le langage en est réduit à ne plus être que l’écho, capté depuis les water-closets de la modernité tendance, de quelques confessions de baise avec un éditeur connu sur la banquette arrière d’une voiture dans un sous-sol sordide de je ne sais quel parking, eh bien, oui, on peut dire que le feu du Verbe est jeté plus bas que terre, qu’on lui fait descendre l’escalier d’immondices jusqu’aux culs de basse-fosse de la démocratisation totalitaire. Je vais donc répondre humblement que j’essaie de me poster à une certaine hauteur, c’est-à-dire à la hauteur de l’événement crucial du XXe siècle, celui qu’on nomme Auschwitz mais qui ne devrait porter aucun nom et de son contre-pôle mégamachinique, celui de la Bombe, de l’Ordinateur et de l’ADN. Nous sommes tous des «Fils d’Eichmann» comme le disait il y a 40 ans Günther Anders. Le problème c’est que la très grande majorité des «artistes» contemporains n’ont tout simplement pas même pris conscience de la chose, alors je ne parle pas des conséquences que cela induit sur l’art et de la posture de l’Artiste qui lui est désormais corrélative. Un Écrivain doit écrire comme s’il était un SURVIVANT. Le survivant d’une catastrophe dont le récit, peut-être, donnera à lire les prodromes, l’évolution, l’implosion finale.

JA
L’implication directe de cette conception logocratique du langage est proprement colossale : car il s’agit rien de moins que d’affirmer que la parole utilisée par un Arnaud Viviant par exemple est un écho, certes déformé jusqu’à la caricature et, dans ce cas, pathétiquement ridicule, de la Parole, du Verbe. D’une certaine façon donc, comme vous le dites dans Périphériques, «c’est bien la littérature qui a créé le monde». D’où, chez vous, une conception de la littérature sans doute peu commune avec celle, navrante et microscopique, de la majorité des auteurs français contemporains ?

MGD
Alors là, cher Juan, je vous laisse libre de vos propos. Considérer Arnaud Viviant comme un écho, même éloigné, même ridicule, du Verbe, outrepasse peut-être mes limites intellectuelles, même si je faisais sans doute allusion à cela sans le savoir dans le paragraphe précédent. Je ne lis pas Arnaud Viviant : cela se lit-il ? Je ne suis donc pas à même de vraiment juger de la qualité de son œuvre… Je dois reconnaître considérer la quasi-totalité de la littérature nationale-contemporaine comme une entreprise de DÉVOLUTION ACTIVE du langage, une sorte de déconstructionnisme brouillon, naïf en quelque sorte, comme intégré à une non-culture totale devenue le paramétrage même de l’érudition moderne. Je n’ai donc effectivement, je réponds à l’autre partie de votre question, strictement rien à voir avec ce qui se produit de «littérature» dans l’Hexagone, autant dire dans deux ou trois arrondissements parisiens. Je me considère de moins en moins comme un «écrivain français», et de plus en plus comme un «écrivain nord-américain de langue française».

JA
À ce propos, admirez-vous des écrivains pour lesquels écrire est un horizon d’attente bien plus vaste que le nombril d’Angot ou un endroit encore moins avouable autour duquel paraît pourtant tourner notre insouciante littérature ? On connaît votre admiration pour Bloy mais celle pour Bernanos ou Hello paraît plus diffuse… Abellio sans doute, Boutang peut-être ?

MGD
J’aime bien cette formule, horizon d’attente. Mais c’est peut-être incomplet : la littérature est un acte, la mise en acte de la pensée, cet horizon est alors un horizon d’espérance réelle, un processus dynamique à double sens entre lui et vous, quelque chose qui vous déporte, vous emporte, et fait que votre littérature a pour principal objet la transfiguration du sujet-écrivain. Vous savez que mon admiration pour Bloy est sans limite et en fait quasiment inexprimable. C’est grâce à lui que j’ai recherché et trouvé quelques livres d’Ernest Hello, auteur qui me semble être le secret le plus jalousement gardé de toute la littérature française. Pour Abellio c’est différent, je l’ai découvert à la fin des années 90 et très vite sa lecture a eu des conséquences directes sur mes projets d’écriture, c'est-à-dire sur ma vision du Monde. Je serais tenté de dire que Bloy, dans le feu de la grâce mystique, et Abellio, dans la glace de l’énergie intellectuelle, m’ont tous les deux indiqué la voie à prendre : en direction du christianisme. Bernanos, c’est plus mystérieux, je le côtoie depuis très longtemps sans vraiment beaucoup le connaître, à vrai dire; à vous lire, je me rends compte que je suis très ignorant de son œuvre purement romanesque.

JA
Dans un texte déroutant et splendide, Gershom Scholem (1), affirme que la vieille langue hébraïque, à force d’être mal utilisée, utilisée d’un strict point de vue médiatico-commercial, finira par se venger. Les imbéciles ne peuvent longtemps mésuser d’une langue sacrée sans en subir les conséquences : à savoir, d’abord, une dévaluation des mots, dévaluation qui leur fera perdre consistance. Première question donc : pensez-vous comme Pierre Boutang que notre propre langue puisse prétendre jouir d’une dimension sacrée et si oui, laquelle ? Le français est-il, comme vous l’avez écrit dans un des textes de Périphériques, «une langue de guerrier» ? Ensuite, à force de massacrer notre langue, croyez-vous qu’elle finira, elle aussi, par se révolter et de quelle façon ?

MGD
Concernant cette vision prophétique de Scholem, je ne sais pas pourquoi je me vois dans l’obligation de la placer dans la perspective du Génocide : n’est-ce pas George Steiner, justement, qui décrit la langue allemande comme étant en fait très proche de l’hébreu, ce qui eut selon lui, sur l’Événement, une importance capitale ? Péguy, je crois, considérait le français comme une langue sacrée, et Bloy également, il me semble, qui le comparait carrément au latin… Lorsque j’écris, de plus en plus, je ressens cette dimension sacrée du français, mais aussi, au risque de choquer quelques anglophobes de salon, à mon humble mesure, celle de la «langue de Shakespeare». Je vous avoue humblement ne pas savoir quelle forme va prendre le contre-choc à la terrible autodestruction de la civilisation française, et par voie de conséquences, ouest-européenne, qui est en train d’être conduite. Cette guerre menée contre le langage est le BUT même de la Quatrième Guerre Mondiale qui vient de commencer, elle n’en est plus seulement le signe annonciateur et catalytique, comme ce fut le cas pour la Première, phénomène décrypté en son temps par Karl Kraus, mais au contraire le Théâtre d’opérations en tant que tel.
Ce qui est en jeu, dans le Grand Jihâd cosmopolitique, dans cette guerre du premier et du dernier des nihilismes contre un «Innoccident» (je reprends ici l’excellente terminologie de mon ami Jean Renaud) sans plus la moindre force spirituelle, c’est précisément le révisionnisme historique intégral, un novlangue universel, pas obligatoirement cantonné à un «langage» circonscrit sur le plan «ethnique», mais par un ensemble de règles moralo-judiciaires et un réseau d’asservissement culturel, global et local, sous l’autorité d’une bureaucratie de type onuzie. C’est que, voyez-vous, en prototype de cette grande entreprise d’asservissement général, la destruction de la langue française a déjà commencé, sous la forme du Rapcisme désormais institutionnel, sous-culture post-nazie basée sur la haine sexiste et raciale, qui se greffe sur une éducation nationale en ruines et une totale absence de destinée historique, sinon l’islamisation de la France.

JA
Cette idée d’une fonction sacrée du langage, celle d’un rôle éminent du français, posent immédiatement la question de votre écriture et de la responsabilité que vous avez, en tant qu’écrivain, quant aux mots que vous utilisez. Êtes-vous, digne héritier à mon sens de la parole pamphlétaire d’un Barbey, d’un Bloy ou d’un Bernanos, un tueur comme vous l’affirmez ? En quoi, de plus, vos romans sont-ils des «machines de guerre» ?

MGD
Ce doit être mon côté «white trash», «Eminem de la littérature» – comme vous le savez, qui a dû ressortir un soir de beuverie avec quelques assassins professionnels. Plus sérieusement : je ne sais pas toujours pourquoi je fais les choses, ni pourquoi je les dis. Parfois, c’est vrai, c’est un AUTRE qui prononce ces mots. Un écrivain d’aujourd’hui est une sorte d’idiot/savant qui prête sa voix aux Morts du XXe siècle, et de celui-ci s’en vient. Je suis un tueur, parce que je suis venu parler au nom des Morts, et que devant la lâcheté de nos contemporains, le moindre de leurs mots TUE. Mes livres sont des machines de guerre, parce qu’ils sont des machines de quatrième espèce (donc situées après même le silicium cybernétique et le transgénisme de la biologie opérative) qui se retournent à l’intérieur même de la Technique-Monde. J’entends bien qu’ils soient de véritables virus psychiques au service de la Vérité, disons, si vous le voulez bien, au service de l’Être.

La littérature et le Mal

JA
Le Mal comme privation de l’Être me paraît ne plus constituer, à l’aune de la barbarie contemporaine, qu’une pieuse définition de théologien. Il y a au contraire, dans chacun de vos romans, une tentative de montrer l’horrible consistance du Mal, une exploration, par des personnages eux-mêmes troubles (qui me font penser au Vidal-Olmos de Héros et Tombes de Sabato), d’un véritable contre-univers, sorte de cité du diable augustinienne mais aussi motif récurrent de la littérature démonologique, je pense notamment au Malleus Maleficarum (Le Marteau des sorcières) de Sprenger et Institoris. Or, donner au Mal une consistance, en faire, en un mot, une contre-création, n’est-ce pas loucher dangereusement vers la gnose ou, à tout le moins, vers une mythologisation – donc, peu ou prou, une tentative de compréhension, puisque le Mal donne à penser (cf. les travaux de Paul Ricoeur) – prenant de plus en plus le relais d’une explication rationnelle qui a de toutes les façons lamentablement échoué ?

MGD
Ah !, voyez l’enchaînement terriblement logique de vos questions et de mes réponses… En fait, ici, vous avez raison sur tous les points que vous soulevez, y compris si cela ouvre des paradoxes abyssaux : Le Mal comme absence, comme pur néant, comme privation statique de l’être est en effet une conception qui ne peut plus tenir la route après l’expérience du XXe siècle. Paul Ricoeur est un auteur que je viens tout juste d’aborder, vous me permettrez de ne faire aucun commentaire à son sujet, par pure ignorance. Vous avez raison, il s’est produit une très étrange «incarnation du Mal», en tant que Principe mondain, au cours des 10 ou 20 dernières décennies : l’Acte de Naissance de la pensée biopolitique proto-bolchevique qui conduit à l’extermination industrielle d’êtres humains en quantités comptables et stockables, se voit constitué selon moi par la Révolution des guillotineurs jacobins, et donc ses «racines» idéologiques sont précisément celles des «Lumières». Ce contre-univers n’est pas une vue de l’esprit. Auschwitz et l’ensemble du système concentrationnaire en ont apporté la preuve : dans ces machines de production industrielle de cadavres, on ne privait pas seulement les hommes de leur vie mais on les privait aussi de leur mort, comme le rappelle fort brillamment Giorgio Agamben dans Ce qui reste d’Auschwitz. C’est un anti-monde «anti-théologique», le règne absolu de l’Homme sans Dieu, donc non plus sans «limites», mais au contraire sans plus la moindre possibilité d’infini. Le paradoxe du Mal c’est qu’il est une opération de nullification – une «action négative» qui ramène l’infini vers le vecteur zéro –, qu’il s’incarne dans ce qui se désincarne, qu’il s’incorpore à ce qui se désincorpore. C’est la raison pour laquelle le Mal, en tant que principe identifiable et actif dans le Monde, s’est logé au cœur de la Technique-Monde. Il s’est logé en ce qui dans l’homme le rend égal à une simple machine, à ce qui lui permet d’être entièrement co-machinisé par une « mégamachine » sociale, idéologique, culturelle, «globale». Il est tout à fait possible de penser que jusqu’à une certaine époque il était justifié de dire que le Mal était un moment du Monde. Mais puisque l’Homme a abdiqué devant la Mégamachine qu’il porte en lui, on est en droit d’affirmer dorénavant que le Monde est un moment du Mal.

JA
Je vous pose à présent une question que j’avais adressée à Pierre Glaudes, éminent spécialiste de Léon Bloy, question qui n’étonnera guère l’auteur de polars que vous êtes. Vous le savez, le problème de la représentation littéraire du Mal fut la préoccupation constante d’écrivains tels que Maistre, Claude de Saint-Martin, Barbey, Blanc de Saint-Bonnet, Bloy ou Bernanos. N'est-ce pas ainsi le fait que, avec une remarquable continuité, ces écrivains (et je crois, vous à présent), ont tenté d'évoquer le mystère de la transcendance en empruntant la voie souterraine du démoniaque – comme le rappelle le célèbre proverbe portugais chéri par Claudel – qui confère à leur œuvre la portée soulignée par Pierre Boutang dans ses Abeilles de Delphes: «Le mal et la bassesse sont la seule transcendance qui puisse, à la rigueur, éveiller un monde assez oublieux des hiérarchies pour se faire raison de son ignominie et la résorber dans la nature» ?

MGD
Il me semble que la représentation littéraire du Mal, c’est tout simplement l’unique question que soulève la littérature depuis ses origines. La Littérature naît d’une confrontation en soi avec cette «Co-Machine» du Néant, sorte de double inverti, intensifié et monstrueux du Monde lui-même. Vous connaissez comme moi les relations extrêmement puissantes qui sont à l’œuvre entre Langage et Technique. Le Logos est une force qu’on ne peut manœuvrer avec insouciance. Le pouvoir de nommer les choses, c’est à la fois celui de les faire venir à l’existence et celui de les détruire. Dégrader le langage (la pensée comme action) et sublimer la mégamachine technique c’est préparer non pas seulement l’asservissement du premier par la seconde, mais pire encore, c’est laisser la puissance technique aux mains d’un langage, pensée en action – je le redis, qui n’est plus dès lors ni pensée, ni action, mais dévolution intégrale.
La Littérature qui se constitue au XIXe siècle, je parle de la vraie, est bien évidemment confrontée directement au problème du Mal, de son incarnation paradoxale dans le monde désincarné de la Technique. D’où la littérature «diabolique» que vous évoquez, et parmi eux Barbey, Baudelaire, Poe, Lautréamont, mais aussi Lovecraft ou bien sûr, dès le début du XXe, quelqu’un comme Kafka.
Je crois que la grande erreur du XXe siècle aura été, en revanche, de rechercher une dimension transcendante du Mal. Or, si le Mal est effectivement un anti-univers du Monde Créé, il agit donc par rapport à ce dernier comme la force qui rabat toutes les transcendances dans l’ordre immanentiste de la Nature et de la Société-Machine. Il devient donc ainsi une copie du Monde, un simulacre encore plus vrai que le monde, puisqu’il finit par l’avaler. Le Mal est le principe de dés-individuation ; il est à l’image des «bodysnatchers» qui envahissent les corps/cerveaux humains pour en faire les pièces d’un organisme collectif.
Il me semble que c’est une grande mystique, Sainte Thérèse d’Avila elle-même je crois, qui dit quelque part : «On ne sort du Monde que par l’intérieur». La littérature contemporaine n’a pas d’autre mission que d’explorer la Technique-Monde qui est devenue le Monde. Et bien évidemment parmi les «machines» dont il faut parvenir à transcrire l’activité : les «êtres humains» en tout premier lieu. La littérature réaliste, c’est donc bien la littérature des simulations du monde. La littérature véritablement humaine est celle qui décrit l’humanité telle qu’elle est, c’est-à-dire comme une «mégamachine» pour reprendre encore une fois Günther Anders. La littérature du XXe siècle, et celle du XXIe, est une littérature du Mal absolu ou elle n’est rien.

Note :
(1) À propos de notre langue. Une confession, texte recueilli dans Le prix d’Israël (Éditions de L’Éclat, 2003). Notons que ce texte de Scholem date de 1926, l’année même où, dans une interview accordée à Frédéric Lefèvre, Georges Bernanos parle de la littérature en tant que «miroir de l’Être».