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11/05/2005
Léon Bloy redivivus

Léon Bloy, Journal 1 (Le Mendiant ingrat, Mon Journal, Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne, L'Invendable) et 2 (Le Vieux de la Montagne, Le Pèlerin de l'Absolu, Au seuil de l'Apocalypse, La Porte des Humbles), édition établie et annotée par Pierre Glaudes, Robert Laffont, coll. Bouquins.
La réédition du Journal de Léon Bloy a été un événement et continue de l’être, non pas tant pour la poignée de lecteurs perspicaces qui avaient pu en lire le texte, en quatre volumes, procuré par Joseph Bollery au Mercure de France, que pour les nouveaux lecteurs que va toucher sans aucun doute la large diffusion dont bénéficient les titres de la collection Bouquins. Guy Schoeller, directeur de cette excellente collection, est un

Quoi qu'il en soit, la lecture ou la relecture de cette œuvre grandiose est un séisme dans le monde lilliputien des actuelles productions littéraires. Car allez donc faire un tour au supermarché littéraire d'une quelconque FNAC, afin de vous délecter du spectacle : au rayon des nouveautés, le portrait de Bloy semble fixer les auteurs racoleurs qui osent étaler leurs œuvres infectes près de son Journal de l'âme, et réduire leur verbiage aigre à un mince filet limoneux, qui s'évaporera sous la chaleur de l'astre bloyen, dont le spectre étonne encore les spécialistes. De la dureté, de l'ironie, de la fureur, de l'imprécation, de la grâce, une soif furieuse de Dieu, du désespoir et de la misère, voici donc les éléments lourds qui composent l'étonnante singularité astronomique, effondrée sous son propre poids, comme s'il s'agissait d'un de ces trous noirs invisibles. Mais l'astre lourd, l'étoile super-massive a un autre secret : tous ces éléments exotiques éclairent les somptueuses drapures de la nébuleuse de l'Aigle qui, en réfléchissant leur lumière acérée, fait baigner dans ses vaporeuses dentelles les jets âpres de l'écriture bloyenne.

L'écriture de Bloy qui se moque du temps comme elle se moque de la racoleuse modernité et de ses corollaires assassins que sont l'idée de progrès, de réussite sociale et de morale, je pourrais la définir comme une gigantesque entreprise de déchirement du voile. En effet, le temps n'est rien, mais le Mal aussi, pourtant déchaîné dans le paroxysme de la Première Guerre que Bloy ne pense être que le prodrome de la Grande Tribulation qui se prépare, mais, tout autant, la raillerie des hommes, leur mépris, la haine que les contemporains de l'écrivain déversèrent à gros bouillon saumâtre sur la tête de ce pèlerin du Silence. Les mépris de Léon Bloy

C’est de cette haine parfois involontairement drôle, mais aussi de cette grandeur de vue, de ce génie de l'écriture (avec et sans majuscule), je pèse mes mots, qui fut probablement unique dans l'histoire des Lettres, que Jean-René Huguenin est né (celui, pamphlétaire et logocrate, du superbe Journal), mais aussi, mais bien sûr, Georges Bernanos, qui lui dédia un texte émouvant (Dans l'amitié de Léon Bloy) après avoir découvert la prose de ce Georges Darien apostolique dans les tranchées de l'Avant, où il pataugeait en regardant fixement la prunelle furieuse de son abbé Donissan. Sébastien Lapaque ou même Philippe Muray, mais également Marc-Édourad Nabe, qui l’a lu et oublié au milieu de sa collection de préservatifs, se réclament d'une aussi noble lignée, bien qu'ils n'égalent d'aucune façon la hargne de cet imprécateur né, qui écrivait, le 3 septembre 1893 : «Ma colère est l'effervescence de ma pitié...». Que voulez-vous, ces écrivains de talent (je répète que Nabe se galvaude complaisamment depuis son dernier roman, Printemps de feu) de même que tous les surgeons frénétiques se réclamant du Vieux de la montagne, aussi sincères qu'ils paraissent, auraient bien de la peine à fouailler les profondeurs d'une âme aussi véhémente que celle de Bloy, écrivant, le 19 mars 1900, dans le second volume de son Journal : «Je ne sens rien en moi que la présence, à une profondeur où je n'ose descendre, d'un sombre lac de douleurs dont les vagues me submergeront peut-être à l'heure de mon agonie». Applaudissant ce Lacordaire à la muflerie incandescente, Kafka comparait Bloy aux prophètes du vieil Israël qui secouaient leurs pieds harassés par la marche dans les déserts sur le seuil des demeures riches et avares de la Parole, en plaçant toutefois ces dangereux contempteurs de la lâcheté du Peuple élu dans les rangs des admirateurs, donc des débiteurs de Bloy. Borges, lui, génial et subtil entomologiste, écrivain pourtant au nadir de ce zénith de violence qu’est l’auteur des Histoires désobligeantes, déclarait le goûter plus qu'aucun autre, avec Carlyle et Poe.

Oui, comme Léon Bloy, terrible vivant au milieu des morts, plus vivant que les milliers de masques qui monologuent perpétuellement dans les caves de notre vieux pays, paraît décidément les précéder d’une perpétuelle longueur, eux qui, comme ils sont d’une pathétique mauvaise foi, ne lui pardonneront jamais cette offense.
Notes
(1) Je relève toutefois une étrange erreur, page 42 de son Introduction ; parlant de l'Inconnu que Bloy a attendu tout au long de sa vie, Pierre Glaudes écrit : «Ce personnage sublime, qui ne peut être saisi que par la négation ou par l'indéfini, relève à l'évidence de la logique du neutre, qui est proprement celle de l'utopie». Non ! Cette tentative n'est pas celle qui déboucherait sur une espèce d'entité politico-surnaturelle neutre, mais celle, apophatique, qui tente de focaliser l'attention des lecteurs sur le paradoxe absolu, c'est-à-dire l'alliance rigoureuse du oui et du non. Le neutre n'exige jamais le saut dans la foi qui, selon Kierkegaard, dénouait seul le nœud gordien de la catégorie du paradoxal.
(2) Sur cette question douloureuse et difficile, qui semble toujours résister aux hâtives lectures d’auteurs tels que Éric Marty (voir son pourtant corrosif Bref séjour à Jérusalem), une excellente mise au point nous est donnée par l'article de Denise Goitein, Léon Bloy et les Juifs, Cahier de l'Herne Léon Bloy, n° 55, (éditions de l'Herne, 1988), pp. 280-294.
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