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03/06/2011
Seamus Heaney ou la familiarité de l'effroi
«Do not waver
Into the language. Do not waver in it.»
Seamus Heaney.
Je ne savais pratiquement rien de Seamus Heaney avant de lire les deux recueils publiés par Gallimard, intitulés La lucarne et L'étrange et le connu.

Un mot sur cette lecture des poèmes d'Heaney, laquelle aurait été je crois parfaitement impossible à Paris ou dans toute autre grande ville, s'il est vrai que certains lieux perdus, préservés, sauvages, non seulement orientent le sens de nos lectures, mais se mêlent au livre lui-même, lui communiquent en quelque sorte leur silence, deviennent ce livre d'une certaine façon. Et le silence, quelle sottise de croire qu'il est le même quel que soit le lieu où nous tentons de l'écouter, de comprendre ce qu'il veut nous dire : il y a autant de silences qu'il y a de langues, même si, comme celles-ci, les silences se réduisent comme peau de chagrin à la surface de notre globe hurlant. Chaque haut-lieu s'éloigne du vacarme et, en échange de notre attention et de notre écoute, laisse sourdre un silence qui lui est propre, à nul autre pareil. Car, s'il est bien vrai qu'un grand texte est comme l'éclosion d'un possible infini, un paysage grandiose peut tout aussi bien, comme s'il était le rival du livre en train d'être lu, nourrir ses pages et celui qui les lit d'un silence tout bruissant de mille voix tragiques et oubliées.
Ainsi, extrait de La lucarne, ce poème, splendide :
«For certain ones what was written may come true :
They shall live on in the distance
At the mouths of rivers.
For our ones, no. They will re-enter
Dryness that was heaven on earth to them,
Happy to eat the scones baked out of clay.
For some, perhaps, the delta’s reed-beds
And cold bright-footed seabirds always wheeling.
For our ones, snuff
And hob-soot and the eat off ashes.
And a judge who comes between them and the sun
In a pillar of radiant house-dust.»

«Pour certains, ce qui était écrit pouvait s’avérer
Ceux-là continueront de vivre au loin
À l’embouchure des fleuves.
Pour les nôtres, non. Ils retrouveront
L’aridité qui fut pour eux ciel sur la terre,
Heureux de manger les galettes moulées dans l’argile.
Pour certains, peut-être, les roseaux du delta
Et le survol des froids oiseaux de mer aux pattes vives.
Pour les nôtres, quelques reniflements,
La suie des cheminées, la chaleur des cendres.
Et un juge dressé entre eux et le soleil
Dans une éclatante colonne de poussière.»
Je me permet d'évoquer un autre extrait de poème (intitulé Continuer in L’étrange et le connu [1996] (Gallimard, coll. Du monde entier, 2005), pp. 34-5 :
«Cette scène-là, où Macbeth éperdu s’abandonne
Au cauchemar – car voici de nouveau les sorcières
Et les visions sorties du chaudron –
Avait quelque chose de familier.»
Qu'a écrit Seamus Heaney dans sa propre langue ? Voici :
«That scene, with Macbeth helpless and desperate
In his nightmare – when he meets the hags again
And sees the apparitions in the pot –
I felt at home with that one all right.»

Peu importe du reste puisque l'édition donnée par Gallimard offre aux lecteurs du poète le texte d'origine qui, selon l'adage, aussi ancien que certain, est trop souvent trahi par les approximations d'Hersant (à mon sens insuffisamment pointées par l'article assez complaisant, sur ce point de la traduction, de Clíona Ní Ríordain paru dans la plus récente livraison de la Quinzaine littéraire). Quelques extraits de poèmes, indifféremment choisis dans les deux recueils, offrent je crois une idée assez précise de l'écriture de Heaney :
«The first words got polluted
Like river water in the morning
Flowing with the dirt
Of blurbs and the front pages.
My only drink is meaning from the deep brain […].»
Dans la traduction d'Hersant :
«Les premiers mots furent pollués
Comme l’eau du fleuve au matin
Coulant avec la crasse
Des jaquettes glorieuses et des éditoriaux.
Je m’abreuve au seul sens surgi de l’esprit profond […].»
Et encore, premier poème d'un recueil intitulé Le rameau d'or, évident souvenir de Frazer mais aussi de T. S. Eliot :
«And now this is «an inheritance» –
Upright, rudimentary, unshiftably planked
In the long ago, yet willable forward
Again and again and again, cargoed with
Its own dumb, tongue-and-groove worthiness
And un-get-roundable weight.»
«C’est aujourd’hui «un héritage» –
Vertical, rudimentaire, inébranlablement ancré
Dans l’autrefois, mais transmissible à nouveau
Encore et encore et encore, tout chargé
De sa propre valeur muette, mortaises et tenons
Comme de sa masse incontournable.»
Et, pour finir, extrait d'Ajustages :
«All gone into the world of light ? Perhaps
As we read the line sheer forms do crowd
The starry vestibule. Otherwise
They do not. What lucency survives
Is blanched as worms on nightliness I would lift,
Ungratified if always well prepared
For the nothing there – which was only what had been there.»
«Partis vers la lumière ? À la lecture de ce vers
De pures formes viendront peupler, qui sait ?
Le vestibule étoilé. Sans cela
Rien de tel. Ce qu’il reste de lueur
À la pâleur des larves de mes pêches nocturnes,
Décevantes toujours malgré ma préparation
À l’absence – cette ancienne présence.»
Lien permanent | Tags : littérature, critique littéraire, poésie, seamus heaney, éditions gallimard | |
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