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26/04/2006

Strix Americanis chasse dans la Zone... en vol serré

REUTERS:Jon Nazca.jpg

Crédits photographiques : Asmaa Waguih (Reuters).

Claude Marc Bourget, directeur de la très belle revue électronique Strix Americanis, m'a fait l'amitié d'un long entretien que d'ailleurs nous continuons de mener en ce moment même et qui sera publié sur son site et le mien, au gré de nos avancées. Au-delà d'un simple phénomène de mode qui ne manquera pas de faire rire les imbéciles (la Zone se gausse de trois choses : sa petite célébrité virtuelle, l'opinion qu'en ont les sots et surtout leurs états d'âme...), seul m'intéresse dans ces entretiens, parfois, comme avec Claude Marc, de réels dialogues, l'instauration d'un espace de parole qui finalement, malgré les apparences évidemment trompeuses, est une denrée fort rare sur la Toile, paradis rhizomique des voix autistes plutôt que solitaires, empire froid où la multitude s'enchaîne à son propre mutisme.

Je reproduis le texte de mon ami, donné en présentation de sa nouvelle série intitulée Les Conciliabules.

LE GENRE DE L’ENTRETIEN ressemble au fruit d'une visite, déclare ainsi Claude Marc Bourget. Non pas de ce qui serait la visite d'un lieu, mais de cette visite que l'on fait à quelqu'un. Or, il n'est pas à la personne ce que le journal de voyage est au lieu. La biographie tient cette place. Disons que l'entretien, au-delà même du genre, est fruit de ce que les humains seuls ont puissance de faire, converser. Quand ils ne le font plus, c'est qu'ils sont devenus des anges, ou qu'ils sont devenus des bêtes. Si le rire appartient à l'homme, converser appartient aux hommes, du moment qu'ils appartiennent, eux, à une civilisation. Comme ira leur conversation ira leur société.

Dans les périodes où la terreur fut reine, il fallut converser et se concilier en secret, c'est-à-dire en retrait de la chose publique et des exécutions de même épithète. Aujourd'hui que nous pourrissons dans les prisons de la liberté, libres des nôtres, libres de race, libres de famille et d'amis, libres de nous-mêmes, en fait, et décidant de la mort, l'asile de la conversation est soudain, sans doute à titre provisoire, cet antre béant que crée, depuis la surface épuisée des choses, la multitude anonyme et immesurable. L'évidence, en ces temps abstraits où tout est même, l'évidence, l'aveuglante évidence est le plus sûr refuge de nos secrets. Ainsi, parmi le vacarme et les bourdonnements cybériques, il y a-t-il, de Strix, les Conciliabules.

Claude Marc Bourget
Juan Asensio, vous sonnerez bientôt le gong de la troisième année de votre stalker, cet amphithéâtre où se retrouvent avec vous, comme à votre table et munis de vos érignes, certains dissecteurs de notre temps et, dit votre enseigne, de l’un de ses plus malodorants cadavres, la littérature. Vaste est la matière à agiter avec vous, mais convainquez-moi d’abord que l’Internet, dont on sait qu’il est la somme de bien des absences et un summum d’irréalité, est le nouveau «lieu» désigné pour ladite analyse, quand il serait sage peut-être de n’y voir là, de possible, que bataille et lutte entre un cadavre, donc, et de l’inexistant, jeu de spectres et de fantômes. Ou persuadez-moi que cette littérature, comme les hommes, aura une vie après la mort, c’est-à-dire une résurrection, et que pour ainsi reprendre et avoir ses pâques elle sera passée comme par un anti-lieu, un couloir du diable et le recours, gravissime, à la désincarnation.

Juan Asensio
J’avoue m’être bien souvent posé cette question que vous soulevez. Je ne lui ai toujours pas trouvé de réponse parfaitement satisfaisante mais, sans penser toutefois que la Toile est le lieu (ou plutôt, la Zone que rien ne limite) d’une liberté de ton absolue, encore moins celle où s’épanouit la qualité (c’est même trop souvent tout le contraire !), je dois quand même constater la vigueur de certaines plumes qui ont choisi le Réseau plutôt que des supports imprimés, quotidiens, revues ou livres en tous genres, pour s’exprimer. Faites donc l’essai de vous promener de site en site et, dans le domaine qui nous intéresse en commun je le suppose, celui de la critique littéraire : lisez ainsi un article publié sur le blog du Transhumain par Olivier Noël et, ensuite, comparez ses analyses impeccables (peu importe que je sois bien peu souvent d’accord avec leurs conclusions les plus radicales), la vivacité du ton, les perspectives entrevues, parfois mêmes ouvertes bref, comparez ce véritable travail critique avec les petits papiers, vite écrits, sans témoigner d’une véritable culture littéraire, de revues telles que Lire, Le Magazine littéraire ou même Transfuge, dont Pierre Assouline paraît être l’un des plus téméraires défenseurs. Que constate-t-on, presque immédiatement ? D’un côté, je le disais, un travail détaillé, approfondi, de lecture, de bataille livrée à l’œuvre, de corps à corps avec l’auteur. Toute critique est ainsi une lutte, ou n’est rien. De l’autre côté hélas, qu’avons-nous ? Des textes sans âme, desséchés, une cohorte dolente de petits renvois d’ascenseur qui, certes discrets (hormis lorsqu’il s’agit, pour les borgnes du Monde des Livres, de rendre compte de la dernière rinçure sollersienne), n’en sont pas moins une pratique toujours fort courante.
Tenez, ces derniers mois ont paru, en langue française, plusieurs romans majeurs. Quels ont été les journalistes de la presse écrite ayant réellement décortiqué, disséqué Cosmos Incorporated de Dantec ou La Possibilité d’une île de Houellebecq ? Je vous mets au défi de m’indiquer plus de deux ou trois noms et encore, pour quels maigres résultats alors qu’il s’agit là tout de même, comme on le dit stupidement, d’événements littéraires ! Imaginez donc ce qui attend les lecteurs lorsque ces mêmes nouveautés romanesques sont le fait d’auteurs peu connus. Qui a évoqué avec intelligence, hormis Pol Vandromme pour Valeurs actuelles, de magnifiques romans, d’une réelle écriture, d’une véritable profondeur métaphysique, tels que Stalag de Jean Védrines ou encore Amnésie de Sarah Vajda ? Soyons donc sérieux. Aujourd’hui, la plupart des textes critiques consacrés à la littérature et aux essais paraissent sur les sites et les blogs de quelques forcenés qui en ont plus qu’assez de la mainmise réalisée par la presse traditionnelle, pratiquement exclusivement composée, je répète une banalité toujours valable, de petits journalistes opportunistes et bien-pensants. Je pourrais faire, à l’évidence, de semblables observations concernant des sites plus spécifiquement consacrés à des analyses de la situation géopolitique actuelle pour le moins percutantes et opposées en tous points aux platitudes tiers-mondistes du Monde diplo (je vous laisse donner à cette épithète sa nature préhistorique).
Reste à savoir ce qu’il adviendra de la formidable quantité de textes disséminés sur la Toile et qui, pour survivre durablement je crois, laisser une trace physique dans l’histoire des hommes, devra tout de même retrouver le refuge de l’imprimé car le Net avale comme un ogre les informations et nous ne savons pas encore si les trous noirs étudiés par les astrophysiciens débouchent, en somme, sur leurs opposés, de formidables et hypothétiques fontaines de matière et d’énergie appelées trous blancs. En bref, nous nourrissons la Toile, reste à savoir dans quelle mesure elle nous nourrit ou… nous dévore.

Claude Marc Bourget
C’est donc empiriquement que vous abordez la Toile, tandis qu’on la théorise et la raisonne. Votre pari, celui que vous faites de toute évidence, table ainsi sur un double examen. Vous observez que l’espace conventionnel de l’écrit est sous dictature, ou en défaillance, et que le juvénile espace du Net, pour sa part, qui abrite tout signe inconsidérément, réalise par définition et comme par défaut, fatalement, l’abri de plus libres lectures, d’intelligences en élargissement, avec tout ce que cela promet de périls et d’aberrations (biens des mouches affranchies d’aucune métrique s’y croient des aigles).
Je ne partage en rien votre évaluation d’un Olivier Noël, par exemple, dont la candeur envers l’islam est d’une inconsommable banalité, propre à une pensée science-fictionnelle accablée de lectures et finalement adolescente, mais je saisis, revenant à vous et à quelques autres, l’idée d’une critique louve plus que chienne, d’une gueule littéraire qui, pour ne pas manger dans la main sclérogène de son objet, avec des dentiers et une langue de location, n’a plus à choisir le silence et le monastère de l’orgueil, mais peut hurler et inquiéter le tyran, nourrie qu’elle est, sans en être, à la vigueur sauvage des foules, aux agitations entrelacées de la multitude. Mais enfin, tout cela doit-il tenir en soi, pour soi, ou bien servir ? Vous parlez du retour nécessaire à l’imprimé. En deçà des analogies possibles, et d’une sorte de prédétermination organique du côté de l’immense, en visez-vous la reconquête ? Une réelle restauration ? Et si oui, passerait-elle par un écroulement des oligarchies édito-médiatiques ?

Juan Asensio
Empiriquement, certes (qu’en serait-il de l’existence hautement improbable, à vrai dire absurde, d’un architecte qui ne rêverait la réalisation de son pont que sur un plan ?) mais aussi par la théorie, par exemple dans ce long dialogue, justement consacré à ces questions, avec Dominique Autié qui lui-même ne cesse de sonder les liens unissant la Toile et l’imprimé. Attention tout de même, ne tirez pas mes propos vers un ailleurs stratosphérique où, comme vous, je n’ai vu, en guise d’aigles, que d’extraordinairement prétentieux canards (je parle avec plus de goût de manchots, comme dans ce billet consacré à l’un de ces tsunamis lilliputiens dont la Toile est coutumière. Je l’ai dit et je le répète, concernant la Toile, une assez juste proportion me paraît être 95%-5%. 95% d’immondices et de flatulences nauséeuses, le reste, 5%, qui est tout de même un pourcentage assez maigre vous le remarquez, de sites et de blogs qui tentent d’écrire, voire de penser. Pour ceux qui allient les deux, pensée et écriture, ce chiffre, je ne vous apprends sans doute rien, diminue encore. Cette répartition entre la qualité et la vulgarité la plus insignifiante se retrouve, du reste, dans le monde de l’édition et aussi dans celui du journalisme, ces deux univers ayant il est vrai de plus en plus tendance à fusionner pour ne créer qu’une vaste bulle, certes pas spéculaire ni même spéculative, qui n’a pour l’heure pas fini de grossir.
Un mot sur Olivier Noël tout de même : là encore, je n’ai jamais prétendu que j’étais en accord complet avec les thèses qu’il défend. Je suis même presque systématiquement en désaccord avec l’horizon d’attente (ne parlons pas d’espérance !) que postulent ses critiques, je l’ai écrit. Identiquement, je ne suis pas certain que nous partagions une commune vision de la destinée Politique de la France (Olivier récuserait je crois l’usage de cette majuscule). Peu importe du reste, Noël a une plume et, ma foi, sait s’en servir. De la même façon, votre vision de la science-fiction, pardonnez-moi de vous le dire crûment, témoigne d’une profonde méconnaissance de certaines œuvres essentielles (surtout celle de langue anglo-saxonne) qui, croyez-moi, n’ont aucunement à rougir si on les compare aux romans que notre République bananière fièrement publie ou plutôt produit par milliers chaque année. Je préfère ainsi la moindre page d’une œuvre, fût-elle mineure (et, certes, il y en a beaucoup !) de Dick ou d’Heinlein aux œuvres complètes de Philippe Sollers, même si le défend avec une bravoure désespérée l’ardente Pucelle Savigneau… Vous croyez que je plaisante ? Pas du tout : si, en effet, nombre d’ouvrages dit de science-fiction sont très souvent horriblement écrits et ne valent que par la qualité de l’illustration qui leur sert de première de couverture, les questions qu’ils soulèvent, les problématiques qu’ils mettent en jeu sont tout simplement à des années-lumière des préoccupations odieusement nombrilistes de nos petits pontes érotico-saphiques. Je parlai de Dick : je vous conseille de lire, par exemple, Le Maître du Haut Château, géniale création d’un univers parallèle (les pédants disent : dystopie) qui ressemble au nôtre et pourtant lui demeure radicalement étranger. La question de la puissance fallacieuse de l’art y est aussi magistralement évoquée et son impossibilité tragique quant au fait de nous permettre d’éventer les simulacres. Je ne vois absolument rien de comparable, de près ou de loin, dans les livres minables que l’on nous sert, pompeusement, en les affublant du titre, de plus en plus caduc, de littérature, de roman, de confession, etc.
J’ai envie de vous provoquer en terminant de vous répondre : je me fiche d’une quelconque restauration de ce matriarcat de vieilles putains que sont les livres imprimés même si j’ai paradoxalement affirmé que, contre la Toile telle qu’elle existe pour le moment, le Livre demeurait encore souverain. D’abord parce que, fidèle à la leçon de Socrate dans le Phèdre, je pense que la croissance exponentielle du Signe (le livre, finalement, n’en est qu’un savant assemblage) a dramatiquement grevé la puissance de notre mémoire. George Steiner tout comme Pierre Boutang ont ainsi à mon sens toutes les raisons du monde de s’alarmer contre la lente destruction du «par cœur», en somme de la tradition orale et aussi de la prégnance de l’autorité d’un maître sur son élève, qui se fait essentiellement par le moyen de la parole, de la communication directe. Ensuite parce que la Machine, ici médiatique (ne me parlez point de… littérature, laquelle est morte ou presque, en tout cas en France), de plus en plus emballée ou devenue folle comme la toupie de Chesterton, ne peut à présent s’arrêter que si elle est définitivement stoppée, comme le pariait Frank Herbert dans Dune. Que veux-je dire ? Tout simplement que les livres qui doivent survivre survivront, quelle que soit la puissance immense des milliards de débris qui se prétendent livres et qui ne sont que : paroles de putains, paroles putanisées selon la trouvaille de Marc Waldberg. Je voue un amour sans doute suspect aux livres en tant qu’objets, n’en doutez pas, et je suis prêt à dépenser les milliers d’euros dont je ne dispose point pour acheter un exemplaire original d’un livre par exemple consacré à la démonologie mais... Pour autant, je ne me vois pas en fétichiste, conservateur armé jusqu’aux dents d’une bibliothèque borgésienne, scrupuleux eunuque consignant la plus petite entrée, par exemple une fadaise signée d’Alina Reyes. Justement, les livres, ceux en tous les cas qui sont des chefs-d’œuvre, n’ont pas besoin de réelle existence physique : tout du moins, ce n’est plus seulement la seule conservation muséale de l’objet-livre qui garantira sa pérennité. C’est même tout le contraire parce que dorment dans nos bibliothèques des milliers de livres que personne ne lira, pour la simple et bonne raison qu’ils ne doivent point être lus, que leur destin est de n’être point lus, qu’ils ont été écrits pour rien. Voyez-vous, je crois que les plus grandes œuvres de l’Antiquité elles-mêmes, dont beaucoup ont disparu vous le savez, ont elles aussi dû, pour parvenir jusqu’à nous, mourir en somme, se débarrasser de leur enveloppe matérielle et ressusciter sous une forme différente, non pas éthérée, ectoplasmique mais essentialisée, dans la tradition orale, véritable corps-esprit ou plutôt, pour le dire avec Merleau-Ponty, chair invisible. De quoi s’agit-il ? De la parole respectueuse de ces minutieux moines, le plus souvent anonymes, qui copièrent des milliers de livres qu’ils estimaient devoir être à tout prix sauvés de l’oubli ou de la destruction. Cet acte d’une souveraine piété est encore de trop et, à mes yeux, parie avec bien peu de force sur les pouvoirs de l’esprit : ils prétendent pallier la disparition de l’écrit en ajoutant, à la masse déjà énorme de livres, de nouveaux livres. Croyez-moi : je ne me damnerai pas, à la différence de Nick Tosches, pour avoir la chance de pouvoir lire le manuscrit autographe de la Divine comédie. Même si cette œuvre absolue ne nous était point parvenue, nul doute que son inexistence même, rêvée ou phantasmée, aurait suffi à nourrir les plus grands écrivains et penseurs de l’époque médiévale, puis des siècles qui nous séparent d’eux. En fait, l’inexistence même d’un livre, ou plutôt sa paradoxale existence, est source de création, tout comme, selon Raymond Abellio (dans le premier tome de ses Mémoires intitulé Un faubourg de Toulouse), la destruction de la tour de Babel sert à l’édification d’une tour encore plus haute, spirituelle, invisible, et elle, pour le coup, indestructible.
Bien sûr, vous aurez beau jeu de me dire que je cherche à publier, moi aussi, des livres et que je ne puis tout de même pas m’amuser à jouer le rôle d’un ces Bartleby évoqués par Vila-Matas puisque je suis un critique ayant critiqué, ayant donc commis le péché d’écriture ou, comme j’aime le préciser, ayant entreglosé, ce vice impuni du perpétuel commentaire, du palimpseste midrachique. Certes, je confesse que je n’ai pu, encore, me débarrasser de la faramineuse superbe consistant à laisser vivre un texte qui, aussitôt échappé à l’air libre, a toutes les chances de ne point pouvoir parvenir à vivre sans quelque assistance médicale à vie. Certes encore, je vous dirai que mes livres n’en sont pas : recueils ou livre-monstre (tel que José Bergamín en méditait l’existence) comme l’est La Littérature à contre-nuit, ils refusent en somme la fiction de l’écriture en ne se voulant rien d’autre que des scolies, escolios selon Gómez Dávila, lignes concentriques forant leur propre puits plutôt que d’être d’alourdissantes gloses, en somme de labiles rinçures. Reste qu’il est de plus en plus difficile de trouver un éditeur acceptant de publier un texte qui le déroute, qu’il n’a pas même le courage de défendre, dont il sait, ignoble réalité, qu’il ne lui permettra pas de rentrer dans ses frais.
Je vais vous confier un petit secret qui servira, en même temps, d’illustration pour le moins… parlante à ce dont nous discutons. L’un de mes amis à qui j’avais fait parvenir un pourtant mince manuscrit évoquant Judas, m’a conseillé de l’adresser à Michel Surya, passionné m’avait-il dit, par l’histoire de ce Maudit d’entre les maudits, auquel le principal traducteur en français de George Steiner, Pierre-Emmanuel Dauzat, vient de consacrer un bien étrange bouquin publié par Bayard. J’ai donc envoyé mon texte à Michel Surya, n’espérant absolument rien d’autre que l’une de ces réponses idiotes où l’éditeur vous congédie d’un mot tout en ayant banalement loué la qualité du texte que vous avez eu la grande intelligence de lui soumettre. Voici, donc, la réponse que Michel Surya a eu l’amabilité de m’envoyer, à laquelle je n’ai pas ôté une virgule :

«Le 20 mars 2006.

Cher monsieur.

J’ai reçu et lu votre Chanson d’amour de Judas Iscariote. La première chose dont je m’étonne, c’est que vous ayez pu songer à me l’adresser. Je peux former cette hypothèse : que vous ne sachiez pas qui je suis, ce que j’écris et ce que je publie (la revue et la maison d’édition Lignes. Mais cette hypothèse tient mal : il semble en effet que vous soyez au courant de tout. Cette autre hypothèse se proposerait alors : vous le sauriez mais vos préventions politiques pèseraient moins que l’amour que vous avez de la littérature. Je peux d’autant mieux l’imaginer que je ne pense pas autrement. Et vous auriez pu penser que je réagirais de même.
Cela ne nous aide guère cependant : mes amis, ce que je défends (politiquement du moins), ce que j’écris et pense moi-même incarnent tout ce que vous invectivez à longueur de blog. Et inversement, ce que vous défendez est ce contre quoi tout en moi s’insurge.
Alors ? Alors je ne publierai pas votre livre. C’est dommage, parce qu’à quelques minimes détails près, c’est le plus souvent un très beau livre que vous avez écrit et que j’ai lu. Je le dis d’autant plus volontiers que Judas est une figure qui m’intéresse au plus haut point et que je ne peux être, à son sujet, qu’extrêmement exigeant.
À ce très beau livre, je souhaite un éditeur que n’arrêtent pas les considérations qui m’arrêtent et dont je me devais de vous faire part.
Bien à vous.
Michel Surya».

Alors cher Claude Marc, que pensez-vous de ce curieux divorce entre la reconnaissance tacite d’un amour partagé, par lui et moi, de la littérature, contre l’existence même d’horizons politiques profondément divergents, le fait, me déclare-t-il, que nous pensons de la même manière et ce refus de me publier, alors même que, connaisseur du sujet selon ses dires, il a pu mesurer la qualité de mon texte ? N’est-ce tout de même pas, comme le vécut le pauvre Macbeth, un consternant divorce entre la volonté et l’action, qui ne suit pas, qui semble paralysée d’une consternante et inexplicable trouille ? Remarquez : cet homme, au moins, a eu le courage de me répondre, ce n’est déjà pas si mal, au point où nous en sommes… Si je vous montrais d’autres courriers d’éditeurs qui, tous, ont refusé les manuscrits que je leur soumettais, vous blêmiriez, à moins que vous ne partiez d’un grand rire, finalement salvateur face à tant de bêtise ! Vous ne vous étonnerez donc pas si, de guerre lasse, je ne cherche même plus à envoyer mes textes à des revues ou à des éditeurs. D’où l’existence de la Zone, où je publie ce que je veux, sans que nul ne puisse s’aviser de me dire que, malgré la qualité de mes textes, eh bien non mon bon monsieur, je ne puis tout de même songer à vous publier, quelle horreur, vous n’y pensiez quand même pas sérieusement tout de même, n’est-ce pas ? Nous voici donc exactement au même point, mais bizarrement retourné, qu’au moment où je terminais de répondre à votre première question. Sauvez-nous, je vous prie, de cette diabolique redite et, comme le bon samaritain de Sous le soleil de Satan, aidez le pauvre Donissan à s’échapper de ce labyrinthe concentrique !

Claude Marc Bourget
Cher Juan, je vous pose des questions comme à moi-même et vous adresse des échos du monde, des réflexes d’idée pris à un certain corps de civilisation, la nôtre, qui fut bien des choses aujourd’hui au mouroir, mais aussi la civilisation du livre, en cela fille de sa religion, d’ailleurs jusque dans ses hérésies. Si je m’enquière dudit livre auprès de vous, c’est avec cette manière qu’aurait son vieil esprit, à travers vous, moi, nous tous, de se cabrer devant les indices de sa catastrophe. Mais c’est d’abord par une sorte d’affinité dans la réaction. Ne faisons donc pas croire, vous et moi, que j’avocasse à la solde du livre et plaide en faveur de son empire inguérissable. STRIX AMERICANIS, cette tribune même d’où je vous parle, en est le formel et clair déni. Votre réponse en bourrasques, d’ailleurs, a soufflé jusqu’à la fin dans le sens de ses harangues, et même dans son droit fil quant au primat de l’oralité.
Déjà le livre, en effet, au temps de ses origines et sans doute éternellement dans les cœurs, fut l’accusé de la parole, la mauvaise incarnation du Verbe et comme sa gênante idole. L’écriture, ce cristal, dépossédait la mémoire naturelle, ce fluide, de son long cours, c’est-à-dire de sa propre continuité, déséduquait l’esprit comme unique véhicule du Verbe, vase vivant où il est versé et qui le verse. L’accusation n’est pas fausse et les événements la soutiennent jusqu’à nous, aujourd’hui que les livres, plus nombreux que les hommes, nous dépossèdent et nous déséduquent, mais elle est constitutive d’une autre accusation, plus tragique, celle du Mal originel, outrance de nos capacités et de notre liberté. La distance, de mon point de vue, entre le signe-écran et le signe-papier, est dérisoire au regard de l’appartenance de ce couple, sinon de toute la dynastie médiatique, au mystère du Mal originel. La littérature a vécu sous son autorité. Elle en est la chose. Mais il est bien tard pour nous interdire de l’accomplir. Au surplus, hors les greffes d’une vie surnaturelle, nous n’y avons point de remède. Reste que, tout s’intensifiant, le Net va plus loin dans la permission du paroxysme et de l’hystérie. Or, dans les extremums d’un phénomène, là gît le secret, nous arrivent toujours comme des îlots de renversement, comme de clairs points de santé dans les tréfonds de la mort. Le bien peut ainsi sortir de nos fautes mêmes. Aussi les plus abominables guerres donnent-elles lieu à de mystérieuses retrouvailles, à des tranchées nouvelles, creusées dans l’homme en soi (j’allais dire en nous) et qui portent leur ration d’assainissement.
Revenons à la science-fiction. Deux mots sur elle. Je n’en attaque ni le genre, demeuré assez pur dans l’ensemble, peut-être du fait même de son isolement, ni les captivants chef-d’œuvres, souvent écrits dans une langue qui ne se montre pas, restée fort anglo-saxonne à ce chapitre, du moins en pays français, et dont la vertu, en l’espèce, est de tout laisser, par une sorte de transparence, à l’invention ou à l’extension du fait, aux matérialisations de l’hypothèse, à la théâtralisation d’un jeu précis d’axiomes et de prémisses. Elle est un dispositif irremplaçable de projections et qui autorise de fort sérieux usages. Vous me permettrez de rendre ce jugement tout en ayant raté tel ou tel summum et de comprendre la montage dès la mi-hauteur, sans besoin de danser sur la cime ni d’y ajouter mon escabeau. Mais vous me permettrez en second lieu d’observer que la science-fiction, si elle sait inspirer, aspire également à elle, accapare, absorbe, par sa séduction propre, où le vertige n’a pas la plus mince part, une catégorie de lecteurs et d’esprits qui, souvent novices et que n’a pas encore rattrapé la terre, s’abandonnent à son irréalité, comme aux jouissances psychotropes d’une mathématique inapplicable. De l’engin de démonstration qu’elle sait être, qui nous permet d’obtenir, par les raccourcis de l’art, des vues-chocs, sous des angles hier improbables, sur les cieux et les enfers de l’être, au reste occidental et prométhéen, elle passe alors du côté de l’aide au déracinement, du désincarnant, de tout ce qui de son éther cherche à remplir le vide. Son influence, son attraction est alors funeste et tyrannise l’esprit comme un vice. Nous croyons alors qu’auprès d’elle nos gestes et nos pensées se libèrent, alors qu’à la vérité, simplement, elle nous agite et les agite. Voilà ce que je pointais en parlant d’une «pensée science-fictionnelle accablée de lectures et finalement adolescente». La science-fiction, dans cette optique, est bel et bien l’une des configurations paroxystiques de la littérature moderne. Je crois même que le siècle est proche où nous serons inaptes à écrire autre chose. Mais alors nous parlerons de sa triviale impureté.
Je terminerais, comme vous, avec Surya, Michel. Or c’est pour vous dire qu’il a eu raison. Nous n’en sommes plus, aujourd’hui, à une simple guerre des thèmes et des styles, où la beauté supérieure servait de colombe. L’ultime bifurcation s’opère, et le temps vient des durs aiguillages. Mais souvent, comme ici, nos antagonistes nous regardent et nous jaugent mieux que nous le saurions faire nous-mêmes. Surtout, ils nous éclaircissent d’instinct, à distance, dès nos simples contours et la démarche, la cadence propre à notre monture. Vous si vivant, telle une surprise, derrière les mots cathodiques, vous chez qui l’on perçoit tant d’enracinement entêté sous les fleurs en bouquet et vitrine, tant de résistance pour un peu d’abdication, tant de désobéissance, en un mot, à la loi des enfers nihilistes, y eussiez-vous donc vraiment fait descendre votre Iscariote ? L’auriez-vous donc livré à ce milliardième désabusé, ce chaînon immanquable de la pègre éternelle des revenus de tout, toujours abattus dans leur mare de petit sang ? Sans doute, mais avec regret. Surya, comme toute cette sempiternelle école du désillusionnisme, réécrit pour son compte ces hymnes au néant, ces hymnes au cancer intellectuel dont nous sommes ennuagés depuis un siècle et qui, sous apparence de constatation lucide, de bilan hautain, au bout duquel il faut réinventer le pire, ne sont que les plus vieux poisons du cœur soufflés sur l’avenir, les recettes déjà trop suivies d’un régime de désespoir, les règles maudites de ce que j’appellerais un art de la maladie. Surya, qui n’est pas désagréable ni mesquin dans sa lettre, au contraire, ni par ailleurs un imbécile, n’est dans l’erreur qu’avec son goût extrême pour cet art, et donc en ce qui le concerne, lui. Il ne s’est pas trompé dans votre cas. Il est bon éditeur, et le prouve, d’avoir laissé à d’autres votre Iscariote.