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21/10/2006
Sur La Critique meurt jeune, par Bruno Gaultier
«Le tribunal révolutionnaire d’Arras jugera d’abord les prévenus distingués par leurs talents.»
Le délégué Joseph Lebon, août 1793.
Voici une nouvelle critique, sous la plume de Bruno Gaultier (et un courriel qui lui est lié), l'un des trois rédacteurs du blog Systar, sur mon livre qui n'aura été salué, et fort intelligemment, à trois, ou plutôt deux exceptions près (on me permettra de considérer comme nul l'éjaculat du nain phocomèle Jean-Louis Ezine pour Le Nouvel Observateur) que par des rédacteurs proposant leurs textes sur la Toile, comme Dominique Autié, Raphaël Dargent ou encore Sarah Vajda. Pour La Presse littéraire n°7, Christopher Gérard, sous la forme d'une assez belle lettre, a écrit un texte évoquant davantage, allez savoir pour quelle raison, Dumézil que mon propre livre, sans doute parce que l'auteur connaît mieux les arcanes de l'idéologie tripartite que les romans de Gadenne et de Broch. À l'évidence, quelque leçon est à tirer de cet étrange état de fait quant à la santé de la critique littéraire telle qu'elle se pratique, lamentablement, en France. Il est aussi pour le moins piquant d'observer que c'est la Toile, habituellement le lieu où les plus minuscules personnalités se pâment de leur indéfectible bonheur d'être, où elles se croient le droit irrésistible de commenter la surrection merveilleuse d'un comédon sur l'aile droite de leur nez souverain, où, à force de lécher la bouche du vide primesautier de leur putanat rêveur, elles en viennent à donner quelque consistance à leur propre néant, c'est donc la Toile qui offre, dans le même mouvement, cette fois comme retourné, ascensionnel, une Zone de repos où des textes de plus de cinq lignes évoquent des livres de plus de quinze mots. Pourquoi s'en affliger me rétorqueront les belles âmes, puisque ce phénomène n'est pas vraiment nouveau ? Je réponds : parce qu'il est scandaleux plutôt que nouveau en effet, tout simplement scandaleux, que la critique littéraire française, telle qu'elle est pratiquée par nos journalistes (puisque la critique littéraire n'est plus qu'affaire de journalistes), soit parvenue à une telle déconfiture sans que nul ne paraisse s'en émouvoir sinon, comme Jourde (1), pour proposer des auteurs qui ne valent pas beaucoup plus que ceux dont il stigmatise et ridiculise la nullité de style et, probablement, d'âme.
Je dénonce donc, une fois de plus, l'état gravissime de la critique littéraire française qui n'est point, contrairement à ce que semble en penser Pierre Assouline jamais avare de platitudes componctieuses, l'affaire du seul Gérard Genette, ce raseur-roi pour harassement intellectuel d'étudiant bouffonant sa petite leçon de choses, ce mouleur agréé de mots déboulonnables dont la lourdeur prétentieuse rendrait aérien le châssis de quelque Panzer allemand coulé en fonte. Ce n'est pas tout, vous vous en doutez; il y aurait en fait un livre à écrire qui peindrait la vie étrange de ce M. Valdemar qu'est devenue la critique, pas vraiment morte et pourtant plus tellement vivante. Je dénonce l'incurie intellectuelle abyssale, le manque total de curiosité, l'absence de toute culture littéraire et critique, dans laquelle des revues telles que Le Monde des Livres, Lire, Le Magazine littéraire, Europe, La Quinzaine littéraire sont tombées depuis des lustres : il ne s'est pas trouvé un seul rédacteur, pas un seul, pour évoquer le travail réalisé au travers de ces textes consacrés à Bernanos, Boutang, Faulkner, Dantec et bien d'autres, évidemment des écrivains d'une tout autre portée que le ridicule Sollers, la pathétique Angot, la tr(u)iste Darrieussecq, l'insignifiant Zeller, le microscopique Rey, et combien d'autres nains qu'il me reste à portraiturer, durant une vie entière, plutôt ce qu'il me reste à vivre, voilà un terme encore trop rapproché pour accomplir cette mission réellement surhumaine, perdue d'avance. Puisque me voici secoué des envies d'horions d'une colère franche, je dénonce encore l'inutilité profonde des attaché(e)s de presse, la mienne, transfuge des Presses de la Renaissance, ayant apparemment été incapable de décrocher un seul papier, un seul entretien, alors que mon livre, sur ses conseils personnels, a été envoyé à une bonne trentaine de journalistes de la presse écrite et radiophonique qui, sans doute, selon leur coutume, se sont dépêchés de les revendre. Il est vrai qu'il n'est guère commode de défendre un livre, à moins d'avoir beaucoup de talent, qui n'a pas même été lu, selon l'aveu, à peine gêné, fait par la personne concernée. Que dites-vous de cette marque insigne de professionnalisme ? Rien bien sûr, puisque vous avez perdu vos dernières illusions... Apparemment, il doit m'en rester quelques-unes. Tant mieux, car se sont elles qui me font ne pas désespérer.
Il est donc temps, enfin, qu'attendons-nous pour pousser ces moutons vers le précipice où ils se jetteront tous selon leur atavisme profondément grégaire, il est grand temps qu'advienne une révolution de l'esprit (une de plus : la France en rêve depuis le début du siècle passé mais nous n'avons plus de Maxence, de Dandieu, de Mounier ou d'Aron pour en poser les assises...) et que tous ces imbéciles disparaissent, de peur et de honte qu'un jour prochain ne leur soient demandés, sur un ton comminatoire, des comptes qu'ils n'auront pas tenus : Et toi, qu'as-tu fait des talents que je t'avais confiés ? Les as-tu fait prospérer comme je te le demandais ? Et toi, de quelle façon as-tu défendu les dernières traces de mon Verbe en ce monde rempli de vacarme, t'es-tu simplement contenté d'indiquer leur existence sans les défendre, n'as-tu pas voulu en assurer la croissance fragile ? Car la mission du critique, n'en déplaise à Christopher Gérard qui n'y voit probablement qu'affaire de magie et rituel païen, est religieuse ou elle n'est rien, rien d'autre qu'une petite souillure sur un papier sale de journal ou de revue, quand donc allez-vous comprendre cette évidence qui transperce votre incurie prétentieuse d'un pieu de douleur ?
Chiens odieux qui reniflez des chairs pourries par l'argent, bêtes lubriques écartant une vulve perpétuellement humide de s'aboucher au vide, hyènes vicieuses tortillant la croupe et vous approchant du maître qui vous engraisse en rampant sur le sol que vous léchez en signe de profonde soumission, je rêve pour vous massacres impitoyables, sacrifices prodigieux et holocaustes inouïs, votre graisse frétillant d'aise sur la grille portée au rouge avant de s'évaporer pour tenter d'apaiser l'ire du dieu vengeur.
Bien sûr, j'ai tôt fait de me réveiller de ce rêve délicieux où j'ai parcouru tous les cachots : comme dans le conte de Poe, ceux-ci m'ont semblé artistement décorés selon les goûts des bourreaux experts officiant sur des chairs méconnaissables. Hélas, ce n'était qu'un songe magnifique. Rien n'a changé : les attaché(e)s de presse reniflent le derrière sale des journalistes qui eux-mêmes sont prêts à tout sacrifier, y compris leur honneur perdu, pour obtenir quelques lignes du premier crétin venu que la grâce louvoyante de notre époque aura consacré chef de file ou d'école, prophète d'un soir ou philosophe de foire.
Note :
(1) Il y a tout de même Domecq, il y avait tout de même Muray. C'est peu si l'on songe à la qualité de certaines plumes qui, naguère, illuminaient de leur intelligence critique la presse française, Thierry Maulnier, Renaud Matignon, Gaétan Picon, Pierre de Boisdeffre, Claude-Edmonde Magny, Matthieu Galey et combien d'autres dont nous hésitons aujourd'hui à certifier qu'ils ont un jour existé.
«Nul ne sait ce qu’il est venu faire en ce monde, à quoi correspondent ses actes, ses sentiments, ses pensées; qui sont ses plus proches parmi les hommes, ni quel est son nom véritable, son impérissable Nom dans le registre de la Lumière.»
Léon Bloy, L’âme de Napoléon, cité par Juan Asensio dans La Critique meurt jeune.
Cette phrase magnifique de Léon Bloy pourrait être le résumé de toute la conception de la littérature que Juan Asensio nourrit dans son ouvrage La Critique meurt jeune. Dans ce recueil de textes déjà publiés dans diverses revues littéraires, et inédits, Juan Asensio procède à une évaluation critique de la littérature contemporaine, en posant une question implicite que l’on pourrait formuler ainsi : quel rapport les textes entretiennent-ils aujourd'hui avec la transcendance absolue d’un langage d’origine divine ? Une telle approche ne va pas de soi, mais bien des perspectives de lecture et de réflexions proposées par Juan Asensio mèneront pourtant le lecteur à reconnaître au langage une puissance capable de déterminer l’existence humaine. La littérature est un accès privilégié à une vérité religieuse : il ne s’agit pas uniquement de la douceur d’un plaisir esthétique, ni de divertissement, mais de rapport médié au monde (et l’on sait que la médiation est ce qui rend humain, en nous arrachant à une sorte d’immédiateté infantile et organique qui caractérise initialement notre rapport aux choses). La parole, médiation entre l’homme et le monde, se révèle alors plus importante même que ce qu’elle relie, comme le montre, page 103, l’ aphorisme : «Tout grand écrivain ne vit que d’être dépossédé de sa parole.»
Cette dépossession n’est pas une amputation, une ablation de facultés créatrices, mais au contraire le passage fécond à un mode d’écriture où l’auteur reçoit comme un don ce qu’il écrit. C'est la conception de l’écriture que Dantec propose depuis quelque temps, et qu’il défend dans un entretien déjà paru sur le site de Juan Asensio. Dantec avoue toujours de bonne grâce qu’à un moment donné de la rédaction de ses ouvrages, ceux-ci finissent par s’écrire tout seuls, d’une certaine manière. Croire à une telle transcendance de la parole littéraire, c'est s’obliger à chercher avec acharnement les possibles et réelles incarnations de celle-ci dans les œuvres existantes.
Juan Asensio est donc tout à fait habilité, dans cette perspective, à trier, à sélectionner, à hiérarchiser, et à condamner, séparant le bon grain de l’ivraie : «la critique littéraire n’étant certainement pas comparable au travail d’un anatomiste pour lequel il n’y a pas de différence majeure ou de nature entre un estomac et un cerveau.» (p. 23).
Les familiers de sa Zone savent d’ailleurs fort bien l’énergie que Stalker est capable de déployer en imprécations et énervements contre les mauvais livres. La même colère, faussement impulsive, en réalité longuement méditée et surtout extrêmement écrite, se retrouve dans les pages de La Critique meurt jeune. Le critique littéraire se fait juge, et chercheur de lumière, c'est-à-dire de vérité. Car l’erreur de bien des auteurs, aujourd'hui, est peut-être d’avoir oublié que la littérature est médiation, c'est-à-dire aussi effort, artifice, pour tenter de retrouver ce «Nom» étrange, inconnu de nous, qui est la source secrète de toute existence, cette entité mystérieuse en laquelle le chant et la lumière ne faisaient qu’un, comme semble le suggérer la phrase de Bloy que je citais plus haut. L’erreur est de croire qu’en art, l’immanence la plus platement indivise, la plus lourdement compacte, peut suffire. La question du sens, de l’efficace de la littérature sur l’existence, et de la vérité ne doivent pas être évacuées ni considérées comme périmées.
Restaurant donc avec force l’ambition d’accéder à la vérité par la littérature, Asensio semble inscrire sa quête dans la perspective herméneutique telle que théorisée par Gadamer : sans jamais oublier que chaque interprète a ses présuppositions, et doit en avoir, à condition de faire sans cesse la lumière à leur propos, toute lecture d’un texte recelant un sens doit pouvoir mener à la vérité. Pour Asensio, cette vérité se formulera selon les catégories chrétiennes de description de l’existence : l’affrontement avec le Mal, la quête de rédemption et la recherche du Christ dans les méandres du monde sont les grandes expériences spirituelles et physiques (le spirituel ne pouvant aller sans le physique, puisqu’il doit chercher à s’incarner en celui-ci) qui signifient, aux yeux du critique, une réussite littéraire. Le langage doit transmuer l’existence, préparant l’avènement mondain des plus hautes formes de transcendance : ainsi, à la page 23, Asensio écrit : «En un mot comme en mille, l’art sauvé doit être langage rédimé, silence, autre nom de la prière. Cet acheminement, dont on se doute qu’il s’agit d’une véritable ascèse, d’un dépouillement spirituel, sera admirablement décrit par l’un des plus beaux romans de Paul Gadenne, L’Avenue […]» (je souligne).
L’essai de Juan Asensio est un recueil d’articles divers écrits lors des trois dernières années, mais il possède une cohérence tout à fait comparable à celle qu’aurait eue un livre écrit et pensé de façon linéaire. Asensio y avance une série de thèses esthétiques et métaphysiques fortes, qu’il confronte aux œuvres pour les confirmer, ou bien plutôt, pour les mettre à l’épreuve de la singularité de celles-ci. Ainsi, la position quasi transcendantale du langage, le langage comme condition de possibilité de toute expérience du monde (le langage comme «forme symbolique» aurait dit Cassirer), ou, dans la perspective d’Asensio, de la beauté, et idéalement de la rédemption, la vocation de la littérature à affronter le Mal et la dégénérescence du langage contemporain qui en est à la fois l’origine et l’ultime manifestation (Dantec venant ici appuyer la thèse d’Asensio lors d’un entretien de très haute volée), la remotivation des «mots de la tribu» comme mission salvatrice de la littérature pour lutter contre la «surdénomination», fléau de l’équivocité originelle et de la pluralité des noms ainsi désigné par Walter Benjamin, qu’Asensio cite souvent, toutes ces thèses se déploient d’article en article, non pas comme un canon de dogmes qui viendraient juger de manière guindée les œuvres singulières, mais comme l’organon, l’instrument, de l’illustration (au sens étymologique du mot) des œuvres critiquées.
Car à bien y réfléchir, et même si Asensio ne se gêne pas pour diagnostiquer des échecs (Pogrom, d’Éric Bénier-Bürckel, mais aussi, comme je l’avais plus ou moins pensé en lisant le roman de Dantec, l’échec partiel de Villa Vortex par saturation finale d’images et de thèses trop intenses et finalement indigestes alors que le souffle naturel de l’écriture de Dantec aurait dû, peut-être, le mener à une écriture de la réconciliation, qui à mon sens n’est venue que dans les meilleurs passages de Cosmos Incorporated), à bien y réfléchir donc, Asensio veut magnifier, il veut parcourir les arcanes du monde pour y déceler des commencements de beauté et de joie, qu’il pourra, par la critique, mettre en lumière. Ce qui se passe est alors singulier : le critique, par son activité incessante de porte-flambeau, voire de thuriféraire, accède lui aussi à la dimension de l’œuvre littéraire. Je ne crains pas de répéter ici ce que j’avais déjà écrit à Juan Asensio : certains de ses articles sont d’une écriture admirable, et se lisent comme des œuvres littéraires à part entière. Encore faut-il comprendre comment aimer l’écriture d’Asensio. Stalker, devenu à son tour auteur, croit implicitement, et avec raison, que la fulgurance de la lumière et de la beauté jaillit d’autant mieux qu’il y a eu travail, artifice, remaniement incessant de toutes les possibilités de la langue (à mille lieues, en ce cas, de La vie sexuelle de Catherine M., voilà qui ne fait aucun doute …! Quoique, comme on sait, madame Millet ait pu explorer ces «possibilités de la langue», mais en un tout autre sens…). Il faut se laisser emporter dans les méandres des phrases d’Asensio, dans cette écriture labyrinthique, souvent saturée de concepts et de présupposés que le lecteur élucidera au fil des textes de La Critique meurt jeune… Je prendrai pour exemple de cette écriture ample, riche, le cas paroxystique de la phrase d’une page et demie à laquelle répond la simplicité et la force d’un «oui» dans le texte Pierre Boutang et l’impossible Reprise (p. 158-159).
Écrivant cela, je m’expose à l’objection selon laquelle le Stalker, figure tutélaire du blog de Juan Asensio, n’est pas du tout cet homme du lent travail, de l’intelligence patiente, de la médiation infinie, de la quête indéfinie de l’intertextualité la plus vraie comme retour à (ou avènement de) une parole divine des origines, que je décris ici. Mais à lire les belles pages d’Asensio lui-même à propos du personnage qui incarne métaphoriquement son travail de critique littéraire, il est patent que Stalker est bien ce personnage de l’effort infini, condamné à «risquer sa vie pour la gagner» (p. 11), sachant comment échapper à certains artifices mortels de la Zone.
«Il pense aussi à tous les hommes qu’il a menés dans le territoire proscrit de la Zone. Tous ne sont pas revenus, loin de là. Certains, qui ont pourtant eu la chance et le privilège de pouvoir pénétrer dans la Chambre – mais que s’est-il alors passé à l’intérieur de cette pièce ? – ont ensuite, sans explication, disparu. Porc-épic lui-même, le maître du Stalker, celui qui lui a appris à éviter les pièges diaboliques, s’est suicidé. Le Stalker aimerait que les hommes soient heureux, car, s’étant fait sa petite opinion sur la Zone, il pense qu’elle est comme une espèce de cadeau, un don qui aurait été fait à l’humanité, qui bien sûr l’ignore ou feint de l’ignorer. Ainsi souhaiterait-il le bonheur pour tous, lui-même n’ayant jamais songé à demander quoi que ce soit, pas même que sa fille soit guérie de l’infirmité qui la ronge.» (p. 13)
Guide condamné à des voyages inutiles (car certains meurent et ne parviennent jamais à leur but), le Stalker demeure néanmoins l’être de la médiation, le guide, et celui qui «rend possible». Le Stalker sait qu’un don a été fait aux hommes, et de même le critique littéraire a, plus que tout autre lecteur, conscience de l’origine plus qu’humaine de la littérature. Leur rôle est alors, telle la salive de Marie Daubrun pour l’âme du poète, «charriant le vertige», de rouler l’âme du lecteur «aux rives de la mort»… Le critique littéraire nous dépose au pied des volcans, nous mène aux portes d’une «terre promise» : c'est d’ailleurs cette image qu’employa Husserl lui-même pour parler, à la fin de sa vie, de la phénoménologie, dans la postface aux Ideen, figurant dans le troisième et dernier tome. Je réponds ici à Juan Asensio, en toute modestie et à titre d’hypothèse complétant le texte sur le Bref séjour à Jérusalem d’Éric Marty, que cette formulation de Husserl est peut-être ce qui pourrait motiver la lecture de l’œuvre du phénoménologue par le journaliste du Monde comme «le patient, complexe, parfois opaque commentaire d’une préoccupation unique, quoique tue par le philosophe, laquelle serait : Israël.» (p. 216).
Juan Asensio n’accepte aucune facilité : il faut un effort, une «ascèse», une férocité intellectuelle, il faut mettre en œuvre tout cela pour pouvoir espérer comprendre la force de la littérature. C'est cela que s’acharne à dire, inlassablement, cet essai dense, extrêmement cultivé, soutenu par une écriture remarquable, qui encourage à lire autrement les œuvres, ces réalités étranges qui devraient toujours être , selon le vœu de Dantec à propos de ses propres livres, «de véritables virus psychiques au service de la Vérité, disons, si vous le voulez bien, au service de l’Être.» (p 114).
Cher Juan,
Sans doute sera-t-il utile de vous expliquer pourquoi, d’une lecture relativement «distante» par rapport à certains aspects de votre Zone, notamment à propos de cette énergie déployée à pourfendre nombre de gens dont les paroles et les écrits ne se montraient pas, selon vous, à la hauteur de ce que doit être la littérature, je suis passé en quelques semaines à un enthousiasme parfaitement assumé à lire vos travaux sur la littérature. La publication de votre livre a clairement été l’occasion de prendre le temps d’une lecture sereine, et de comprendre a singularité de votre démarche critique. Il ne s’agissait pas, il faut bien le comprendre, d’un travail universitaire obéissant à des impératifs d’exhaustivité, de patience dans la démonstration, etc. Il s’agissait d’honorer les oeuvres que vous aviez lues, en proposant à votre tour des textes d’une extrême exigence dans l’écriture et dans l’engagement personnel.
Ce que j’apprécie le plus dans votre démarche, du moins dans ce que j’en connais et dans ce que j’ai cru en comprendre, demeure peut-être la très grande honnêteté intellectuelle dont vous faites preuve. Si mon texte vous a plu, recevez-le comme un témoignage d’estime pour cette très grande qualité qu’est la droiture intellectuelle, et qui est patente dans votre travail. Je crois que, doué de la plume et de la capacité de travail qui sont les vôtres, si vous aviez décidé de «rentrer dans le rang» et de faire nombre de concessions, vous connaîtriez des succès éditoriaux retentissants… en écrivant de la bouillie. La critique mourrait fort âgée, et parfaitement gâteuse ! Le choix d’une prose souvent polémique, et que je trouve savoureuse car plus proche de Bloy que de Lindenberg, dans un style très travaillé, et l’adoption d’un phrasé labyrinthique que vous mettez au service de la fulgurance des idées, font de vous un auteur difficile à aborder, et j’avoue avoir parfois pris mon temps pour relire certaines de vos phrases et en saisir le mouvement précis. Il y avait quelque étrange poésie à vous lire à la tombée de la nuit, assis sur les quais près de Notre-Dame, à découvrir avec vous Boutang, Conrad, Bernanos…
Vous êtes loué, ailleurs, pour votre grande «fidélité», et le mot est très juste. Je ne sais pas si je reprendrais à mon compte toutes les thèses que vous défendez, sans doute proposerais-je, ici et là, quelques notables divergences, mais votre cohérence, et la rigueur de votre conception de la littérature vous honorent. Au-delà de ces quelques inessentielles divergences qui pourront subsister, il y a une vérité forte sur laquelle je suis en total accord avec vous, et qui suffira toujours pour me pousser à retourner vous lire dans la Zone : la littérature doit demeurer exceptionnelle, c'est-à-dire, par définition, élitiste. Elle doit refuser de consacrer comme œuvres des récits dénués de toute visée de transcendance (en ce sens, ma petite «gauloiserie» sur les us et coutumes sexuels de madame Millet, répondant à la vôtre, voulait signifier que j’étais en parfait accord avec vous). Cette transcendance peut selon moi simplement renvoyer à un usage de la langue inhabituellement beau, sans que les thèmes de l’œuvre engagent l’essence même du monde. Mais j’avoue bien volontiers être transporté de plaisir et de joie en lisant des œuvres comme La fosse de Babel ou les romans de Dantec, où la littérature prend en charge le fonctionnement secret du monde jusqu’à retrouver, comme votre essai le mentionne fréquemment, la fonction principielle, organique, du langage dans la Création du monde. Dantec usant et abusant de l’image du cœur de lumière enclos dans les ténèbres, Abellio déployant sa structure absolue : 2005 fut pour moi une année de découvertes essentielles, et votre Zone un idéal complément à ces lectures lentes, patientes (j’ai mis près d’un mois pour lire Villa Vortex), avant de devenir la source nourricière de nouveaux choix de lectures. En effet, à vous lire, j’ai été saisi par l’envie de lire Sabato, Gadenne, Boutang, Bernanos…
Je n’attends surtout pas de me sentir en total accord avec un auteur, ni de croire me retrouver parfaitement en lui, pour le lire et pour aimer son œuvre. Il me semble ainsi parfaitement absurde de refuser, quasiment «par principe», de lire Dantec (à qui, rappelons-le, votre Critique meurt jeune est dédiée) en croyant, sur la base d’informations approximatives et de lectures plus que lacunaires, avoir trouvé en lui une sorte de facho redoutable parce qu’incomplètement assumé ( ce sont là les effets désastreux de la prose fort peu rigoureuse de Lindenberg, mais aussi de l’imprudence de Dantec lors de l’envoi de ses deux ou trois mails au Bloc Identitaire…). Les lecteurs de Dantec, qui peuvent parfois même négliger le rôle que jouent dans son œuvre ses opinions, qu’il consacre pourtant beaucoup d’énergie à clamer, savent que ses livres, et particulièrement son œuvre romanesque (je n’ai pas lu en entier les deux tomes du Théâtre des Opérations) permettent de vivre des heures magnifiques, passionnantes, ne serait-ce qu’au nom de cette beauté transcendante que j’ai évoquée. Je me permettrai enfin d’ajouter que tout Cosmos Incorporated est un livre transi, traversé de part en part, par l’espérance d’une rédemption et d’un avènement de l’amour. Qui se permettrait de trouver «ringards», compassés, voire «un peu trop chrétiens» ces thèmes n’aurait sans doute rien à voir avec ce qui s’appelle tout simplement l’art et la littérature…
Voici, cher Juan, au nom de quels principes, qui ne dépassent finalement guère le simple bon sens et une ouverture d’esprit minimale, j’ai tenté d’approcher votre travail et d’en rendre compte à mon tour. Il me reste à vous signifier ma joie d’avoir pu entrer en contact avec vous, cher Juan. Sans doute connaissez-vous cette étrange satisfaction qui consiste à pouvoir entrer en dialogue, fût-ce de façon brève et par l’intermédiaire d’Internet, avec des personnes dont on respecte le travail. Tous mes encouragements pour la Zone, et éventuellement pour un prochain livre à venir,
amitiés,
Bruno Gaultier.
PS : je viens de recevoir votre mail de ce matin (2 août). Vous m’y annoncez un texte «peu amène» à l’égard des critiques qui ont été émises sur votre ouvrage, texte qui précédera la publication prochaine du mien dans la Zone. L’important, dans la poursuite de votre travail sera sans doute de rencontrer toujours plus de gens ayant l’intelligence de passer outre leurs éventuels désaccords avec vos thèses sur la littérature et le rôle de la critique, pour pouvoir, comme j’ai tenté de le faire à mon modeste niveau sur Systar, signaler les moments cruciaux où nous pouvons nous rencontrer et discuter. Je connais très peu les différents milieux que vous côtoyez et êtes amené parfois à affronter : les revues littéraires, les rédactions de magazines littéraires, toute une certaine presse parisienne qui décide assez vite de ce qu’elle veut (et donc de ce que le public doit) aimer… Mais j’espère qu’à terme, vous pourrez y bénéficier d’une reconnaissance plus large que les rares articles qui ont mentionné votre travail pour en louer telle ou telle qualité. J’ai en tête, par exemple, le silence du dossier sur Steiner proposé il y a quelque temps par Le magazine littéraire, qui se dispensait de citer votre travail à propos de cet auteur. Je n’ai pas lu l’ouvrage que vous aviez consacré à l’auteur de Réelles présences, mais peu importe : il ne me semblait pas qu’il y ait en France une quantité industrielle d’essais sur Steiner au point qu’une bibliographie, même sommaire, puisse évidemment se passer de citer votre livre, entièrement consacré à Steiner et à de possibles et réels dialogues avec la pensée de celui-ci… J’avais trouvé cela surprenant, pour ne pas dire léger. Il reste néanmoins à encourager, autant que faire se pourra, une certaine inflexion de ces magazines, si la chose est pensable et possible, en faveur d’auteurs pourtant majeurs et qui sont trop peu présents dans les colonnes de ces papiers ayant sur le public un impact médiatique et commercial notable…
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