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24/02/2007
La France n'est pas un pays fatigué
«C’est ainsi que je m’étais préservé de l’héroïsme et du péché d’éclat, en rêvant au rôle auquel la possession d’une prose essayée sur les femmes, et faite à sa main comme un gant où viendrait se poser le faucon qui lui apporterait, chaque nuit, un nouveau crâne de romancier, conduirait un autre que moi.»
Guy Dupré, Les fiancées sont froides.
«De l’amour de la patrie charnelle je ne gardais guère – guerre civile oblige – que l’amour de ma langue maternelle.»
Guy Dupré, Comme un adieu dans une langue oubliée.
Non pas «Toute ma vie je me suis fait une certaine idée de la France», l'ample phrase barrésienne par excellence reprise par De Gaulle avec un certain culot mais cependant beaucoup moins de souffle que n'en avait reçu, sur sa colline inspirée, son illustre aîné mais, notons l'immédiate baisse de régime et le plaqué de la maxime stupide propre au fonctionnaire : «La France n'est pas un pays fatigué», comme l'a donc déclaré Dominique de Villepin (lors de l'inauguration de la Paris School of Economics), Premier ministre d'un pays non pas fatigué mais plutôt exsangue alors qu'il n'a livré aucune guerre sur son propre sol depuis des décennies de bien-être bourgeois (ou petit-bourgeois, encore une fois selon Camus), avare, frileux, pour tout dire utilement progressiste, secondairement socialiste, alors qu'il ne croit plus en rien et surtout pas en son propre avenir, brisé en autant de miroirs voilés qu'existent de Français seulement désireux de contempler leur propre reflet et surtout pas celui de leur voisin. Si une nation se caractérise en premier lieu par la qualité et la grandeur des rêves dont elle infusera, durant des générations qui lentement enrichiront sa terre de leurs innombrables morts, les esprits de ses habitants, les cervelles lourdes comme une pluie d'été de ses rudes paysans (en reste-t-il d'ailleurs encore quelques-uns, de ces forcément, selon le cliché développé ironiquement par Huysmans dans En rade, rudes paysans qui ne soient pas des clones bourrus des citadins pressés de vivre ?), qui oserait prétendre, comme l'a donc fait le Premier ministre d'un pays mourant et non point assoupi, ou alors, assoupi du sommeil de M. Valdemar, qui oserait encore affirmer que notre nation fait autre chose que tenter de survivre, de se survivre, de survivre à son propre rêve et passé devenu légende, de grandeur ?
Eux aussi, à leur façon, rêvent, lourdement, puissamment; ils ne peuvent rien faire d'autre que de rêver, à la vie qu'ils n'ont pas eu le temps de consumer, à ces lèvres fraîches qu'ils n'ont pas eu le temps de mordre, à ces femmes qu'ils n'ont pas eu le temps de prendre, à ces ennemis qu'ils n'ont même pas eu le temps de tuer. Voyez leurs orbites vides nous fixer avec ce que nous pourrions nommer la convoitise du néant, comme ces morts qui se lèvent dans J'accuse d'Abel Gance, comme ces morts qui sont partout, nous dit Armel Guerne (1), le «long des routes, des chemins, enveloppés de couvertures rouges; au milieu de nos champs, couverts de mouches, lourds comme pierres dans l'herbe qui s'agite; sous les décombres de leurs maisons, confondus avec la poussière, ou bien carbonisés quand le ravage fume encore et laissent leur odeur comme un long souvenir; sur les places publiques, pendus devant les portes, pendus aux branches des gros ormes, ou encore affalés au pied d'un mur le long de l'église en ruines [...] Volontaires et décidés poursuit l'écrivain et traducteur éminent, ne pouvant plus revenir sur leur volonté, ne pouvant plus revenir : leur volonté est hors d'eux-mêmes, dressée, hurlante, exigeante souverainement : La France», appelée par une phrase qui semble convoquer les noires reptations de l'horreur, la lente procession de silhouettes dolentes. Ne pouvant plus revenir, écrit-il un peu trop naïvement ? Guerne n'avait pas encore pu lire Monsieur Ouine au moment où il achevait d'écrire son crépusculaire recueil : «Des vaincus, eux ! s'exclame ainsi Bernanos. Et s'ils étaient des tyrans justement – nos maîtres, nos vrais maîtres ? [...] Moi, je les vois très bien à la frontière qu'ils ont franchie trop tôt, malgré eux, et qui s'efforcent de la repasser – les coups qu'ils portent ébranlent le monde». Ces morts qui mordent la barque où les deux voyageurs impavides guettent, au loin, les feux brûlant les contreforts de la cité de Dite, nous ne pourrons pas longtemps les retenir, ni fixer leurs prunelles consumées par d'autres braises : ils demandent que soit honorée la raison pour laquelle, la haute idée, l'espérance, le mot souverain, la France justement, ils ont quitté la vie de toutes leur intransigeante volonté et nous, les si peu vivants, nous qui ne sommes pas «allés chercher [notre] risque à hauteur de visage», nous ne leur offrons que de pieux discours, rédigés à la hâte par quelque énarque soucieux d'évoquer vaguement, dans le meilleur des cas, le rythme lancinant des oraisons malrussiennes négligemment étudié à l'école.
Nous sommes pourtant leurs proies désarmées car, face au sourire des fiancées froides de Guy Dupré, quel homme se trouvera assez de forces morales, suffisamment d'attaches à la vie qu'il sent se vitrifier et se glacer dans chacun de ses membres tétanisés, pour ne point hurler de terreur ? Un mort peut-être, justement, un de ces innombrables vivants déjà morts, je veux dire un de ces hommes qui, amoureux fou de la France, de guerre lasse (elle seule, au contraire, pourrait nous tirer de notre long sommeil) largue les amarres pour un départ vers nulle autre rive qu'intérieure : un mercenaire fauchant la nuit hâve sur un coursier spectral volé à Metzengerstein, en route pour cette Carcassonne que Lord Dunsany puis Faulkner ont voulu le haut château où nul voyageur exténué ne peut se reposer, un Moravagine malade et vicieux (tous les hommes qui ont vu leur idéal assassiné le deviennent tôt ou tard, vicieux), la caboche pourrissante remplie de mauvais rêves, quelque pathétique demi-solde écumant les tavernes de toutes les guerres de France qui ne sont qu'une seule et même guerre pour Guy Dupré, la «franco-française, déclarée par la Jeune France à la Vieille France depuis la Révolution, la Restauration et l'Empire», cette même guerre de «soixante ans qui, écrit le magnifique écrivain, commence avec la dégradation du capitaine Dreyfus, dans la cour de l'École militaire, le 5 janvier 1895, et se termine avec l'exécution du colonel Bastien-Thiry au Fort de Montrouge, le 11 mars 1963.»
Paru en 1953, c'est dans ce même somptueux roman salué par Albert Béguin ou encore Marguerite Yourcenar, Les fiancées sont froides, que l'auteur du Grand Coucher et des Mamantes évoque une mystérieuse forme de pandémie spirituelle, presque aussi secrète que celle qui, à ses yeux, infecte le vieux sang français. Sans doute même s'agit-il d'une seule et unique réalité qu'il faut pourtant tenter de dire et de cerner au travers d'une multitude de termes et d'images, en ayant soin de varier les angles d'attaque : «Si les bûchers ont cessé de fumer écrit donc Dupré, les chairs de grésiller dans de visibles flammes, l’horreur ainsi éludée s’amasse, je la sens qui s’amasse pour rejaillir dans le temps, susciter d’autres effrois, appeler d’autres larmes. Il en est ainsi du mystère de la peste dont la régression constante va donner lieu à des tuberculoses inédites.» La disparition d'une des plus terribles maladies ayant ravagé l'Europe n'est qu'illusoire puisqu'elle choisit, pour étendre son empire invisible, de continuer de jouer, sous le Masque rouge criard qui lui a valu d'être trop vite reconnue, un rôle que cette fois-ci elle prendra soin de tenir caché, paraissant sous la livrée plus modeste de ce qu'il est convenu d'appeler, depuis quelques décennies déjà qui nous ont fait bénéficier des rassurants progrès de la médecine, une maladie sociale.
Une autre forme de maladie sociale, elle aussi invisible et pourtant symboliquement (mais pas moins réellement, si le symbole est la vie du langage qui est lui-même la vie de l'homme) dangereuse, non pas affublée du Masque de la Mort Rouge mais d'un nez de clown savant, voilà comment nous pourrions tenter de qualifier cette systématique atteinte à notre langue, cette blessure que nos hommes politiques (n'évoquons point, de grâce, le cas de cette femme si lourdement handicapée, à vrai dire réellement aglossostomographique (2), qu'elle en devient touchante) semblent vouloir de toutes leurs forces infliger à notre langue, comme si, par cette blessure, nos hérauts du Verbe fractionné tentaient d'acquérir, à l'instar des vieux contes homériques, une aura que leurs seules maigres ressources intellectuelles ne pourraient assurément leur conférer. Ainsi, lutter contre la peste, aujourd'hui, peut s'apparenter par bien des façons à tenir en haute gageure et estime notre langue. Ainsi, lutter contre des maux beaucoup moins éclatants que la grande épidémie, par exemple ces nouvelles tuberculoses saponifiant la texture fragile des poumons, ce pourrait être, plus que jamais, avant que ne se brise définitivement la digue qui empêche les flots amers de tout dévaster sur leur passage, tenter d'honorer les morts de plus en plus intranquilles par une langue, celle de Guy Dupré, celle d'Armel Guerne, qui n'aurait pas eu peur, pour chanter la vie pleine, d'accompagner dans leurs ténèbres les âmes courroucées de nos pères.
Notes
(1) Dans sa superbe Danse des morts éditée par Le Capucin évoqué dans ces lignes par Dominique Autié.
(2) C'est en 1630 que parut un curieux opuscule, signé par un certain «Maître Jacques Roland, Sieur de Belebat, Chirurgien de Monseigneur le Prince, Lieutenant du premier Barbier Chirurgien du Roy, Commis de son premier Medecin [sic], & Juré à Saumur», intitulé Aglossostomographie; ou description d'une bouche sans langue, laquelle parle et faict naturellement toutes les autres fonctions.
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