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15/05/2007
Péguy de combat : entretien avec Rémi Soulié
Plusieurs auteurs, donc plusieurs livres sont mentionnés au cours de cet entretien, tous publiés aux éditions Les provinciales dirigées par Olivier Véron.
D'abord, celui de Rémi Soulié bien sûr, Péguy de combat mais aussi :
Les châteaux de glace de Dominique de Roux, du même.
Tu n'écriras pas mon nom de Henri Du Buit.
Le sionisme de Michaël Bar-Zvi.
Juan Asensio
Cher Rémi, puisque ton livre s’intitule, assez bellement d’ailleurs (l’élision de l’article y est sans doute pour quelque chose), Péguy de combat, force est de remarquer que son fond est indissociable de sa forme : ainsi, à la préface, très offensive, de Michaël Bar-Zvi (nous y reviendrons), succède un assez court ouvrage. Ce nouveau livre ressemble d’ailleurs beaucoup, par la vivacité de son écriture, ses affirmations cinglantes, ses ellipses, à celui que tu avais consacré, il y a quelques années, à Dominique de Roux, aux mêmes éditions, Les provinciales, intelligemment dirigées par Olivier Véron.
Est-ce donc une façon de signifier qu’une forme littéraire courte peut tenter de lutter, en quelque sorte, contre la tyrannie de l’écrit que tu évoques sur les brisées de Platon (qui a tout de même écrit), Péguy (qui a pourtant beaucoup écrit), Boutang (qui a écrit lui aussi sans relâche) et Du Buit (le seul homme de parole, si je puis dire, l’écrit représentant peu dans son cas) ? Est-ce encore une manière de te démarquer des curieuses mœurs professorales, consistant à rendre pour l’un, Jean-Noël Dumont, une belle petite copie de Terminale consacrée à Péguy et, avec Monique Gosselin-Noat évoquant le Grand d’Espagne, une fort médiocre copie de mauvais journaliste, dans les deux cas, des livres qui ne risquent pas vraiment de ravir, au sens premier du terme, les lecteurs qui ne savent rien de ces écrivains ?
Rémi Soulié
Tout d’abord, cher Juan, je te remercie vivement pour ta lecture minutieuse de ce livre qui se situe bien en effet, pour une grande part, dans la lignée des Châteaux de glace de Dominique de Roux. La forme brève m’est substantielle, autant que je puisse être à la fois «juge et partie» : je suis chez moi dans l’ellipse, qui confère à la phrase et au texte une force de frappe assez vive, parfois brutale. Je m’abrite, en quelque sorte, à découvert. Le lecteur peut avoir le sentiment que quelque chose lui fait défaut mais c’est dans ce vide qu’est la puissance, lorsque le sol manque sous les pas (c’est ainsi que je conçois l’enracinement dans le sillon du vers, de la phrase, du labour).
La forme brève présente également l’avantage de proscrire – idéalement du moins – le bavardage et le caquetage, cette «parole vide» dont parlait Lacan et dont tu sais combien un Armand Robin la stigmatisa. Elle est hélas notre lot, dans la détresse spectaculaire et le nihilisme triomphant. Pour une parole de vérité, combien de logomachies ? Au-delà de l’écrit et de la parole, le saint silence, bien entendu, pour écouter la Parole de l’archè, commencement et commandement (l’autorité de l’origine qui implique l’auteur et la hauteur). Il faudrait être en Adoration perpétuelle; le brouhaha dans lequel nous survivons témoigne de notre éloignement entropique et vertigineux de la Vérité – ce que certains appellent sans rire le progressisme.
La «tyrannie de l’écrit» repose sur deux cochonneries modernes : le journalisme et le droit (lequel, comme disait Nimier, prend une majuscule le dimanche et les jours fériés). Sur ce plan-là, je ne crois qu’en la force – soit, le jugement de Dieu, comme on disait dans les siècles de haute civilisation – et en la parole donnée (mais l’éthique du don est devenue impensable, pour bien des raisons, dont la principale réside en la disgrâce inhérente à l’âge de fer ou âge sombre). Le journalisme devient propagande; l’«empire du droit», pour reprendre la formule de Pierre Manent, un totalitarisme : dès lors que l’ordre symbolique est attaqué sous le fallacieux prétexte d’être tyrannique – alors qu’il est le seul à garantir aux hommes une vie humaine –, les règlements prolifèrent, les lois cancérisent ce Frankenstein qu’est le corps social, les libertés réelles et les franchises refluent (un comble, au pays des Francs !) et la cité se meurt ou devient inhabitable, sauf poétiquement, mais pour un petit nombre.
Je crois, avec Joseph de Maistre, qu’il ne peut y avoir de Constitution écrite. Le droit coutumier et les lois fondamentales du Royaume (que la France demeure mystérieusement et secrètement) me semblent préférables au juridisme contemporain, par ailleurs inévitable à vue d’homme. Péguy m’a appris à me défier des légistes donc des sophistes puisque Protagoras conseille plus que jamais Périclès. Dès lors qu’il y a littérature, philosophie ou théologie – Platon, Péguy, Boutang et des milliers d’autres – la critique n’opère plus puisque nous sommes dans l’ordre de la vérité. Le texte est alors affaire de style, de vocation, d’inspiration.
J’ajoute que l’«écrit» tel que l’entendent les modernes s’oppose également à la Lettre des talmudistes, dont il peut être d’ailleurs considéré comme une redoutable perversion. Il faut savoir si l’on est du côté de la Loi, donc, de la grâce et du pardon (Moïse, Platon, Jésus-Christ, je dis bien, Jésus-Christ) ou des lois – le mécanicisme inhumain parce que sans Dieu. J’inclus dans ce dernier terme de l’alternative les contrefaçons prétendument théologico-politiques de certains fanatismes religieux : attachement à des formes et à des lettres mortes.
Enfin, s’engager à lire Péguy ou Bernanos, c’est mettre sa peau sur la table, ce qui est l’apanage – au sens médiéval et royal – des écrivains (vocation) et non des professeurs ou des journalistes (profession), pour reprendre cette fois le distinguo de Baudelaire.
Juan Asensio
Ton écriture elliptique, voire, dans ce livre, véritablement minimaliste, se caractérise donc par la place très importante que tu accordes à la voix de Charles Péguy. Devant celle de ce magnifique écrivain, ton écriture, littéralement, s’efface : il n’est ainsi pas rare qu’une page entière soit remplie de la rage répétitive, répétitive jusqu’à l’incantation, de Charles Péguy. D’ailleurs, c’est peut-être pour cela que ton livre s’intitule Péguy de combat : il s’agit certes d’un véritable bréviaire exposant non seulement les absurdités du monde moderne, mais en les jugeant à l’aune des colères les plus intenses de cet écrivain.
De sorte que ce livre qui laisse éclater les magnifiques diatribes péguystes expose discrètement les tiennes, en sourdine mais pas moins présentes. Le contraire donc d’un livre de sorbonnard, le contraire d’un livre livresque, obsédé par les notes, le labyrinthe des références chères à Monique Gosselin-Noat, dont le cas a été évoqué plus haut.
À ce propos, j’ai été étonné de relever plusieurs mentions de Martin Heidegger, puisque tu évoques dans ton livre les virulentes critiques lancées par le philosophe contre une société technicienne oublieuse du divin (plutôt que du Dieu des trois monothéismes). Penses-tu qu’il est urgent que nous relisions non seulement Péguy, mais par exemple Bloy ou encore Bernanos en ne perdant pas de vue, voire en privilégiant l’aspect polémique de leurs écrits contre une technique devenue folle plutôt que leurs romans, quelque peu, hélas, oubliés ?
Rémi Soulié
Ce livre peut être lu comme un portrait personnel de Péguy, un parcours biographique et paysager depuis la Beauce jusqu’à la Brie en passant par le Parisis et l’Orléanais, mais aussi un manifeste, voire un catéchisme (Péguy aimait le mot et la chose) ou une anthologie commentée – l’essentiel étant la volonté de servir le logos, d’être à l’écoute de sa voix et de se montrer docile à l’«innutrition» par définition nourrissante. L’analogie eucharistique, ès choses littéraires, est pertinente.
La présence d’Heidegger, philosophe qui m’est cher, se justifie pour quatre raisons au moins : il est le penseur de la technique et du nihilisme accompli; il est à l’écoute de l’Être et donc de la poésie; comme Ramuz, Pourrat, Giono, Mistral, Thibon ou Péguy, c’est un paysan fondamental (il suffit de le lire et de le voir en promenade avec Jean Beaufret, en particulier à Todtnauberg, entre Hütte, grand tilleul et pâturages ou face à la Sainte-Victoire). Comme tel, il est indispensable si l’on veut cheminer dans Babel et Sodome en sachant qu’il faudra en sortir pour gagner les clairières et recourir aux forêts, les deux opérations pouvant être d’ailleurs concomitantes. Sa pensée du sacré et du divin n’est certes pas confessionnelle ni, dans une certaine mesure, monothéiste (bien que dans le fameux entretien du Spiegel il attende un dieu, non le retour des dieux – messianisme et Walhala pouvant être l’un et l’autre parodiés.) Quoi qu’il en soit, un catholique péguyste sait de source sûre que Virgile guide toujours Dante : c’est dans l’ordre.
Tu as raison : il est urgent de relire les prophètes et les visionnaires. J’espère ne pas méconnaître la grandeur et les beautés du genre romanesque. Aujourd’hui encore, Sous le soleil de Satan, Journal d’un curé de campagne et Monsieur Ouine sont les œuvres de Bernanos dont l’onde de choc ne cesse de m’ébranler et qui me hantent, plus encore que La France contre les robots par exemple. Mais Bernanos, précisément, est aussi l’homme des essais et écrits de combat qui cesse d’écrire des romans pour répondre à l’appel tragique de l’Histoire qui, à la lettre, le réquisitionne. L’enjeu ? Rappeler les liens de la terre et du ciel, de la nature et de la surnature, du spirituel et du charnel, du temporel et de l’éternel, du visible et de l’invisible. Telle est la mission assignée aux poètes dans un monde sécularisé, soit, un désert, qui ne sait pas combien l’autonomie est une fiction terrifiante puisque c’est le diabolus ex machina qui tire les ficelles. La technique manifeste; le prince de ce monde infeste. On demande des exorcistes !
Juan Asensio
J’aime assez que tu rappelles le silence (romanesque) de Bernanos ayant décidé après la Seconde guerre mondiale de se consacrer au sauvetage de la France, alors que l’on nous bassine avec le mutisme de Rimbaud, ce fichu gamin pourri. Cher Rémi, tu as précédé l’une de mes questions en évoquant le vital, le «séminal» lien, comme l’écrit George Steiner, entre l’œuvre de Charles Péguy et la terre de France, qui est la terre de ses ancêtres, qui est la terre des morts : Barrès, Péguy, Bernanos bien sûr, mais aussi Guy Dupré que tu dois connaître je le suppose. Cette évocation de la terre meurtrie de notre pays est d’ailleurs une constante de tes essais et, j’y songe, des livres de Sarah Vajda et de Jean Védrines, deux remarquables écrivains avec lesquels, je crois, tu as bien des points communs.
Quelque peu étrangement pour un lecteur ne goûtant guère, peut-être, tes ellipses bloyennes, cet enracinement, ce «racinement» est à tes yeux indéfectiblement lié à l’évocation des enfants d’Israël, ces errants transportant pourtant dans leurs éternels périples la mémoire de leur terre et, à présent qu’ils ont conquis de haute lutte celle qui a toujours été la leur depuis des millénaires, sont devenus des maîtres arrogants selon les bien-pensants de la gauche et de l’extrême gauche françaises.
Ainsi, l’élection d’Israël, bien évidemment l’objet de toutes les haines, peut-elle être rapprochée de celle de la France, l’une et l’autre pas moins honnies. Tu écris, page 43 : «L’élection de la France ne peut être pensée qu’en référence à celle d’Israël, non en remplacement, mais en efflorescence, en conséquence et en reconnaissance[…]». Peux-tu évoquer en quelques lignes je le crains trop sommaires le lien invisible qui unit nos deux pays, nos deux histoires surnaturelles, finalement, nos deux «races» au sens où Péguy entendait ce mot ? De quelle façon aussi, si l’on considère la belle préface de Michaël Bar-Zvi à ton texte, ce lien peut-il être déclaré de violence nécessaire ?
Rémi Soulié
Rimbaud, cher Juan, sait qu’il demeure l’«esclave de [son]baptême» et ce pur paulinisme me semble salvateur, fût-ce malgré lui. Il est en outre des mutismes – mais nous outrepassons le cadre strict de notre entretien ! – qui valent de l’or (je pense par exemple à celui d’Ezra Pound, il est vrai dans un autre ordre). Guy Dupré est l’un des derniers grands maîtres de la littérature française que tu as bien entendu raison de situer sur la ligne de front Barrès-Péguy-Bernanos. M’associer à Sarah Vajda et Jean Védrines m’honore : si, à ce jour, je n’ai hélas que croisé le second – Stalag est un très beau livre – je suis un ami et un inconditionnel de la première, pleine de grâces : style, intelligence, profondeur, virtuosité. Alchimiste et magicienne, elle transforme en or tout ce qu’elle touche.
Avant d’effleurer le mystère d’Israël, évacuons ou, plutôt, tirons la chasse sur les gogos qui voient dans l’État d’Israël une enclave coloniale et impérialiste au cœur de l’Arabie heureuse mais aussi, sur les idiots plus ou moins utiles qui nous resservent une lutte de classes planétaire qui opposerait l’ivraie des exploiteurs judéo-croisés et le bon grain des masses prolétariennes arabo-musulmanes : ils n’ont rien appris, rien compris (j’écris ceci en profonde révérence envers Louis Massignon et René Guénon, ce dernier «installé» en Islam sous le nom d’Abdel Wahed Yahia, Français de Blois et de style mort au Caire en invoquant le nom d’Allah).
Eretz Israël est la patrie naturelle et surnaturelle, charnelle et spirituelle des Juifs. Maritain, sur ce plan-là en tout cas, voit juste : «Par un étrange paradoxe nous voyons aujourd’hui contesté aux Israéliens par les États qui sont leurs voisins le seul territoire auquel, à considérer le spectacle entier de l’histoire humaine, il soit absolument, divinement certain qu’un peuple ait incontestablement droit : car le peuple d’Israël est l’unique peuple au monde auquel une terre, la terre de Canaan, a été donnée par le vrai Dieu, le Dieu unique et transcendant, créateur de l’univers et du genre humain. Et ce que Dieu a donné une fois est donné pour toujours.» Le sionisme, loin de faire exclusivement rentrer Israël dans le rang des Nations peut permettre aux Juifs de retrouver leur vocation, un temps évanouie dans l’universalisme abstrait de la république mondiale que les moins lucides d’entre eux ont bien tort d’encenser, l’émancipation étant le prélude à la disparition (le débat Milner, Finkielkraut, Benny Lévy est fondamental pour nous, même s’il faut faire des efforts pour surmonter des thèses anti-chrétiennes dont la fausseté est patente).
Le moderne, d’une manière ou d’une autre, est structurellement intéressé à la disparition des Juifs parce que ceux-ci n’entendent rien au contrat de la philosophie politique moderne et qu’ils comprennent tout de l’Alliance éternelle. Par définition, la «Démocratie universelle» dénoncée par Edgar A. Poe dans Le Colloque de Monos et Una – il poursuivra l’exploration des ravages des «chiens de prairie» dans Mellonta Tauta – précairement fondée sur la religion élective (le suffrage) et la confusion des ordres ne peut rien connaître de l’Élection (qu’elle dira anti-démocratique, inégalitaire, injuste etc.), donc de la France et d’Israël, qui ont été comblés de dons sans repentance. Ces mystères étant aussi incompréhensibles que Dieu, il faut partir de la Bible et se résoudre ici à emprunter des raccourcis : l’onction de Saül par Samuel qui fonde la royauté d’Israël (1 Sam, 9-10) est l’archétype spirituel de l’onction davidique, franque, française, comme en témoigne la Galerie des Rois de Reims. L’huile sainte de Samuel est la Sainte Ampoule remise à S. Remi; dans les deux cas, l’intervention de Dieu, fait inouï, est directe. Au cœur de ce mystère : Jésus-Christ, le Roi des Juifs et le Seigneur des Mondes dont Jeanne d’Arc rappellera, le temps venu, qu’il est «le vrai Roi de France» – les rois étant ses lieutenants –, et la fille de Sion, à laquelle Louis XIII voue la France. La responsabilité française et juive nous écrase tous, pour le meilleur et pour le pire. Français et Juifs doivent abjurer leurs politiques (pluriel) et renouer avec leur mystique (singulier). Cela signifie, pour les Français, prendre soin du Royaume de France et pour les Juifs, cultiver Eretz Israël, les deux pays étant avant tout des « dispositions providentielles », selon la formule que le grand Henry Montaigu appliquait à la France. En hauteur et en vérité, nous nous retrouvons, loin de tout sentimentalisme, de tout humanitarisme ou des pseudo-œcuménismes.
La préface de Michaël Bar-Zvi, on en conviendra, ne peut encourir le reproche de sentimentalisme. Il a pris le titre du livre au pied de la lettre et Péguy sur le pied de guerre. Certes, Olivier Véron lui avait demandé une préface assez voisine, en esprit, de celle de Pierre Boutang à L’Auberge volante de Chesterton (le poète métaphysicien avait trouvé le moyen de citer le Groupe Stern); certes, Michaël Bar-Zvi est proche du sionisme révisionniste de Jabotinsky, volontiers militaire mais, plus profondément, cette préface, à certains égards maistrienne et jüngerienne, a avant tout la beauté et la dureté du roc sur lequel doit être reconstruite «l’arche nouvelle» mystique.
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