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20/09/2007
Synesthésies
Emportait les esprits comme au gré de sa rage,
Les roulant, les heurtant avec ses tourbillons.»
Dante, L'Enfer, Chant 5, second cercle, les voluptueux emportés dans un éternel ouragan (traduction de Louis Ratisbonne).
L'histoire des représentations picturales de certains personnages et scènes littéraires célèbres, dont la célébrité même s'est trouvée accrue par cette débauche d'images est proprement immense. Vieille de plusieurs siècles, ayant fasciné des générations d'artistes ou de badauds, consubstantielle à l'histoire de l'Occident et à son triomphe planétaire, nous assistons à sa fin, du moins à son éclipse, comme Martin Buber pouvait évoquer l'éclipse de Dieu.
Une éclipse de l'image postérieure à celle de Dieu (1), alors même que l'image universelle paraît avoir envahi chaque micron resté scandaleusement vierge, férocement iconoclaste de nos vies ? La proposition fera immanquablement sourire. Et pourtant, je persiste à penser que la grande tradition picturale se nourrissant des images inventées par les écrivains touche à sa fin, semble s'étioler misérablement. Que l'on me signale, ainsi, bien sûr pour me contredire, quelque roman, quelque personnage de roman, quelque scène marquante récents qui aient inspiré un peintre d'importance (ce qui peut s'acheter), voire de talent (ce qui est une denrée moins monnayable). De tels exemples ne viennent pas immédiatement à l'esprit et ils restent de toute façon risiblement peu nombreux.
La littérature française, à mesure qu'elle devient naine et commente sans fatigue sa drastique transformation, ne nourrit plus aucun imaginaire : rapetissant ainsi jusqu'à nous contraindre à utiliser très prochainement le microscope à balayage électronique, elle est tout juste bonne à faire germer quelques grossières, pataudes, affreuses, elles-mêmes microscopiques images (malgré la vulgarité de leurs effets spéciaux, ces images sont déjà oubliées avant que d'avoir été vues) dans la cervelle réduite d'un Matthieu Kassovitz et cela donne : Babylon AD, dans celle d'un Enki Bilal, considéré par nos petits journalistes parisiens comme la plus évidente réincarnation de Léonard de Vinci, et cela donne le pitoyable et très périssable navet intitulé Immortel.
Hart Crane, Lettre du 12 septembre 1927, à Otto Kahn in Le Pont (adapté par François Tétreau, préface de Jeremy Reed, postface de François Boddaert, Obsidiane, 1987), p. 83.
Ce tarissement est une évidence lorsque nous évoquons l'imaginaire pictural et, plus largement, l'art contemporain. Ce tarissement commence même à affliger nos propres imaginations : pas seulement donc les travaux des peintres, des illustrateurs, des dessinateurs ou, degré zéro de la vision, ceux des publicitaires. Nos imaginations, si elles sont remplies de quelque chose, le sont d'images vieilles de plusieurs décennies, parfois siècles. Irait-on jusqu'à oser prétendre que les romans de Michel Houellebecq, de Maurice G. Dantec pour nous en tenir à deux écrivains tout de même ambitieux, ont ne serait-ce qu'une once de la puissance de suggestion de n'importe quelle ligne de Chateaubriand, de Stendhal, de Hugo même ? Risquons l'hypothèse suivante, simple décalque appliqué à la littérature de celle que Jean-Joseph Goux développe à propos de l'art contemporain (2) : devenue marchandise, la littérature est entrée dans le cycle qui anime désormais notre civilisation tout entière opérative, c'est-à-dire capitalistique. Devenue banale marchandise obéissant à sa mise en circulation perpétuelle, la littérature a rendu «visible dans sa grandeur comme dans ses ridicules, dans son sublime comme dans ses aliénations, la logique interne d'une civilisation opérative qui ne se construit qu'en se déconstruisant en permanence». Et elle a fini, poursuivons-nous avec Goux, par s'inclure elle-même «dans cette dissolution comme dans les dessins animés loufoques où le monstre glouton finit par manger l'écran sur lequel il était projeté.» De sorte que, nous avertit Goux, il est peut-être illusoire d'attendre quelque renouveau d'un art compris comme dernière trace du divin, ultime refuge où s'est réfugiée l'aura chère à Walter Benjamin : «Cette mission bicentenaire [de l'art] subit une brutale déflation qui ne tue pas les arts en tant que tels (on pourrait même diagnostiquer tout au contraire une esthétisation extensive, diffuse, généralisée que les arts plastiques dans leur détermination traditionnelle, spécialisée, ne peuvent plus contenir), mais qui les décharge de la responsabilité exorbitante qui leur avait été attribuée.»
Face à cette raréfaction troublante voisine paradoxale d'une extension universelle de l'image et du mauvais livre, du bavardage, devant ce divorce évident entre la littérature et la peinture, devant cet effondrement d'un édifice remarquable par la compénétration de matériaux d'origines diverses qui, par une espèce de fascinante capillarité, ont infusé les moindres veinules de sociétés entières, bien des exemples désormais relégués dans les musées et dans les encyclopédies me viennent à l'esprit, que je prendrai le soin méthodique d'évoquer l'un après l'autre, sans doute pour accroître ce sentiment de vide qui m'accable.
Que l'on songe ainsi à la fortune picturale de la Divine Comédie de Dante, aux innombrables représentations évoquant la tragique destinée de Paolo et Francesca (au chant 5 de L'Enfer), le terrifiant cas de conscience d'Ugolin (chants 32 et 33) et, dans Le Purgatoire, la belle face de Pia de' Tolomei (au chant 5). Même le fade et monocorde Paradis a trouvé quelques illustres imagiers pour tenter de représenter cette longue et lassante antienne de louange : Gustave Doré, évidemment bien plus inspiré lorsqu'il s'est agi de représenter les tourments infernaux.
Que l'on songe à la longue série des Triomphes évoqués par Pétrarque, au Décaméron de Boccace (les nouvelles de Ghismonda, de Cimone, de Nastagio, je ne cite que les plus célèbres épisodes ayant enflammé l'esprit des peintres).
Que l'on songe encore au Songe de Poliphile de Francesco Colonna, au très ennuyeux Heptaméron de Marguerite de Navarre, tout de même moins prolixe en images que son illustre modèle, à Amadis de Gaule de Garci Rodriguez de Montalvo (légende illustrée mollement par Gracq dans son Beau ténébreux), au Roland furieux de L'Arioste (par exemple, l'épisode d'Angélique et le monstre au chant 10), à la Jérusalem délivrée du Tasse (Herminie chez les bergers, chant 7, Clorinde au chant 12, Herminie et Tancrède au chant 19).
Que l'on songe à Shakespeare, à la multitude de scènes que les pièces les plus noires de ce génie démesuré ont fait germer, à Cervantès dont le Chevalier à la Triste figure a parcouru bien des paysages enfermés dans quelques pages richement illustrées, à Milton dont Le Paradis perdu a permis à Satan de retrouver une grandeur énigmatique.
Que l'on songe aux rêves de Blake, premier et génial interprète de ses propres visions démoniaques, qui incitèrent Gide à croire que cet auteur était du parti du démon.
Que l'on songe à Lénore de Gottfried August Bürger.
Que l'on songe à tant d'autres : Rops ou encore Delacroix.
La liste, je l'ai dit, est proprement extraordinaire : chacun la complétera selon ses désirs.
Et à présent : à quel roman d'envergure donner vie grâce aux images ? Sollers inspire-t-il les peintres ou, plutôt qu'eux puisqu'ils n'en restent plus beaucoup, les artistes ( étant entendu que n'importe quel éleveur de limaces plongées dans de la peinture phosphorescente est désormais considéré comme un artiste, autant le dire : un être dont le prestige social reste grand) ? Gracq ? Beigbeder ? Richard Millet peut-être ? Non. Catherine Millet alors, dont la matière narrative se prête pourtant à nombre de contorsions richement suggestives ?
En lieu et place d'une série de peintures ou même d'un grand film nous avons un monochrome : gris sur gris ou rose sur rose, c'est selon.
Pourtant, la vie secrète des influences ne semble point se résoudre à totalement disparaître : elle survit à sa façon, souterraine et obscure, dérisoire peut-être si on la compare à l'éclat passé et la tâche du critique littéraire me semble suffisante qui tente d'établir des correspondances.
Ainsi, regardant une première fois le troisième volet de la série Matrix, d'où me venait cette impression de déjà-vu, lorsque des millions de machines, comme plongées dans une espèce d'attente extatique par leur Créateur, enchevêtraient de leurs danses le ciel de Sion la Résistante, pourtant toute proche de tomber ?
Je ne parvenais pas à me souvenir de l'image qui avait provoqué ce sentiment, banal, d'assister pour la seconde fois à un épisode de sa vie.
Jusqu'à ce que je reprenne, sans doute guidé par quelque évidence demeurée farouchement cachée (et non point inconsciente), mon vieil exemplaire de Dante illustré par Gustave Doré.
Notes :
(1) : Pour François Boespflug (Peut-on parler d'une mort de Dieu dans l'art ?, in Mort de Dieu. Fin de l'art sous la direction de Daniel Payot, Cerf, 1991, p. 33) commentant la thèse de Howe (Das Gottesbild im Abendland, Witten/Berlin, Eckart Verlag, 1957, p. 45) selon laquelle «avec la fin de l'art baroque, durant le troisième quart du dix-huitième siècle, nous sommes devant la fin de l'histoire-en-images des figures chrétiennes dans l'art occidental. Ce qui suit n'est plus qu'un épilogue», la mort de Dieu, en tout cas, «ne saurait être confondue avec son absence figurative. On en vient même à soupçonner que c'est l'inverse qui est vrai. Trop montré, trop peint, Dieu meurt».
(2) Jean-Joseph Goux, Accrochages. Conflits du visuel (éditions des femmes/Antoinette Fouque, 2007), dans un texte d'abord paru dans la revue Esprit, intitulé Éclipse de lart ?, pp. 33-53.
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