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18/09/2007

Itinéraire de la foudre : Dominique de Roux en sa correspondance

Crédits photographiques : Jason Hawkes.



Je dédie ces lignes de Dominique de Roux, écrivain de race, à Charles Ficat, éditeur tranquillement optimiste. Peut-être saura-t-il voir dans ces extraits de lettres, à condition qu'il sache lire, la figure mystérieuse, rimbaldienne, de formidable espoir et d'amer désenchantement, d'un homme qui n'a jamais pu se résoudre à la médiocrité de notre époque. Plutôt que d'éditer quelques livres faciles (il faut bien vivre tout de même, non ?), plutôt que de gloser sur le silence de la littérature, plutôt même que de l'abandonner en hurlant à l'imposture (ou au contraire en se taisant définitivement), plutôt que de s'enivrer d'une action sans autre but que l'accroissement malrucien d'un esthétisme aristocratique et vain, Dominique de Roux a choisi d'écrire dans la tension extrême de toutes ses contradictions.

À Gabrielle de Lestapis, Londres, mai 1954
Le monde devient pour moi un symbole.
Dominique de Roux, Il faut partir. Correspondances inédites 1953-1977 (Fayard, 2007), p. 37.

À Gabrielle de Lestapis, août 1954 (p. 38)
Je vais souvent sur la Charente faire du bateau tout court ou du bateau à voile ou simplement pour ce coin d’une richesse extraordinaire. Elle fait des méandres, des vaches boivent, des chiens crevés passent. Il y a au loin un clocher du XIIème (sic), des côteaux modérés et un vieux passeur plein d’esprit et ivrogne. Vous rendez-vous compte de tout ce que cela représente comme messages ?

À Jacqueline Brusset, Fulfa, le 2 octobre 1958 (p. 94)
Par contre, je saisis très, mais très mal ta manière étrange de m’aimer à travers Dieu ?... Par ta foi en Dieu ?... À travers ta foi ?... Serait-ce de la nécromancie précoce ? Suis-je un vitrail ? (je souligne).

À Robert Vallery-Radot, 10 juillet 1961 (p. 161)
La littérature, ce sont des hommes comme Drieu, Bernanos, comme vous, comme Céline, chacun dans sa voie. Nous ne pouvons que mépriser les tournesols de chaque siècle, les Aragon, les Mauriac, les Claudel. Ils mourront en redingote, dans le fracas du Te Deum.

À Robert Vallery-Radot, le 7 septembre 1961 (p. 165)
Quelle époque en comparaison de la nôtre ! C’est en relisant qu’on s’en persuade. Regardez, écoutez, voyez cette monumentale esbroufe, le mensonge, cet abaissement à entourer les mots de la grande presse, à courber l’échine, à se macérer dans une défaite de l’Occident que l’on juge éventuelle. Il est peut-être banal ou pompier d’écrire que ma génération vit Byzance mais les symptômes ne trompent personne. Partout des brèches couvertes de lauriers, mais des brèches d’hommes lâches chaussés de babouches, d’écrivains qui phrasouillent sans éloquence, des Mauriac qui se contemplent à tire la ligne dans une poésie de scieur de long, avec une sûreté de vieux pâtissier.

À Robert Vallery-Radot, le 15 janvier 1964 (p. 196)
Mon père,
Votre lettre n’a fait que confirmer ce que je ressens dans mon apocalypse actuelle, m’incitant à poursuivre plus totalement encore le but que je me suis défini de préparer la terre aux levains futurs, puisqu’il faut que le grain se meure et que nous, nous devons passer sous la meule comme certaines autres générations ont dû mourir au feu. Nous mourrons de solitude. Notre mort sera légère et sèche comme la poussière qui vole. Tout remonte à la guerre d’Espagne, à l’ouverture des temps modernes – le dernier romantisme guerrier – et à cette fin des Temps modernes un été de 1945 à Berlin. Depuis 1945, on assiste dans le monde occidental à un morcellement de la littérature, de même qu’une terre sans eau se craquelle et sur la croûte âpre tous ceux qui avaient du talent à vingt ans à la Libération sont morts ivres de désespoir de s’être pris pour des étoiles. En notre temps, certains avaient entrepris de fixer le langage pour repartir sur le sable. Et notre époque si intelligente, qui a toute la solitude des machines, ne secrétera de grands créateurs que dans cinquante ans peut-être (en serons-nous ?). En attendant, dans le crépuscule, sur nos cerveaux humides et ondulants, se préparera l’avenir. Et nous, qui faisons tout pour avoir des frères, notre solitude est si totale que, petites silhouettes enfermées dans nos lanternes, nous nous fabriquons des lumières avant la dissolution dans l’infini.

À Robert Vallery-Radot, le 22 janvier 1967 (p. 228)
Nous sommes là pour la désespérance. Notre monde est rompu. Même le cri de Savonarole paraîtrait couinant quand la dignité spirituelle est à ce point perdue, oubliée, dans le crépuscule.

À Robert Vallery-Radot, le 9 mars 1967 (p. 229)
Les professeurs et les laïcs nous ont plongés dans cet état d’autodafé mondial du livre.

Mais je sais déjà que ma génération est celle des kamikazes, des hommes bengalores qui allument ces mèches des générations de vingt ans. Réformer et reformer l’ordre des nobles voyaugeurs. Oui, je crois à la faculté des guillotines qui tombent.

À Christiane Mallet, nuit, mercredi 14 avril 1971 (p. 267)
Je vis à partir de minuit quand je parle, quand je retrouve le langage de la présence réelle jusqu’à l’aube où je me retrouve imbécile avec mon écriture du jour.

À Madalena de Saccadura Botte, hotel Burgerspark – Pretoria, 8 septembre 1974 (pp. 334-5)
Je veux tant te rejoindre vraiment et quelque part. Aide-moi à quitter ce rêve convulsif où je rôde. Je ne vois jamais venir la vie, mais je sens tellement ce qui m'abandonne ! Je suis pris dans le cercle de l'écrire ou de l'agir parce que je ressens la désagrégation lente et sans bruit de ce que nous aimons, de l'écrire parce qu'il y a là une forme de connaissance et d'arrêt en même temps qu'un dépassement de l'action. Or, comme chacun aujourd'hui, je ressens cette Sprachkrise, cette crise du langage vieille comme l'École de Vienne, l'incapacité des mots à représenter le monde, le leurre absolu des mots détournés, volés en plus par le journalisme tout autour. La brisure, c'est peut-être la mystique de Wittgenstein ou l'aventure mallarméenne, mais IMMÉDIATEMENT tout se dérobe, et les mots et les possibilités d'agir. Le diable occupe le lieu géométrique que le langage et la vie ne peuvent plus occuper. Traversons ensemble ce no man's land, ce camp de Kolyma. De l'autre côté, trouverons-nous incarnée mon obsession de la transparence et de la légèreté, là où les fantômes font passer la frontière de l'irréalité au rêve, puisqu'on ne saura jamais rien, Marie Madeleine, des choses que nous aurions voulur dire ?

À Madalena de Saccadura Botte, hotel Burgerspark – Pretoria, 5 octobre 1974 (p. 345)
Des druides, qui réussissaient à ce que des mots tiennent dans l’air, à Homère, Shakespeare, Pessoa, tous ont tenté avec les mots de filer cette cordelette de fakir à seule fin d’atteindre la lumière et de s’y maintenir au centre, au-dessous d’eux la nuit.

À Olivier-Germain Thomas, Lisbonne, 20 octobre 1976 (p. 392)
Jamais Malraux ne s’est attaqué au mal de notre époque, suite à un Péguy, en même temps que Bernanos ni Camus. Possédé d’esthétisme, il se perd dans son musée imaginaire qui n’est ni la tradition que nous cherchons ni la vie.

À Madalena de Saccadura Botte, Paris, décembre 1976 (p. 396)
Autrefois le temps était plus lent, les mots avaient leur place dans le rucher.

À Madalena de Saccadura Botte, 3 mars 1977 (p. 402)
Entre l’écrit et l’action, j’essaie d’établir mes usines. Seule mon énergie folle ou quelque chose d’approchant me sort de mon singulier pessimisme, moi le métaphysicien sans croyance.