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11/02/2008
Cloverfield, l'Apocalypse exliquée aux bourrins
Crédits photographiques : Thierry Montford/Biosphoto.
Remise en ligne d'une ancienne note, légèrement modifiée.
Il y a une attente de l'Apocalypse qui, dans ses outrances mêmes, peut faire sourire. Elle éructe pourtant son impatience et n'hésite même pas à engueuler le divin Procrastinateur. Des signes !, des signes !, des signes !, s'emporte Ernest Hello dans une lettre à Léon Bloy.
Il y a une attente de la fin grossièrement synthétisée (1) par quelque symbole déchu de la grandeur américaine rebondissant dans les rues de New York sur fond de mugissement de sirène dunquerquoise, attente tout aussi pataudement exacerbée par des sceaux pas franchement inviolables dont l'énigme facile semble pourtant avoir hypnotisé tous les mulots de la Toile (qui citent en exemple de marketing viral ingénieux la campage promotionnelle du film de J. J. Abrams) durant des mois. Il est vrai que Cloverfield laisse une étrange impression à celui qui l'a vu : incontestablement, sous le degré zéro de la narration (encore que, ce film est à l'évidence moins celui d'un monstre de méchante humeur que la moderne transposition du vieux mythe de l'amour impossible : ici, c'est donc le monstre qui tient lieu d'épée séparant les amants), un froid plus vif vous saisit qui vous paralyse devant cette furie de réduire en poussière la toute dernière brique d'une métropole. Ce qui surtout étonne puis rassure c'est la vitesse à laquelle l'annihilation, par l'homme, d'une cité moderne peut être menée, le retour des héros à une forme d'animalité nue (mise en scène par le décor verdoyant de Central Park), proche donc de celle du monstre, n'étant absolument d'aucun secours. Dans le remarquable La route de Cormac McCarthy, rien ne nous est dit de la probable catastrophe nucléaire ayant décimé l'humanité et pourtant, là aussi nous frappe la vitesse à laquelle l'homme s'est vu dépouillé de tous ses artifices : communications électroniques, moyens de locomotion, chaleur, nourriture, vêtements dignes de ce nom.
Il y a l'attente, dans un rôle de rétiaire excédé que l'on n'escomptait guère de la part du doux Ernest Hello midinétisé, javélisé par le ridicule Patrick Kéchichian, d'une intrusion qui enfin nous donne à voir et à comprendre plus que ce que le monde recèle de trésors visibles, écarte pour nous les révéler les profondeurs inconnues de la terre, Hello réclamant des signes, des signes, encore des signes, maintenant, hic et nunc, à son ami, Léon Bloy.
Il y a la négation même de toute violence, de toute fureur dévastatrice, négation qui finalement constitue peut-être l'apocalypse la plus effrayante, comme Thomas Glavinic l'expose dans son étrange et envoûtant roman, Le travail de la nuit (Flammarion).
Il y a enfin l'attente angoissée, nerveuse, alarmée, forcément esthétique et violente (donc incomprise des sérieux à lunettes serrées, des professeurs barthésiens, des tartuffes patents comme Badiou-le-Résistant-radical-renaissant-de-ses-cendres-comme-le-Phénix et même de ces si étranges catholiques optimistes, comme j'ai pu le constater durant une récente discussion avec les patrons des éditions Bartillat), la chasse inquiète de la pure imminence qui, lorsqu'elle paraît décidément mystérieusement retardée, doit être secondée par la guérilla métaphysique (le voici donc, ô mon pauvre Badiou, ton nouveau radicalisme politique, rien de plus que le vieux renvoi bileux du terrorisme gauchiste mille fois condamné par le sang rouge des innocents ?...), le sabotage des vieux aqueducs taris, le harcèlement systématique des imbéciles qu'il s'agira de rendre fous de rage, l'épandage d'un poison mortel (et, de grâce, affreusement foudroyant) sur les terres grasses où poussent les patates douces de la gauche sulfatée.
L'exemple le plus magnifique de cette exacerbation d'un désir bien capable de faire réagir les dieux endormis, nous est certainement donné par l'indomptable Dominique de Roux. Je donne ci-dessous les toutes dernières lignes d'une lettre somptueuse adressée à Madalena de Sacadura Botte, son dernier amour, écrite le 8 septembre 1974, postée depuis l'hôtel Burgerspark de Pretoria (recueillie dans Il faut partir. Correspondances inédites 1953-1977, Fayard, 2007, pp. 334-5) : «Je veux tant te rejoindre vraiment et quelque part. Aide-moi à quitter ce rêve convulsif où je rôde. Je ne vois jamais venir la vie, mais je sens tellement ce qui m'abandonne ! Je suis pris dans le cercle de l'écrire ou de l'agir parce que je ressens la désagrégation lente et sans bruit de ce que nous aimons, de l'écrire parce qu'il y a là une forme de connaissance et d'arrêt en même temps qu'un dépassement de l'action. Or, comme chacun aujourd'hui, je ressens cette Sprachkrise, cette crise du langage vieille comme l'École de Vienne, l'incapacité des mots à représenter le monde, le leurre absolu des mots détournés, volés en plus par le journalisme tout autour. La brisure, c'est peut-être la mystique de Wittgenstein ou l'aventure mallarméenne, mais IMMÉDIATEMENT tout se dérobe, et les mots et les possibilités d'agir. Le diable occupe le lieu géométrique que le langage et la vie ne peuvent plus occuper. Traversons ensemble ce no man's land, ce camp de Kolyma. De l'autre côté, trouverons-nous incarnée mon obsession de la transparence et de la légèreté, là où les fantômes font passer la frontière de l'irréalité au rêve, puisqu'on ne saura jamais rien, Marie Madeleine, des choses que nous aurions voulur dire ?».
Note
(1) Puisqu'elle reprend telle image, célèbre, de Planet of the Apes de Franklin J. Schaffner, l'affiche de Escape from New York de John Carpenter et enfin The Day after Tomorrow de Roland Emmerich.