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04/09/2008

Entretien avec Serge Rivron, 2

Le numéro 127 du cours Tolstoï à Villeurbanne, où réside la famille de Marie alors que celle-ci attend de mettre au monde (et n'en finit pas d'attendre) son fils, Michel.


Rappel
Le texte dont je rêve est là, cher Juan, et il existera forcément, parce qu'il existe depuis la nuit des temps. Il ressemble à ceux qu'ont écrits Ésope, Virgile, Le Tasse, Rabelais, Villon, Dante, Racine, Baudelaire, tant d'autres… Moins ou plus fort, ça dépend toujours du lecteur, de celui qui au final fait «l'écart». Ce n'est pas forcément moi qui l'écrirai. Mais soyez gentil, revenons à nos moutons! La Chair, qui a le mérite d'exister…


JA
La Chair ? Mais nous ne l’avons jamais quitté, voyons, ce beau roman ! Un point tout de même : non, trois fois non, il n’y a pas eu que des grotesques ayant désiré écrire le livre total, Le Livre. Je vous rappelle quelques noms tout de même : Canetti, Musil, Broch, Faulkner, Joyce, Melville, Dos Passos, Borges, etc. Un autre point et, promis, nous revenons à notre licorne noire : si la Terre n’est pas totalement explorée (nous sommes même très loin du compte), que faites-vous donc des mondes qui nous entourent ? La conquête de la Lune est pour demain, celle de Mars pour après-demain. Ensuite, qui sait ? Vous ne lisez pas assez de romans de science-fiction et ne paraissez pas être au fait, quoi qu’il en soit, des progrès fulgurants de la conquête spatiale, cher Serge…
Bien, puisque vous êtes pressé de revenir à votre roman (il faut bien, tout de même, que nous empruntions quelques sentiers qui bifurquent, non ?), alors même que nous avons, dans la Zone, tout notre temps, voici une question abrupte : votre livre existe me dites-vous ? Bien sûr, mais vous savez que l’existence d’un livre, hélas, dépend certes du nombre (et de la qualité, mais tout de même de plus en plus du nombre) de ses lecteurs mais aussi, là aussi de plus en plus, de la puissance commerciale de son éditeur. Avez-vous proposé votre Chair à d’autres éditeurs que celui qui a eu finalement le courage, puisqu’il en faut, de publier un tel livre dont le sujet serait… la sainteté ? Celle de Marie je suppose ou bien celle, torturée, inversée, de son fils Michel ?

SR
Que de remarques ! Que de questions ! D'abord, je ne conteste pas que la quête du «Livre Total» – tout de même très «vingtièmiste», vous me le concèderez – n'ait été poursuivie par des écrivains majeurs, et ceux que vous citez en sont évidemment de très bons spécimens (vous auriez pu ajouter Proust). Je tentais simplement d'exprimer ceci qu'au fond le rêve du prochain livre comme «Grand Œuvre», à la fois naïf, un peu bêta, et abruptement prétentieux, outre qu'il me paraît (voyez, je reste prudent maintenant) concomitant à l'histoire d'un siècle, le 20e, particulièrement brutal et nombriliste, ne sert en aucune manière de moteur à mon désir d'écrire. Que le «Grand Œuvre» est toujours derrière nous, et que nos créations prochaines en seraient plutôt une conséquence, un approfondissement. Quant aux «mondes qui nous entourent»… Vous avez parfaitement raison de souligner mon inconnaissance en matière de science-fiction, je n'ai aimé que très peu de romans du genre à part ceux de Van Vogt, certains Philip K. Dick, et Dune, de Frank Herbert. Les livres de science-fiction me font en général bâiller d'ennui dès la sixième page, au moment où les cybers commencent à se révolter parce que ceux de la dernière génération ont senti qu'à l'autre bout de l'espace intersidéral une étrange planète violette était en train de surgir d'un trou noir entièrement peuplée d'une civilisation de droïdes revanchards ayant la capacité de se reproduire par scissiparité. Comme j'avais essayé de l'expliquer il y a quelques années dans les colonnes de votre excellente Zone, je crois l'humain irrémédiablement voué à la Terre, et «les mondes qui l'entourent» ne m'intéressent que dans cette exacte mesure. C'est en ceci que la sainteté me paraît une «entrée» essentielle, qui fait du Ciel l'horizon tellurique de l'humain, qui nous force à approfondir notre relation à la boue qui nous fonde et ne la transmute (peut-être) qu'autant que nous sommes d'ici, et pas des ectoplasmes doués de pouvoirs surnaturels.
Apparemment, cependant, notre époque qui affiche la supériorité absolue de la matière tout en s'ébaubissant paradoxalement de para-normal et d'énergie transcendantale, vieille lune, éternel éther mystique, frisson gratuit des fins de feu de camp, apparemment notre époque ne croit plus une demi-seconde à la possibilité de la sainteté, alors même qu'elle lui doit les deux derniers millénaires de son histoire, et son règne absolu sur toute la planète, quand Memphis, Athènes, Rome et toutes les autres civilisations jusqu'à la nôtre n'avaient pu, à leur apogée, conquérir que des morceaux de territoires continentaux. Cela soulève mon étonnement, et c'est effectivement le sujet principal de La Chair – non pas la sainteté, mais l'exploration des conséquences dans la chair et pour la chair de l'incapacité absolue dans laquelle nous sommes tous aujourd'hui d'accepter la possibilité de la sainteté. En ce sens, Marie et Michel sont tous deux des figures non pas inversées, mais renversées, de la sainteté. La force qui les habite et les conduit est sans cesse empêchée, contrainte, par celle, incroyablement plus puissante, des constructions que notre époque de grégarité a élaborées pour parer son impuissance à admettre l'impensable qui l'a fait souveraine.
Bon, je ne sais pas si c'est ce qui passe, quand on lit ce bouquin. C'est en tous cas une de ses clés, a posteriori. Un livre ne sera toujours qu'une reconstruction, même et peut-être surtout pour celui qui l'écrit. Je ne suis pas certain, par exemple, que mon éditeur (mes éditeurs, devrais-je dire, parce qu'en plus de Jean-Patrick Péju, le directeur de la collection Les sœurs océanes, qui a le premier accepté ce livre, il a été bien porté par Michèle Narvaez et Jean-Pierre Huguet) ait le sentiment d'avoir édité un livre sur la sainteté. Je suis certain, en revanche, qu'il a été l'un des premiers éditeurs auxquels je me suis adressé à le lire – et sa capacité de lecteur, pour répondre à une de vos nombreuses questions antécédentes, m'intéresse davantage que sa puissance commerciale, hélas fort limitée !

JA
Attendez un peu. Vous me dites que Marie et son fils Michel sont tous deux empêchés de devenir des saints par la force de «constructions que notre époque de grégarité a élaborées pour parer son impuissance à admettre l'impensable qui l'a fait souveraine». Je ne suis pas d’accord avec votre affirmation, et à double titre : d’abord parce que, à mes yeux, Marie est bel et bien une sainte, justement puisqu’elle ignore presque tout de sa condition et paraît s’être engagée dans la «petite voie» chère à Sainte Thérèse de Lisieux. Elle accepte ce que la vie lui réserve, elle accepte même le sacrifice de son propre fils comme s’il s’agissait d’une douce et douloureuse évidence. Ensuite parce que Michel, lui, n’est qu’un homme moderne. Entendons-nous : votre personnage est aussi complexe que vous le souhaitez, peut-être même est-il infiniment plus complexe que le Pernichon moyen hantant nos sociétés, mais il n’est pas un saint. Il est un «homme creux» pour évoquer T. S. Eliot, un «désespéré» selon Bloy, surtout un Des Esseintes ne parvenant guère à s’arracher à la contemplation esthétique. Il est, surtout, je vous cite, un «tricheur» («Qui n’est pas un Saint est un tricheur. Jusqu’à l’abaissement. Jusqu’à la vomissure», p. 23). Où est donc, je vous prie, notre Durtal qui délaissera le démonisme de pacotille pour le silence plénier des monastères ? Je ne l’ai pas trouvé. Je n’ai même pas vu en Michel d’indices nous permettant de supposer qu’il pourrait devenir (voyez comme je suis prudent à mon tour) un saint, même torturé comme Donissan, tant ce personnage me paraît parfaitement incapable de comprendre quelques toutes petites choses essentielles, y compris lorsque sa propre fille les lui assène d’une façon pour le moins… fulgurante ! Vous n’allez tout de même pas me répondre que Michel a été empêché de devenir un saint parce qu’il a trop aimé les femmes ? Et alors je vous prie ? Sainte Thérèse d’Avila a beaucoup aimé les hommes et voyez quelle a été sa carrière !…
Je vais vous le dire sans ambages, cher Serge : je crois que vous avez absolument tout fait, tout ce que le diable de romancier que vous êtes pouvait faire pour que Michel ne devienne pas un saint.

SR
La posture au monde de ce pauvre Michel est extrêmement complexe, je vous le concède aisément. D'abord, parce qu'il est une pure création de mots. Et à ce titre, comme tout personnage de fiction, son destin est tout entier dans la main du diable qui l'agite, un romancier. Ensuite parce que le diable en question, s'étant reconnu il y a longtemps chrétien, puis catholique, et de plus en plus apostolique et romain à chaque fois qu'il essaie un pas vers l'élucidation de sa réalité, l'a mis dans cette situation plutôt limite que, immergé dans une société (la nôtre) absolument imperméable à toute forme de religiosité et plus encore si elle est chrétienne, il serait cependant sommé, pour être mieux que la nullité qu'avec l'ensemble de ses contemporains il poursuit, s'étant reconnu le fils complètement improbable du père que sa mère lui attribue, ayant à peine ébauché ce chemin de sainteté, de se trouver exactement dans la posture du Christ lui-même écoutant Marie lui dire qu'elle avait été engrossée de lui par le frôlement des ailes d'un ange. Reconnaissez qu'il n'a pas la «petite voie» facile. Pourtant il avance, par le sexe, certes, mais par lui parvient à repousser, même si en creux, ces deux tentations majeures que sont l'envie et l'orgueil. Michel ne peut pas croire sa mère, parce que croire une histoire pareille aujourd'hui le livrerait instantanément à cette construction maîtresse de notre époque de grégarité, à savoir la psychiatrie.
Ceci dit, vous avez parfaitement le droit de ne voir en lui que le tricheur, puisqu'il est loin d'être un Saint. Quant à Marie, bien sûr, sa capacité de résignation, la durée miraculeuse de la gestation en elle de son fils, son obéissance à ses voix, sa modestie, dessinent assez franchement le portrait d'une Sainte. Vous omettez juste, en la voyant finalement traverser assez directement notre époque de grégarité, que le diable de romancier qui, elle aussi, l'a agitée a fermé son roman de telle manière qu'on puisse aussi parfaitement croire qu'elle est folle, ou qu'horrifiée de ce que le lecteur découvre à la fin du récit, sa pudibonderie hystérique (comme ils disent) l'ait conduite au double meurtre des enfants de Serge. Plusieurs lecteurs soutiennent cette hypothèse mordicus, et tentent de me prouver que c'est même l'évidence ! Je vous le dis, Juan, notre époque renverse les saints.

Commentaires

Bonjour,

je réagis à l'expression "époque de grégarité", que vous avez utlisée, Mr. Rivron, pour parler de notre époque. Je la trouve intéressante, mais trop concise. Pourriez-vous nous en dire plus? Qu'est-ce qui rend l'époque grégaire?

D'autre part, j'ai eu du mal à concevoir que la grégarité fût incompatible avec la sainteté. Mais je pense que j'ai compris à présent: la sainteté est une destination, qui nous est inacessible, car elle est le terme d'un long voyage spirituel, qui ne peut pas intéresser les pantouflards de l'esprit que nous sommes. Ai-je bien compris?

Mais ne risque-t-on pas pas de tomber dans le piège du "milieu", contre lequel Dostoïevski nous avait mis en garde, en expliquant nos comportements en invoquant l'époque? Ou pensez-vous alors, comme Baudelaire, que nous sommes conditionnés par le diable, et que "sur l'oreiller du mal, c'est le diable qui tient les fils qui nous remuent"? Avez-vous pensé à Satan, en écrivant votre livre?

Ce que vous dites m'a donné envie de lire votre livre. Merci.

Écrit par : Raphaël Richard | 09/09/2008

"Époque de grégarité", pour qualifier notre milieu de vie, est effectivement un raccourci - mais les raccourcis permettent parfois à leur auteur d'avoir l'air de savoir garder un certain recul, une sérénité, de "passer" sur une rage que certains développements inéluctablement raviveraient. Par époque de grégarité je voulais juste évoquer ce temps où nous sommes sans cesse sommés de rejoindre le troupeau, et où sans cesse nous sommons nous-mêmes les autres de s'y fondre - nous-mêmes ou la plus petite lueur en nous de liberté, de verticalité. La domination totale de la doxa, son hégémonie irrémédiable. Vous aviez donc, cher Raphaël, parfaitement compris.

Risque-t-on, en faisant ce constat, de tomber dans le piège du "milieu ? Tout à fait, et l'amusant (si l'on veut), c'est que ce constat est tellement partagé qu'il fait partie du piège et de la doxa de cette époque de grégarité qui nous submerge. On peut toutefois, enfin j'espère, n'y chercher aucune excuse, ne pas s'y soumettre et ne pas abandonner ce mince lien qui encore peut nous tirer non pas "hors du troupeau", mais contre le sens de son implacable et placide piétinement assassin.
Effectivement, je crois que le diable est notre compagnon mystique le plus présent, et le plus convaincant. J'y ai pensé à toutes les lignes de "La Chair". S'il y a une Béatitude en laquelle aucun écrivain ne pourra jamais se reconnaître c'est en la Simplicité de l'esprit. C'est aussi pour cette raison que, quoiqu'on puisse en inférer au détour cet entretien (voir la suite), Bernanos ne me semble pas du tout un auteur "outé" par l'époque : il en décrit la quintessence, et tente de nous en prévenir. Sans grand succès, hélas, le statut moderne de la littérature ayant subrepticement glissé du rang du sens à celui du loisir.

Écrit par : Serge Rivron | 09/09/2008