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10/09/2008

Entretien avec Serge Rivron, 4

Gourdans_StMichel_w.jpg
Détail d'une fresque de la chapelle de Saint-Maurice-de-Gourdans, à côté de Port-Galland, sur le bord de la rivière d’Ain. La scène représente bien évidemment Saint Michel terrassant le Dragon


Rappel
Ainsi, j'accepte volontiers l'analogie avec les personnages de Monsieur Ouine, ces pauvres hères épuisés par la sauvagerie à cent visages d'une sensualité d'autant plus harassante pour eux qu'ils ne l'éprouvent que comme pulsions – et qu'en plus ces pulsions font terriblement tache dans le cercle de bourgeoisie rurale qui est le leur. Toutefois, pour en revenir à ce personnage de Michel dans mon roman, à qui je conviens tout à fait d'avoir donné toutes les caractéristiques du jouisseur moderne – un modèle presque à la Houellebecq, intellocrate blasé mou cynique –, je continue tout de même de lui trouver (mais peut-être ai-je manqué à bien la faire sentir ?) une dimension autre, nettement plus métaphysique, ne serait-ce que par ces «pages arrachées» dont il n'est certes pas vraiment dit que ce soit bien les siennes, mais qui introduisent une fracture plus «surnaturelle» que psychologique dans sa constitution, dans son histoire. Et puis l'inacceptable auquel il a à faire face me semble, je le redis, le parangon de l'Inacceptable pour un homme né à notre époque, et pas seulement un basique problème de parentèle, ou de pulsions taboues.


JA
Il y a, oui, les «pages arrachées» de votre roman, certaines étant tout à fait remarquables mais, comme vous le soulignez, rien ne nous indique (hormis… quelques maigres détails) qu’elles sont l’œuvre de Michel. Nous y reviendrons, lorsque nous évoquerons la question du langage. Quoi qu’il en soit, c’est sans doute un des défauts de votre livre (j’en vois un autre, l’intrusion quelque peu grotesque, à la fin du roman, de cette jeune femme que Michel aide à accoucher de son fils) : rien à faire, je ne parviens pas à voir dans ce personnage un saint raté, pas même avorté. «Personne ne croise votre chemin qui ne vous ait été envoyé» écrivez-vous (p. 241). Oui. Mais, sur la route de Michel, comme sur celle de Mouchette, nul implacable Donissan dont le regard aurait transpercé ses pauvres petits péchés.
Je maintiens mon assertion : votre roman est celui d’une apocalypse de la chair, quelle que soit la jubilation (3), vous avez raison d’évoquer cette dimension évidente de votre roman, qu’éprouvent les personnages pour la chair de leur compagnon ou de leur compagne voire, tout simplement, de leur partenaire. Sinon, à quel sombre dessein obéirait donc la scène de carnage finale ? À la simple volonté d’une fin sanguinolente ? Je crois que vous n’êtes pas David Peace…
Je vous avais conseillé de vous procurer Le jour de la colère de Dieu de Jean-François Colosimo. Lisez-le et vous comprendrez pourquoi je parle d’apocalypse au sujet de La Chair. Je n’ai pas récemment relu cet étrange livre de Colosimo mais, lisant en tous les cas le vôtre deux fois plutôt qu’une, ce sont les pages consacrées à la terrible histoire du curé d’Uruffe qui se sont immédiatement imposées à mon esprit.
«Intellocrate blasé mou cynique» ou IBMC, cela pourrait faire fureur sous la plume d’un journaliste imbécile je crois, par exemple sur la couverture de Technikart. J’adopte cet acronyme quoi qu’il en soit ! Plus sérieusement. Oui, Michel est on ne peut plus houellebecquien si je puis dire. Vous auriez ainsi parfaitement pu faire vôtre, l’appliquant à votre IBMC, telle phrase de Houellebecq (dans Plateforme, J’ai lu, 2002, p. 217) : «J’étais parfaitement adapté à l’âge de l’information, c’est-à-dire à rien». Êtes-vous également d’accord avec ce qu’écrit Houellebecq dans ce même roman (p. 236) même si, bien sûr, manque l’interrogation qui est vôtre sur l’impossibilité de la sainteté, même si, bien sûr encore, votre propre constat est à mon sens encore plus dur et juste que celui que porte Houellebecq (4) : «Nous sommes devenus froids, rationnels, extrêmement conscients de notre existence individuelle et de nos droits; nous souhaitons avant tout éviter l’aliénation et la dépendance; en outre, nous sommes obsédés par la santé et par l’hygiène : ce ne sont vraiment pas les conditions idéales pour faire l’amour.»

SR
Allons-y, donc pour cette «apocalypse de la chair», que vous avez l'amabilité de voir dans ce roman. Au fond, l'idée d'être parvenu pour quelques-uns à dévoiler des choses cachées depuis… l'incarnation du monde, ce à une époque tellement dépourvue de sens du sacré et qui, après ou en même temps que le Verbe a fait de la Chair le tombeau des trois vertus cardinales (5), vaniteusement me remplirait plutôt d'aise. Cependant, contrairement à Houellebecq, dont je partage l'analyse que la forme romanesque n'est pas faite pour peindre le néant, et pour lequel j'éprouve une vraie admiration littéraire mâtinée d'irréfragable commisération, je ne rêve d'aucune articulation plus plate ni morne. Un écrivain ne peut, à mon sens, se contenter de décrire, fût-ce admirablement, quelle que soit la forme littéraire qu'il choisisse, la déréliction des êtres dans une société hantée par l'auto-conservation individuelle, la gagne, et les droits de l'homme. Confondre l'immuable et l'immobile, redouter le premier pour ce qu'il porte d'éternel, et finir par le nier en justifiant la quête absurde du second : je ne suis pas loin de penser, hélas, que ce projet qui soutend la logique sociétale actuelle, ne soit pas une des raisons du succès critique et (presque) populaire des romans de Houellebecq, dont les personnages aux fantasmes d'IBMC (j'adopte aussi l'acronyme, mais que ce soit le seul !) essaiment dans toutes les rédactions, tous les magazines, tous les discours, toutes les attentes d'un monde figé par la peur autant et plus que par la certitude du néant.
Michel est bien un saint raté (je préfère «renversé») parce qu'à la différence des larves auxquelles il ressemble, il porte dans sa chair, dans l'origine de sa chair, à laquelle il ne peut croire et qu'il est en quelque sorte sommé de refuser de toutes ses forces – quand les modernes larves n'éprouvent leurs forces que dans l'accumulation de jouissances choisies – l'envol impossible : oui, nous étions toilés et le vent ascendant portait bien mais pourtant, c’est au sol que nous sommes rendus.
Vous avez cité deux fois, et paru regretter, l'absence d'un Donissan sur la route de Michel. Toute révérence gardée envers ce personnage et d'autres qui enracinent les romans de la poignée de grands écrivains catholiques ou chrétiens des années 1870 à 1940 (je pense naturellement à Bloy, Bernanos et Claudel, mais aussi à Dostoïevski ou Tolstoï, à Chesterton dans une certaine mesure), c'est que leur côté «raisonneurs» de la foi ne me paraît plus de mise aujourd'hui, et plus : que le didactisme en littérature a quelque chose d'apoétique qui personnellement me gêne. Donissan, quand c'est réussi c'est une sorte de coryphée, un souffle théologique qui sublime le récit; mais parfois aussi, ça le plombe. Je ne suis pas certain de savoir faire ce genre de personnage, et comme premier lecteur de mon récit, je n'en ai pas envie. Je cherche, au fond, à créer des personnages qui ressemblent à l'idée que je me fais des hommes, mouvants comme assis sur du sable et dont les fortifications qui les abritent n'apparaissent que lorsque la mer se retire. Les préceptes qui nous structurent, nous nous les forgeons à l'abri et au gré des vagues du langage. Je suis désolé de cette image, qui pourrait faire accroire que je me moque comme d'une guigne de la stratégie du récit, ce qui n'est d'ailleurs pas tout à fait faux, puisqu'encore une fois j'écris en attente de ce qui vient autant que j'essaie de le construire. Ou, pour le dire autrement, je m'intéresse plus à la cohérence des personnages et à ma propre quête qu'à l'aspect démonstratif du discours. Finalement, les défauts que vous constatez à mon livre – le fait que les «pages arrachées» ne puissent être attribuées à coup sûr à Michel, et l'irruption «quelque peu grotesque» de Stella à la fin du parcours – sont autant de traces de la manière dont j'écris et de l'étonnement que je cherche.


Notes
(3) Jubilation, également, de votre écriture : j’ai relu une bonne dizaine de fois le chapitre, digne de Léon Bloy et du meilleur de Marc-Édouard Nabe, celui d’Alain Zannini, où Michel, à bout de course, reçoit, dans des toilettes publiques qu’il transforme en cloaque, la confirmation brutale que sa vie est celle d’un imbécile… Et puis, il y a vos descriptions d’orgies, remarquables par leur style. En fait, comme Michel Houellebecq, que nous allons évoquer, a raison de l’écrire (même s’il n’a pas l’air de connaître Monsieur Ouine, qui tente justement cette peinture de l’atonie finale): «La forme romanesque n’est pas conçue pour peindre l’indifférence, ni le néant; il faudrait inventer une articulation plus plate, plus concise et plus morne», Extension du domaine de la lutte (J’ai lu, 1994), p. 42. Votre roman, stigmatisant le goût pour le néant cultivé par nos contemporains, est donc le livre de la plénitude.
(4) Michel ne pourra jamais «croire [sa mère]… Mais pire encore que le jour de son désaveu, elle voit s’avancer ceux qui suivront et livreront, par elle et par le siècle, son petit homme au harcèlement du doute et de la folie, et plus tard, s’il en réchappe, à ces terribles errements du désespoir qui conduisent inéluctablement les êtres à la lâcheté, à la veulerie, ou au malheur. Oui, le monde a fait définitivement inacceptable l’incroyable vérité qu’elle doit à son enfant, à la chair de sa chair» (pp. 137-8).
(5) Foi, Espérance et Charité.