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12/09/2008

Entretien avec Serge Rivron, 5 (et fin)

Détail d'une fresque de la chapelle de Saint-Maurice-de-Gourdans, à côté de Port-Galland, sur le bord de la rivière d’Ain. La scène représente le suicide de l'apôtre Judas, qui marque à jamais l'imagination du jeune Michel.


Rappel
Vous avez cité deux fois, et paru regretter, l'absence d'un Donissan sur la route de Michel. Toute révérence gardée envers ce personnage et d'autres qui enracinent les romans de la poignée de grands écrivains catholiques ou chrétiens des années 1870 à 1940 (je pense naturellement à Bloy, Bernanos et Claudel, mais aussi à Dostoïevski ou Tolstoï, à Chesterton dans une certaine mesure), c'est que leur côté «raisonneurs» de la foi ne me paraît plus de mise aujourd'hui, et plus: que le didactisme en littérature a quelque chose d'apoétique qui personnellement me gêne. Donissan, quand c'est réussi c'est une sorte de coryphée, un souffle théologique qui sublime le récit; mais parfois aussi, ça le plombe. Je ne suis pas certain de savoir faire ce genre de personnage, et comme premier lecteur de mon récit, je n'en ai pas envie. Je cherche, au fond, à créer des personnages qui ressemblent à l'idée que je me fais des hommes, mouvants comme assis sur du sable et dont les fortifications qui les abritent n'apparaissent que lorsque la mer se retire. Les préceptes qui nous structurent, nous nous les forgeons à l'abri et au gré des vagues du langage. Je suis désolé de cette image, qui pourrait faire accroire que je me moque comme d'une guigne de la stratégie du récit, ce qui n'est d'ailleurs pas tout à fait faux, puisqu'encore une fois j'écris en attente de ce qui vient autant que j'essaie de le construire. Ou, pour le dire autrement, je m'intéresse plus à la cohérence des personnages et à ma propre quête qu'à l'aspect démonstratif du discours. Finalement, les défauts que vous constatez à mon livre – le fait que les «pages arrachées» ne puissent être attribuées à coup sûr à Michel, et l'irruption «quelque peu grotesque» de Stella à la fin du parcours – sont autant de traces de la manière dont j'écris et de l'étonnement que je cherche.


JA
Cher Serge, permettez-moi de vous préciser que je ne voyais pas, dans ces «pages arrachées» ni même dans le fait qu’on ne puisse les attribuer avec certitude à Michel, un des défauts de votre roman.
Revenons à vos affirmations. Je ne pense pas que l’on puisse dire de Michel Houellebecq qu’il se contente de peindre la déréliction des êtres. Non, pas du tout même, en tous les cas pas seulement: il y a dans presque tous ses romans des sortes de… trouées, des jours qui percent l’épaisse muraille derrière lesquelles sont enfermés (s’enferment ?) ses personnages. Voyez ainsi le titre pour le moins éloquent de la première partie des Particules élémentaires, Le Royaume perdu, où l’auteur écrit ces phrases significatives : «On peut imaginer que le poisson, sortant de temps en temps la tête de l’eau pour happer l’air, aperçoive pendant quelques secondes un monde aérien, complètement différent – paradisiaque. Bien entendu il devrait ensuite retourner dans son univers d’algues, où les poissons se dévorent. Mais pendant quelques secondes il aurait eu l’intuition d’un monde différent, un monde parfait – le nôtre» (6). Voilà bien le problème des personnages de Houellebecq : ils sont des poissons incapables de vivre plus de quelques secondes dans un milieu qui n’est pas le leur. Ils connaissent l’existence de quelque chose, monde ou réalité, qui les dépasse, mais ils paraissent condamnés à errer dans une réalité aussi plate que fuligineuse.
Votre personnage, à présent. Je maintiens que Michel n’est pas un saint raté ou «renversé», parce que, s’il porte, au dernier recès de sa chair, un signe d’élection, lui manque tout le travail de la volonté. Michel ne veut pas être un saint, il ne veut rien d’ailleurs, il refuse même une telle idée de toutes ses forces, de toute sa raison. Le surnaturel le paralyse, peut-être même la vie et le fait qu’il ait tout de même conscience de sa différence. Peu importe du reste, je vois que nous ne sommes pas d’accord sur ce point concernant la nature de votre personnage principal et c’est, à mon sens, l’une des faiblesses de votre roman justement, celle-ci bien réelle.
Georges Bernanos : voyez combien cet écrivain a créé, pour le coup, ce que nous pourrions nommer des saints ratés, des avortons de saints. La première Mouchette bien évidemment et tant d’autres, cet homme à tout faire d’origine russe, érotomane, qui causera la perte de Chantal de Clergerie dans La Joie, jusqu’au maire de Fenouille ayant humé, jusqu’au dégoût, chacune de ses faiblesses, en passant par un autre personnage de Monsieur Ouine, le jeune infirme, Guillaume, l’ami de Steeny. Tous ces personnages, d’ailleurs (à l’exception de Guillaume qui disparaît, tout bonnement, du dernier roman de Bernanos), comme tant d’autres inventés par le romancier, ont mis fin à leurs jours. Même Donissan, ce saint ayant donné sa joie au diable en échange, si je puis dire, d’une lucidité surnaturelle, même Donissan, pour aller quelque peu dans votre sens, ne parvient pas à «sauver» Mouchette mais au moins nous savons que cette sauvageonne a parfaitement compris qu’elle s’enfonçait, en toute conscience, dans un chemin dont on ne revient pas, alors que Michel ? Ce fat n’est même pas diabolique, voyons, Serge, ce qui eût pu me faire penser comme vous et lui donner du «saint renversé»… !
Michel ne fait que subir : son milieu, les femmes, la folie (supposée) de sa mère, les délires (supposés eux aussi) de sa fille, etc. Le meurtre final est peut-être donc moins «apocalypse de la chair» que commodité du romancier, qui probablement n’a pas su comment terminer son livre dans un sens obvie, je me trompe, cher Serge ? Vous voyez que j’essaie ainsi de suivre vos préceptes créatifs, même si c’est pour les critiquer. Veuillez surtout tenir compte du fait que je ne cherche absolument pas à faire de vous un apologiste, grands dieux non ! Quelle horreur d’ailleurs que les apologistes qui ne sont que cela (ayant donc oublié d’être, avant tout, de véritables artistes), surtout catholiques ! Laissons cela, cette fausse littérature taillée aux mesures rabougries d’un lit de Procuste ou plutôt de Procure, à tous les petits Jacques de Guillebon qui hésitent entre les fesses tentantes de leur cousine Marie-Joséphine et un apostolat tout de même laïc, on ne se refait pas, hélas, dans quelque canard ou revue sentant l’encens, où il s’agira de copier le modèle finalement peu vertueux de leurs aînés du Figaro et du Monde, l’œil vissé sur le crucifix plutôt que sur le fil de l’AFP.
En bref cher Serge : saviez-vous comment vous alliez terminer votre roman ? Je suppose que non, si je vous ai bien lu… Je reviendrai, plus tard, sans doute lorsque nous aborderons la question du langage et conclurons notre dialogue, sur cette étrange phrase que vous avez écrite : «Les préceptes qui nous structurent, nous nous les forgeons à l'abri et au gré des vagues du langage.»

SR
Bien sûr que non, je ne savais pas comment allait terminer mon roman ! Il y a quelques années, je ne savais même pas que j'allais l'écrire – celui-ci, précisément. Vous avez parfois, cher Juan, des naïvetés merveilleuses «qui dépassent la pensée», comme disait Bachelard ! Si je savais d'avance comment se terminera ce que j'écris, je n'écrirais certes pas, ou bien je me contenterais de recopier quelques excellents auteurs ! C'est d'ailleurs ce que finissent par faire les curieux apologistes dont vous parlez, certain(e) l'œil vissé à la fois sur le crucifix et sur le fil de l'AFP (dans la mesure où, tel d'un abonnement à l'Argus de la presse, il (elle) en espère des nouvelles de sa belle âme), tentant de repentir par le ressassement bigot de psaumes et de cantiques leurs années de nombrilisme erratique et de boucherie visionnaire.
Mais revenons à Michel, mon pauvre héros : vous semblez lui reprocher d'être paralysé par le surnaturel. Le surnaturel ne vous paralyse pas, vous ? Vous avez de la chance. Il me semble à moi que lorsqu'on a la chance d'éprouver le «surnaturel», ou au moins de s'apercevoir quelquefois qu'il nous accompagne, nous ne pouvons en être que paralysé. C'est comme un réflexe, et je ne suis pas loin de penser que ni soumission, ni prière, ni théologie, ne doivent ni ne peuvent jamais éteindre tout à fait en nous ce vertige. Michel est creux ? Nous le sommes tous face au sacré, et comme vous l'avez bien vu et dit, j'ai volontairement rendu ce personnage résolument faquin, misérable, écrasé sans arrêt par les stigmates de la veulerie commune aux hommes, et particulièrement à ceux de ce temps qui fait de cette veulerie le parangon de la réussite. Mais je l'ai également bordé de «surnaturel», comme une damnation. Michel n'est effectivement pas diabolique pour un sou, il est juste assiégé par le Mal. Que les folie et délire de mère, fille, et sœur, soient supposés ou non – évidemment, comme chrétien je préfèrerais que ce soit oui – je n'en sais rien, mais j'ai essayé de faire en sorte que son personnage (j'insiste : il ne s'agit pas d'un être dans la vie, mais d'une figure de fiction), moderne passant, y soit sans cesse ramené et que, comme je vois que nous faisons presque toujours, faisant à chaque fois l'autruche il s'y enfonce de fait toujours plus profondément, retournant finalement et par deux fois à la source de son désir, la chair que ce père nié, la sienne, avait mis sur sa route avant même sa conception. Et jusqu'à s'abolir en elle, sans qu'on sache vraiment ce qui se passe, qui a perpétué le meurtre final. Commodité de romancier ? J'en doute… Si vous saviez ce que cette fin-là m'a coûté de crainte et de tremblements ! Mais peut-être en était-ce une aussi, ou une bête foirade. En tout cas, comme romancier et comme quêteur, je ne voulais surtout pas qu'il y ait de Leçon, parce que je n'en connais pas. Quitte à ce que le lecteur, comme mon amie Sarah Vajda l'a fait, se rejouant le carré sémiotique adapté à l'analyse des contes de fées, ne veuille lire dans tout ça qu'un moralisme obscurant – ou que la cousine Marie-Joséphine, à l'inverse, faisant mine de s'en effaroucher, se repasse les bonnes feuilles du lupanar en se tripotant le beignet.
Sur Bernanos, je suis d'accord avec ce que vous dites, mais on ne peut plus écrire comme à l'époque de Bernanos – en tout cas pas moi. Sur Houellebecq, je ne suis pas d'accord, et dans la citation que vous faites (j'aime beaucoup les histoires de poissons), je ne vois pas de «trouée» vers le ciel, mais l'implacable et terrifiante ironie qui, à mon sens (et là je suis d'accord avec vous), font des personnages houellebecquiens des poissons incapables de vivre dans un milieu qui n'est pas le leur. C'est bien le problème avec Houellebecq, et ce qui fait à la fois mon admiration pour l'écrivain et ma détresse pour lui : le milieu de ses personnages n'est jamais le leur. Houellebecq a horreur de la terre. Il a horreur de l'être. Horreur de la merde, donc, si l'on adopte l'équation d'Antonin Artaud («l'être, c'est de la merde»). Moi, j'arrive à y voir quelquefois de la beauté, du rire. De la Joie.

JA
Oh, cher Serge, comme j’aimerais, parfois, être le naïf qu’à tort (du moins en matière de lectures) vous supposez en moi ! Je puis dire que je n’ai rien lu et, pourtant, que j’ai lu autant qu’un homme vieux de mille ans ! Ne confondez donc pas ruse (j’aime assez en user, dans ce type d’entretien) et naïveté.
Laissez donc, aussi, Sarah Vajda a ses petits délires chiffrés, elle a besoin de se rassurer, sans doute, en imitant le jargon des cacographes, s’imaginant ainsi devenue l’égale de Barthes et de ses sbires. D’ailleurs, elle l’est peut-être devenue, leur égal, en attendant une entrée triomphale au Collège de France, vu qu’elle semble avoir fait un drastique ménage dans ses anciennes amitiés, surtout celles qui lui ont fait remarquer que son dernier roman (en fait, écrit bien avant le premier, d’où sa faiblesse), Contamination, ne valait pas grand-chose…
Votre défense et illustration de Michel, certes héroïque, ne me convainc toujours pas. Peu importe. Terminons, si vous le voulez bien, ce long et, je l’espère pour nos lecteurs, passionnant, entretien par la question du langage.
Un éclaircissement tout d’abord, concernant cette phrase vôtre que j’avais pointée plus haut : «Les préceptes qui nous structurent, nous nous les forgeons à l'abri et au gré des vagues du langage.» M’intéresse tout particulièrement le balancement que vous semblez ici évoquer entre le silence et l’immense empire des sons et/ou des bruits si je puis dire. Je me rends ainsi compte que nous n’avons point abordé la question du secret, à l’œuvre pourtant dans votre roman. Je songe tout à coup à l’une des phrases, magnifiques, que Jean-Louis Chrétien a écrites dans un livre remarquable, que vous connaissez peut-être, intitulé Lueur du secret ; cette affirmation convient je crois à ce que vous avez essayé de raconter dans votre roman, enfermé sous le sceau du secret, l’histoire de Marie, la mère de Michel : «La révélation ouvre, sans l'altérer, un accès à l'inaccessible. Que Dieu se révèle signifie qu'il se cache en se manifestant et se manifeste en se cachant. Le secret est la proue de toute révélation» (7) . Jean-Louis Chrétien poursuit, écrivant : «La subordination du voilement à la révélation n’en fait pas pour autant une quantité négligeable. Ce moment ne peut être éliminé. La lueur n’est pas sans secret. Élimine-t-on le secret, que la lueur s’éteint aussi. La théophanique ne nous est accessible que par la théocryptique qu’elle enserre. Nul ne passe l’épreuve du feu qui n’ait subi l’épreuve de l’ombre» (8) . Finalement, l’échec de Michel n’est-il pas visible et lisible dans cette volonté qu’il a, à n’importe quel prix, de refuser d’écouter ou plutôt de recevoir le secret des autres, qu’il s’agisse de sa mère ou de sa fille ?
J’en arrive ainsi à ce que vous écrivez au sujet du langage, que l’on a coûte que coûte galvaudé en le forçant à tout dire. Je vous cite : «On a tant fait dire aux mots et les mots à présent nous étouffent, mentent, submergent tous les sens, les excès, les manques, les rires et les doutes, tous les silences. Et nul n’entend plus rien par eux que la péroraison infinie d’un désir harassé, vide, vulgaire. On les a voués à la satisfaction de la chair et la chair s’est absentée d’eux. Et sans elle, ils sont désormais comme des orphelins qui ne savent plus pleurer et qui cherchent la délivrance à leur peine dans la masturbation» (p. 255). Pensez-vous que l’une des tâches du romancier, de l’écrivain, soit de redonner au secret sa part et, agissant ainsi, de remotiver sa langue en infusant dans ses veines malades le secret ? Vous voyez que je ne quitte pas complètement la thématique qui était celle de mon avant-dernière question puisque vous pouvez lire en filigrane que je vous sonde de nouveau sur votre métier et vos intentions de créateur. Autrement dit, et je vous prie de ne point me donner du «naïf», en quelle mesure votre roman vous a résisté ? En quelle part avez-vous eu le sentiment de vous être quelque peu approché du mystère ?

SR
Pardonnez-moi ce «naïf» qui semble vous avoir offensé (à moins que ce ne soit encore une ruse d'interviewer, ce que j'accepte et comprends tout à fait, ayant moi même pas mal pratiqué ce sport difficile de devoir faire la bête pour ne pas effaroucher l'ange qu'on espère embusqué en celui qu'on interroge – les modernes présentateurs d'ailleurs, les Durand, Giesbert & Co qui pérorent à longueur d'antenne jusqu'à couvrir absolument le supposé discours de leurs invités, feraient bien de se souvenir quelquefois de cette basique leçon d'école de journalisme que ce qui intéresse l'auditeur d'un entretien avec n'importe quel «sachant» d'un soir, c'est bien davantage les réponses ou les silences de ce dernier que les manifestations égotistes permanentes d'un animateur surtout préoccupé de dissimuler derrière ses fiches son inconnaissance radicale du sujet qui ne l'occupe pas. Las ! n'est pas Pauwels ni même Pivot qui veut, et on a presque évincé le dernier grain de Poivre qui flottait ! Ainsi, pour le dire en une fois et n'y plus revenir (surtout que nous en sommes à la dernière question, avez-vous dit), je vous suis infiniment reconnaissant de vos ruses ou naïvetés, non seulement en ce qu'elles ont pu permettre de faire croire à mon angélisme, mais surtout parce qu'elles m'ont amené, je l'espère, à éclaircir ma voie).
La citation exacte de Gaston Bachelard, à laquelle je me référais tout à l'heure, est celle-ci : «Parfois, les hommes ont des expressions qui dépassent leur pensée; qui dépasse LA pensée». À vrai dire, je ne suis pas certain qu'on la trouve écrite, mais c'est la phrase inaugurale d'une sorte de cours en plusieurs épisodes qu'il avait donné à la radio, à l'époque où la radio laissait parler les écrivains, et où le public en redemandait… Je me permets de la citer en entier parce que je la trouve superbe, même sans l'accent lyrique rocailleux de Gaston, mais aussi parce qu'elle est complètement en rapport avec votre dernière question.
Lueur du secret : quel beau livre, en effet, et quel beau titre ! Je pense, oui, qu'à l'extrême pointe du désir d'écrire, le secret du littérateur, est le désir de remotiver la langue, comme vous dites. Il y a au tréfonds ce sentiment qu' «Au début était le Verbe», et qu'il est aussi une fin précieuse pour la Chair en laquelle il s'est transmué. C'est pour ça qu'il m'est toujours difficile de parler de mes personnages comme s'il s'agissait de mes cousins de province, comme s'ils existaient. Je ne nie pas, en tant que lecteur, avoir souvent été enchanté de faire la connaissance de tel Donissan, Swan, Fabrice Del Dongo, Caïn Marchenoir. C'est même l'un des signes principaux à quoi on reconnaît la force d'une plume, que d'avoir su nous faire accroire à tel point à l'existence réelle d'un personnage qu'on lui ajoute des intentions, des souvenirs, des traits de caractère, qu'on lui bouche les trous du récit avec une histoire qu'on voudrait de chair et d'os. Mais ils restent de souffle et de mots, de langage à la recherche du secret qui le fonde, du mouvement infini du Verbe en nous. Alors, prétendre qu'en écrivant La Chair j'ai le sentiment de m'être approché du mystère, assurément, mais uniquement dans cette mesure où ponctuellement, sur le moment, les mots qui venaient, les phrases, ont effleuré ce qu'on cherche en écrivant, ce mouvement à la fois impérieux et doux qui nous approche de l'Esprit en subsumant le nôtre. Certains moments d'écrire ont la force de l'extase, tous ceux qui ont écrit le savent. On n'en rapporte ni ramène cependant aucun savoir, seulement la certitude que c'est possible, un peu plus d'épaisseur à la concrétion de ces préceptes que forgent en nous les vagues du langage.
Pour le reste, savoir «en quelle mesure ce roman m'a résisté», je ne sais comment je dois comprendre la question : en tout cas, je sais gré à ce livre de n'avoir pas été emporté par mes heures avant qu'il n'ait été achevé. Et du fil à retordre qu'il a, j'espère, apporté à la suite de mes jours.

Notes
(6) Michel Houellebecq, Les particules élémentaires (J’ai lu, 2000), p. 22.
(7) Jean-Louis Chrétien, Lueur du secret (L'Herne, Bibliothèque des mythes et des religions, 1985), p. 18.
(8) Ibid., p. 25.

Commentaires

Un bonjour bref, car de vous lire ce matin, dans l'enchaînement des parties que j'allais bousculer par le canon de la voix - j'ai profondément aimé cette "scène", que vous semblez quitter pour y laisser fleurir un nouvel échange vivant.
J'attends ma commande (avec impatience) et de lire ce long texte, attirée désormais par Michel, mais plus précisément par le récit de son expérience, après ce qui relevait ici de la présentation.
J'ignore encore si j'oserais après lecture exprimer d'avantage, et le fais donc ici le plus parcimonieusement, avec de la reconnaissance pour votre indulgence, face aux manques évidents de ma démonstration...
Merci encore à Serge Rivron, pour son naturel allié à un grand sens de la joute, qui est pour moi un réel plaisir.
Merci à Juan, également.
Voici donc un point qui seul m'interroge, ressorti de la deuxième séquence de votre entretien :
"(...) la Chair – non pas la sainteté, mais l'exploration des conséquences dans la chair et pour la chair de l'incapacité absolue dans laquelle nous sommes tous aujourd'hui d'accepter la possibilité de la sainteté."
La chair est neutre parce qu'elle est ce qui se mange, blesse - mord et embrasse, maintenant l'attention : "dans la chair et pour la chair" (dans le meilleur des cas).
La sainteté ? elle, semblerait tout à coup, et à tous les coups nous en détacher - en plein paradoxe de proximité alors au regard de la chair - qui égarait plutôt, mais en reconduisant... à notre propre chair.
Cette incapacité absolue daterait-elle d'aujourd'hui, sans être jamais inhérente à une qualité d'homme ? La sainteté serait-elle aujourd'hui devenue de faire "acte de chair" ? (Y revient-elle seulement ?)

Écrit par : Chiara Collodi | 12/09/2008

Votre question, Chiara, est fort complexe, et il me semble qu'il y en a non pas une, mais plusieurs, dans ce que vous dites. Je ne suis pas théologien, je l'ai dit, mais je vais tenter d'éclairer un peu mon point de vue à la lumière de votre riche perplexité.
D'abord, je ne crois pas que la Chair soit neutre, je ne la ressens pas comme ça, en tout cas. Je crois aussi qu'elle participe, ou devrait participer de la quête de la sainteté, même s'il est évident qu'elle l'entrave le plus souvent. Mais elle m'en semble le vecteur aussi, d'une part parce que nous ne sommes vivants que par elle, ensuite parce que, si nous croyons, notre Dieu s'est fait Chair, et enfin que c'est bien la résurrection de la Chair qui, par ce Dieu incarné et par son sacrifice, nous est promise.
La sainteté, me semble-t-il, a toujours été le fait d'hommes ou de femmes qui ont fait "acte de chair", souvent par l'acceptation totale de la souffrance, mais, il ne faut pas l'oublier, souvent aussi en réjouissant la chair, en la nourrissant, en lui faisant du bien, en la guérissant. J'ajoute qu'il ne faut pas oublier non plus qu'aucun Saint ne naît saint, et que parmi les Saints de la chrétienté il s'en trouve de nombreux dont la sainteté a "fermenté" sur une histoire antécédente particulièrement mouvementée en matière sexuelle (Saint Augustin, pour n'en citer qu'un parmi les plus connus);
Quant à l'incapacité moderne dont je parle, et qui est le sujet principal de mon roman, elle tient sans doute en partie, je vous rejoins, à cette "qualité" des hommes de nos latitudes de ne plus savoir faire acte par la chair, de ne plus penser l'acte que comme un mouvement, une performance de la chair, et non pas une affirmation de sa présence et de son intangibilité. De là cette course à la santé, à la jeunesse, dans un monde qui paradoxalement voit la mort partout, qui l'érige en horizon morbide et définitif à chaque instant... tout en interdisant à chacun de la risquer, et même de la penser.

Écrit par : Serge Rivron | 12/09/2008