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02/12/2008

Lord of the Flies de Peter Brook, par Francis Moury

Francis Moury pour la capture d'écran.


Heart of darkness de Joseph Conrad est l'une des sources les plus évidentes du roman de William Golding.

Fiche technique succincte
Réalisation : Peter Brook
Production : British Lion Corp. (Dana Hodgdon, Gerald Feil, Lewis Allen)
Scénario : Peter Brook, 1963, d’après le roman de William Golding, Lord of the Flies (1953)
Directeur de la photographie : Gerald Feil, Tom Hollyman
Montage : Gerald Feil, Jean-Claude Lubtchansky, Peter Brook
Musique : Raymond Leppard

Casting succinct
James Aubrey, Tom Chapin, Hugh Edwards, Roger Elwin, Tom Gaman, etc.

Résumé du scénario
Durant la Seconde Guerre mondiale, un avion évacuant des enfants anglais vers l’Australie s’écrase sur une île déserte perdue dans l’océan Pacifique. Certains survivants tentent de maintenir les lois de la civilisation mais les autres régressent inexorablement au stade le plus archaïque des sociétés primitives.


Critique
«[…] Quant à la possibilité de traces mnésiques phylogénétiquement acquises (école de Zürich) qui pourraient expliquer la similitude entre la construction d’une névrose et celle des anciennes cultures, on devrait garder à l’esprit une autre éventualité. Il pourrait s’agir de conditions psychiques identiques qui mèneraient ensuite à des résultats identiques. Ces conditions spéciales causeraient la régression. Ainsi le système magique des peuples primitifs par lequel le monde est gouverné correspond à la toute-puissance des pensées dans la névrose obsessionnelle […]».
S. Freud, prononcé le 8 novembre 1911 et cité par Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, tome III : Les dernières années (1919-1939) (traduit de l’anglais par L. Flournoy, Éditions P.U.F., coll. Bibliothèque de Psychanalyse dirigée par Daniel Lagache, 1969), p. 350.

«[…] Nous sommes tous ici par la force des choses, en dernier ressort. Et nous présupposons les uns chez les autres cet échec de la nature, de sorte que la prétention ne serait pas simplement un objet de raillerie mais quelque chose d’à peu près aussi impossible que n’importe quoi d’humain. Nous sommes socialement une sorte de roche de fond, formée de ceux qui sont inaptes à la lutte pour la vie : et chacun de nous estime les autres aussi bas qu’il se sait être lui-même. J’ai idée que cette médiocre estime approche beaucoup de la vérité. Il ne peut y avoir en Angleterre de classes qui soient davantage à l’état brut, davantage exemptes de tout ce que l’éducation d’une vie entière a plaqué sur vous ou moi. Peut-on trouver quelque avantage, ou quelque vérité, dans ces usages, ces sciences et ces arts qui sont nôtres ? Le monde a utilisé ses loisirs pendant des centaines, peut-être des milliers d’années, pour un travail jaloux, consignant les progrès de chaque génération pour en faire le point de départ de la suivante… et voilà ces masses aussi animales, aussi charnelles qu’ont été leurs ancêtres avant l’enseignement et la sagesse de Platon, du Christ, de Shelley, de Dostoïewski [sic]. Ce troupeau démontre de façon saisissante combien faible est la portée de la connaissance, et quels médiocres guides en sont les hommes ordinaires […]».
T. E. Lawrence, Lettre à Lionel Curtis écrite le 27 mars 1923 de Bovington Camp, in Lettres de T. E. Lawrence (traduites d’après l’édition anglaise par Étiemble et Vassu Gauclère et enrichie de lettres inédites, Gallimard, coll. Lettres et correspondances N.R.F., 1948), pp. 360-361.

Tourné avec un budget de 150 000 dollars à Puerto-Rico en extérieurs naturels impressionnants avec de jeunes interprètes non professionnels parfois remarquables et admirablement dirigés, photographié par deux opérateurs selon une technique sophistiquée alliant la rigueur esthétique la plus concertée au documentarisme le plus abrupt, bénéficiant d’une remarquable partition composée par l’excellent chef d’orchestre Raymond Leppard, Lord of the Flies était d’abord sorti en France durant la saison cinématographique 1963. Souvent désigné par la traduction littérale de son titre original, Le Seigneur des mouches, Il faisait partie du répertoire des cinémas d’art et d’essai du Quartier latin où nous l’avions découvert vers 1975. Situé dans la filmographie de son réalisateur entre Moderato Cantabile (1960) d’après Marguerite Duras et Marat/Sade (1967), avouons que cette adaptation du premier roman du Prix Nobel anglais William Golding (1911-1993) Sa Majesté des mouches (publié en 1953 après avoir été refusé par plusieurs éditeurs) est encore aujourd’hui assez effrayant. Ce film est sans doute, au demeurant, ce que Brook aura fait de mieux de toute sa carrière cinématographique. Il suffit de comparer la brutale concision du générique d’ouverture, déjà graphiquement angoissant par son choix consistant à employer une technique picturale ancienne pour représenter des événements contemporains, à la syntaxe théâtrale voire académique de l’interminable Mahabharata (1989) pour s’en convaincre d’emblée. Mais c’est, de toute manière, l’alliance impeccable entre la brutalité de la syntaxe «nouvelle vague» des années 1960 et le propos pessimiste du roman de Golding qui engendre le chef-d’œuvre.
Jamais par la suite Brook ne retrouva une telle harmonie, portée à ce point de perfection entre les deux éléments. Au fil des jours, au sein d’un espace immense et effrayant au sens le plus pascalien du terme, les jeux du surnaturel et de la nature dans la mentalité primitive, tels qu’ils avaient été évoqués par un Lucien Lévy-Bruhl ou un Marcel Mauss, investissent de jeunes Européens régressant à un stade proche du totémisme voire – mais c'est à peine suggéré – du cannibalisme. On peut constater que la dimension potentiellement symbolique du naufrage (même s’il s’agit du naufrage… d’un avion) est ici déniée alors que ce thème du naufrage, chez un Gérard Manley Hopkins (1) est un thème profondément catholique. Golding était pessimiste, rationaliste et athée, semble-t-il. Brook comme Golding s’en tiennent à un double questionnement anthropologique qui peut être qualifié de : scientifique d’abord par la question posée d’emblée, id est, comment une petite société d’enfants, privés de la contrainte de la civilisation et de la loi des adultes, va-t-elle reconstituer une nouvelle société, ensuite romanesque par le suspense instauré : la société reconstituée obéira-t-elle aux normes adultes ou bien restera-t-elle cruellement infantile, voire régressive et barbare, en un mot, primitive ?
Relativement à l’histoire du cinéma, il convient de noter que Lord of the Flies se situe à la jonction de trois lignées thématiques distinctes au sein desquelles on pourrait l’intégrer :
- celle qui va notamment de Les Chasses du comte Zaroff [The Most Dangerous Game] (1932) à La Proie nue (1966) pour ses scènes d’action pure relatant une chasse à l’homme, virant ici à l’acte rituel,
- celle davantage philosophique qui aboutit à l’ample réflexion d’un John Boorman sur les rapports dialectiques nature-culture-société, notamment dans Duel dans le Pacifique [Hell in the Pacific] (1968) et Délivrance (1972),
- celle enfin très caractéristique du cinéma fantastique et du cinéma de la violence contemporain des années 1970 à nos jours, souvent fasciné par la régression brutale et meurtrière au stade archaïque de la mentalité primitive : citons simplement The Texas Chain Saw Massacre (1974) de Tobe Hooper, La Dernière maison sur la gauche (1972) et The Hills have Eyes [La Colline a des yeux] (1977) de Wes Craven.
C’est dire la richesse thématique et plastique de Lord of the Flies, une œuvre qui est en effet autant une parabole qu’un film d’aventure mais qui débouche dans les deux cas sur une terrifiante régression filmée de l’intérieur comme un documentaire. D’où naît de façon irrépressible une poésie fantastique brute, cauchemardesque. Film difficilement classable pour cause d’originalité, il demeure un des plus étonnants du Nouveau cinéma anglais des années 1960 - 1970.

Note
(1) Cf. Jean-Georges Ritz, Le Poète Gérard Manley Hopkins (1844-1889) sa vie et son œuvre (Éditions Didier, coll. Études anglaises n°16, 1963, p. 523 : «Symboliquement le naufrage représente l’instant où l’âme, secouée par ses propres tempêtes, éprouve les exigences d’un Dieu qui veut qu’on abandonne tout pour lui, et s’affirme comme le maître […]».