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15/02/2009

La vie et la mort du système de G. W. F. Hegel, par Francis Moury

Photographie (détail) de Juan Asensio.

IMG_5857bb.jpgVoici une étude fouillée de deux ouvrages consacrés à Hegel, par Francis Moury. Je signale que mon ami a reçu gratuitement ces deux livres de la part de Gallimard. J'ai décidé, par unique souci de transparence (et aussi, bien sûr, pour moquer les radins, comme l'impécunieux Fayard), de marquer systématiquement au moyen des signes RSP (reçu en service de presse) tous les ouvrages que mes amis ou moi-même aurons acquis par ce biais.

À propos de :

41AVZSQEGQL._SS500_.jpg- Karl Rosenkranz, Vie de Hegel [1844] suivi de Apologie de Hegel contre le docteur Haym [1858] et Annexes [1831, 1835].
1 vol. de 735 pages in-8° traduit, présenté et annoté par Pierre Osmo (Gallimard, coll. Bibliothèque de philosophie, 2004).





41PmbN1cR6L._SS500_.jpg- Rudolf Haym, Hegel et son temps. Leçons sur la genèse et le développement, la nature et la valeur de la philosophie hégélienne [1857].
1 vol. de 598 pages in-8° traduit, présenté et annoté par Pierre Osmo (Gallimard, coll. Bibliothèque de philosophie, 2008).




Préliminaire symphonique : dialogue des citations

1 – Le système de Hegel se veut système de la totalité du réel :
«Il est vrai que la guerre apporte de l'insécurité aux propriétés, mais cette insécurité réelle n'est que le mouvement qui est nécessaire. Dans les chaires on ne cesse de parler de l'insécurité, de la fragilité, de l'instabilité des choses temporelles, mais chacun pense, si ému soit-il, qu'il conservera pourtant ce qui lui appartient ; que cette insécurité apparaisse effectivement sous la forme des hussards sabre au clair, et que tout cela cesse d'être une plaisanterie, alors ces mêmes gens édifiés et émus qui avaient tout prédit se mettent à maudire les conquérants. Cependant les guerres ont lieu quand elles sont nécessaires, puis les récoltes poussent encore une fois et les bavardages se taisent devant le sérieux de l'histoire.»
G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit et science de l'État en abrégé, remarque annexée au §324, citée et traduite de l'édition allemande Lasson, tome VI, p. 369 par Jean Hyppolite in Introduction à la philosophie de l'histoire de Hegel (éd. Marcel Rivière et Cie, coll. Bibliothèque philosophique, 1948).

2 – Hegel devenu figure philosophique d'un Christ platonicien :
«Semblable à notre sauveur, dont il n'a cessé, dans sa pensée comme dans son action, de vénérer le nom, dans la doctrine divine duquel il a reconnu l'essence la plus profonde de l'esprit humain, et qui s'est lui-même abandonné, en tant que Fils de Dieu, à la douleur et à la mort pour faire éternellement retour comme esprit dans sa communauté, voici qu'il est, lui aussi, retourné dans sa vraie patrie et qu'il a traversé la mort pour ressusciter en majesté.»
P.K. Marheineke, Oraison funèbre de Hegel prononcée dans le grand amphithéâtre de l'Université le 16 novembre 1831, in Rosenkranz, op. cit., p. 706.

3 – La tombe de Hegel comme matrice et comme giron :
«Comment ? Cette sombre excavation, ce tombeau exigu seraient censés enfermer celui qui nous a conduits à travers les espaces célestes ? Cette main emplie de poussière serait censée recouvrir celui qui nous a ouverts aux secrets de l'esprit, aux merveilles de Dieu et du monde ? Non, mes amis, laissez les morts enterrer leurs morts, c'est le vivant qui nous appartient, celui qui, rejetant les entraves célestes, célèbre sa transfiguration et convoque avec la voix du maître les puissances élémentaires qu'il a domptées et vaincues : Mort, où est ton aiguillon ? Enfer, où est ta victoire ?»
F. Förster, Oraison funèbre prononcée sur la tombe de Hegel le 16 novembre 1831, in Rosenkranz, op. cit., p. 707

4 – La logique rationnelle de Hegel repose sur un socle irrationnel :
«La philosophie de Hegel ne peut pas être réduite à quelques formules logiques. Ou plutôt ces formules recouvrent quelque chose qui n'est pas d'origine purement logique. La dialectique, avant d'être une méthode, est une expérience par laquelle Hegel passe d'une idée à une autre. La négativité est le mouvement même d'un esprit par lequel il va toujours au-delà de ce qu'il est. Et c'est en partie la réflexion sur la pensée chrétienne, sur l'idée d'un Dieu fait homme, qui a mené Hegel à la conception de l'universel concret. Derrière le philosophe, nous découvrons le théologien, et derrière le rationaliste, le romantique.»
Jean Wahl, Le malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel [1929] (deuxième édition aux P.U.F, coll. B.P.C., 1951), p. V.

5 – La sphère de la philosophie de la religion comme problème ultime de l'hégélianisme ?
«Un chrétien admet par exemple une révélation particulière de Dieu qui constitue une réalité irréductible à la pure pensée, une sorte de donné irrationnel qui est à la fois un donné pour la raison et un phénomène historique. Si l'on approfondit tant soit peu le problème de la positivité on y découvre le problème philosophique du réalisme et de l'idéalisme. Qu'est-ce que le positif en effet, si ce n'est le donné, ce qui paraît s'imposer de l'extérieur à la raison; et ce donné étant un donné historique, la question qui se pose ici est bien celle des rapports de la raison et de l'histoire comme celle de l'irrationnel et du rationnel. [...] C'est que, pour Hegel, l'opposition essentielle n'est pas celle de la raison pure et de l'élément empirique, mais plutôt celle de la vie et du statique, du vivant et du mort. En ce sens, le jugement qu'on doit porter sur une religion n'est plus aussi sommaire.»
Jean Hyppolite, op. cit., pp. 34-37

Présentation allemande des choses

Nous disposons à présent de trois traductions différentes de la Phénoménologie de l'Esprit, et c'est peut-être une caractéristique de la légèreté française : traduire trois fois en presque un demi-siècle le même texte alors qu'on aura attendu plus d'un siècle et demi la traduction d'autres textes non moins essentiels. Non moins essentiels, disons-nous, puisqu'ils nous révèlent ce que les contemporains avaient perçu d'emblée : la totalité riche et la singularité unique du système hégélien, dont Kierkegaard a critiqué certains aspects mais dont il a approfondi d'autres aspects (remarque valable pour Schopenhauer et Nietzsche), qui poursuit le mouvement de la pensée allemande qui part du mysticisme de Jacob Boehme et de la Réforme de Luther pour aboutir notamment à Nietzsche, mouvement déjà parfaitement étudié, en 1934, par un Jean-Edouard Spenlé.
Ces autres choses si longtemps attendues, les voici donc et voici résumée leur histoire. Karl Rosenkranz fait paraître en 1844 une monumentale biographie positive – c'est la thèse : le moment individuel, celui de l'identité – intitulée Vie de Hegel, treize ans après la mort de Hegel [1770-1831]. Rudolf Haym fait paraître en 1857 la sienne, négative – c'est une tentative avouée de liquidation par l'auteur de son hégélianisme de jeunesse, l'antithèse, le moment de l'universalité historique, de la différence – intitulée Hegel et son temps. Leçons sur la genèse et le développement, la nature et la valeur de la philosophie hégélienne. Rosenkranz, scandalisé par l'absence de réaction de la Société de Philosophie de Berlin alors présidée par l'hégélien Karl-Ludwig Michelet, réfute cette biographie critique d'une manière cinglante en 1858 : c'est l'Apologie de Hegel contre le docteur Haym, presque la synthèse de l'identité et de la différence, une identité de l'identité et de la différence. Le même Rosenkranz publie également en 1870 un Hegel en tant que philosophe allemand de la nation qu'il aurait fallu traduire pour compléter ladite synthèse de 1858... de son point de vue qui est un point de vue intéressé (subjectif) et intéressant (objectif) puisqu'il est celui d'un témoin allemand agissant et réagissant, celui d'un «hégélien très singulier», comme le définit ici heureusement Pierre Osmo.
Le couple naturel formé par ces deux biographies classiques de Hegel par Rosenkranz et par Haym, autant une histoire de sa pensée qu'une histoire de sa vie, est donc enfin traduit en français après un siècle et demi durant lesquels il n'aura été accessible qu'aux germanistes érudits et aux hégéliens germanistes, autant dire à une infime fraction du public francophone cultivé. Cette traduction qui paraît dans une collection fondée par Jean-Paul Sartre et Maurice Merleau-Ponty, deux lecteurs de Hegel, est soigneusement présentée par Osmo, augmentée d'annexes rares (un passionnant portrait posthume de Hegel publié en 1835 par son plus jeune contemporain, Hotho, les deux oraisons funèbres de Hegel prononcées le 16 novembre 1831) et très précisément annotée (1) d'une manière qui interdit de confondre les notes du traducteur français avec les notes originales des auteurs allemands. Elle constitue une sorte de double stèle ornant dialectiquement une unique tombe. Avouons notre fascination pour cette ironie du destin : que la littérature biographique consacrée à Hegel ait reproduit en son développement, treize ans et vingt-six ans respectivement après la mort subjective de son objet, le mouvement même de sa philosophie propre. Et tirons derechef certaines conséquences historiques et philosophiques de son contenu à présent enfin accessible.

Représentation française des choses

D'abord une remise à l'heure des pendules s'impose : ce ne sont ni Kojève ni Jean Hyppolite qui ont révélé Hegel en France, comme le croyaient les incultes journalistes français des années 1970-1980 mais bel et bien, pour ne citer que les plus importants, Victor Cousin, Émile Boutroux et ses admirables Études d'histoire de la philosophie allemande, Victor Delbos, Émile Bréhier, Émile Meyerson, Victor Basch et surtout Jean Wahl. On ne parle pas des traductions d'Hyppolite et de Bourgeois qui furent aussi décisives et importantes pour le vingtième siècle que les premières traductions françaises de la Grande logique le furent pour le dix-neuvième, on parle ici simplement d'une introduction contenant de nombreux morceaux traduits de première main, et persistant à faire sens encore aujourd'hui. La véritable introduction française, stricto sensu, à la pensée de Hegel, à son intuition métaphysique au sens que Bergson donnait à ces termes dans son article de La pensée et le mouvant, celle qui pénètre au fond du problème, c'est bien le grand livre de Jean Wahl, Le Malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel, paru chez Rieder en 1929 et dont la deuxième édition (P.U.F., 1951) ne se distingue que par une note bibliographique supplémentaire très succincte, d'ailleurs fièrement succincte, et à juste titre. Les enjeux profonds de l'hégélianisme sont là, introduits par Wahl. Et ils sont là parce que Wahl a lu – et traduit d'assez nombreux passages – les livres de Rosenkranz, Haym, et aussi de Dilthey, Rosenzweig, Royce, Sterling et ceux des autres sources allemandes et anglaises les plus pertinentes. Lorsque Hyppolite ou Kojève furent pertinents, ils ne firent que répéter ce que leurs prédécesseurs avaient déjà dit, à commencer par ce que Jean Wahl avait écrit dans ce livre précis de 1929. Un livre paru, peut-on savoureusement rappeler, alors que le monde vivait une crise financière, politique, économique et sociale mémorable. Un livre qu'on peut relire en 2009 par conséquent, puisque 2009 s'inscrit dans une telle lignée, et s'y inscrit pour le moment à une puissance X encore impossible à calculer.

Représentation allemande des choses

Ensuite une précision en forme d'évaluation critique : si nous, lecteurs français, sommes mis en demeure de choisir, on doit choisir Rosenkranz plutôt que Haym même si on peut, même si on doit, compléter parfois l'un par l'autre. Rosenkranz était francophone sinon francophile et cultivé : il a écrit une biographie de Voltaire et une autre de Diderot, en deux volumes. Certes Haym est riche d'aperçus critiques très remarquables mais en règle générale, ils ont déjà été exprimés par Rosenkranz. Car c'est bien Rosenkranz qui le premier a détaillé le cheminement de la pensée hégélienne : Tübingen, Berne et sa si belle correspondance avec Hölderlin et Schelling, Francfort sur Main, Iéna et sa «catastrophe» contenant au paragraphe 14 (pp. 376-377) la traduction complète de la célèbre lettre où Hegel détaille sa vision de Napoléon le jour de l'assaut français sur Iéna, et qu'il a perçu comme «âme du monde» en ce moment et en ce lieu précis, Bamberg, Nuremberg, Heidelberg, enfin Berlin. Simplement Haym les détaille d'une manière davantage critique, et parfois donne à sa critique une saisissante valeur analytique (cf. Haym sur la Vie de Jésus par Hegel, p. 112 par exemple, considérée comme le lieu où on aperçoit à nu la méthode hégélienne de saisie de la réalité) et d'une manière régulièrement génétique, bénéficiant d'un recul favorisant cela. En France, seuls des universitaires tels que Jean Wahl, Jean Hyppolite ou François Chatelet, avant l'avancée décisive représentée par Bourgeois, donnent l'impression d'avoir saisi cela. C'est pourquoi, tout compte fait, la meilleure introduction au système de Hegel demeure encore aujourd'hui l'admirable Hegel par lui-même de Chatelet qui retrouve à l'occasion et tout naturellement des éléments rosenkranziens et haymiens que seul un connaisseur attentif de Hegel pouvait saisir. On peut porter au crédit de Rosenkranz un autre élément qui est la puissance de sa positivité historique : certes il fait l'impasse sur le fils naturel de Hegel, sur sa dépression nerveuse à Francfort, sur ses rapports avec la Franc-maçonnerie, sur sa correspondance avec son amie catholique Nanette Endel mais il décrit d'une manière hallucinante et quasi clinique la névrose suicidaire de sa sœur Christiane, pose l'importance théorique des premiers opuscules religieux et historiques, notamment de la Vie de Jésus, en les situant exactement dans leur relation au catholicisme et au protestantisme, enfin fournit en annexe une foule d'inédits (qu'Osmo n'a pas traduit pour la raison qu'ils sont déjà connus en France car intégrés dans des traductions d'autres textes de Hegel) qui éclairent d'un jour nouveau la genèse que Haym peignit simplement d'une manière un peu plus informée, rectifiant quelques détails.
Ce ne sont au demeurant plus du tout les raisons positives ou négatives invoquées subjectivement par Rosenkranz ou Haym qui nous intéressent : on sait que Hegel fut interprété par un hégélianisme de droite et par un hégélianisme de gauche; que la révolution de 1848 en France comme en Europe modifia momentanément la donne contre lui : au nom du retour à Kant, au nom d'un national-libéralisme que Haym représente politiquement, Hegel fut attaqué. On sait aussi que certains hégéliens eurent à cœur d'améliorer le système du maître au lieu de se contenter de l'éditer. On sait d'ailleurs que certains furent à la fois ses éditeurs et ses admirateurs critiques, voire ses prolongateurs-réformateurs tels que Rosenkranz. N'était-ce pas illusoire de penser qu'on pouvait prolonger, ajouter quelques chose, modifier quelque chose à un système si parfait qu'il est devenu le paradigme absolu de toute idée d'un système en philosophie ? Chatelet avait pris la mesure de l'ampleur d'un système dont on trouve dans son petit livre une admirable et très précise description : ce système se déploie à la manière d'une des symphonies d'Anton Bruckner, à la manière dont la parole de Hegel se déployait, selon Hotho, durant ses cours : «Et ainsi, en revenant toujours soigneusement sur les antécédents pour, après les avoir transformés en les approfondissant, en développer les conséquences dans des scissions croissantes et pourtant constamment réconciliatrices, le plus merveilleux des flux de pensée, tantôt isolant, tantôt pratiquant de vastes synthèses, hésitant par endroits, entraînant par à-coups, s'enroulait, pressait, luttait en avançant irrésistiblement. [...] La pensée était précipitée dans de tels abîmes, déchirée entre de telles oppositions infinies; on avait l'impression toujours renouvelée qu'on perdait les conquêtes déjà faites et que tout effort était vain, car même la puissance suprême de connaître, parvenue aux frontières de son pouvoir, semblait contrainte à l'immobilisation silencieuse.»
Si on veut saisir pareil phénomène il faut d'ailleurs écouter Bruckner dirigé par Wilhelm Furtwangler (par exemple la Huitième symphonie enregistrée en mono à Vienne le 17 octobre 1944 et la Quatrième symphonie enregistrée mono le 22 octobre 1951 à Stuttgart) ou bien par Karl Boehm (enregistrements plus récents, donc stéréophoniques) qui furent sans doute les deux seuls chefs d'orchestre à avoir véritablement respecté le tempo original de ces symphonies. C'est avec toute l'œuvre de Bruckner, esthétiquement autant sinon davantage qu'avec le mouvement final de la Neuvième symphonie de Beethoven (souvent cité historiquement pour sa référence à Schiller qu'on trouve aussi à la fin de la Phénoménologie de l'Esprit, citée par Wahl, op. cit., p.117) qu'on doit comparer l'œuvre de Hegel.

Destinée du système comme équation tragique

On a parlé – et ratiociné sur elle – d'une révolution copernicienne induite par le kantisme, mais la révolution authentique, le «suprême accomplissement du système kantien» fut bel et bien, par un retournement rusé de l'histoire, le système de Hegel. Il suffit de mesurer la place et le sens de l'œuvre d'art dans son système par rapport à la place de celle-ci dans le système de Platon pour mesurer le chemin parcouru, sans même mesurer cet autre chemin bien connu qui mène de Kant aux post-kantiens, déjà décrit par Delbos. Hegel est le post-kantien supérieur qui a posé, après l'idéalisme transcendantal de Kant, après l'idéalisme subjectif de Fichte, après l'idéalisme objectif de Schelling, un idéalisme absolu, c'est entendu. Hegel est aussi, peut-être, l'aboutissement retourné du platonisme, la réconciliation introuvable de Parménide et d'Héraclite, par la médiation de deux figures centrales : celle de la tragédie grecque – Œdipe et Antigone, notamment – et celle du Christ. Lorsque Haym peine à considérer la communion comme autre chose qu'une «simple équivalence» de la chair et du sang du Christ (in op. cit., p. 124), Rosenkranz saisit qu'il s'agit d'une réalité. Cette réalité qui manque au prêtre des Communiants de Bergman, Hegel la recrée dialectiquement et en tire des conséquences inattendues, d'une ampleur dont on n'a pas encore tiré toutes les conséquences.
Les infléchissements de l'hégélianisme sont une destinée tragique de la vie du système de Hegel : ils sont sa mort prévue et d'avance pensée par lui-même. Ainsi ce vieux débat sur la traduction du terme allemand Wirklichkeit à nouveau repris par Osmo (cf. Rosenkranz, op. cit., note 13 de la page 514) : il semble utile et précis comme aide-mémoire, permettant de modifier la formule célèbre sur la réalité du rationnel et la rationalité du réel selon qu'on l'infléchit dans un sens ou dans un autre. Pourtant il s'achève à nouveau par le contre-sens le plus total – qui était déjà celui du titre donné par l'éditeur allemand (Félix Meiner si ma mémoire est bonne : je n'ai pas le volume sous les yeux) et par le traducteur Kostas Papaioannou à sa traduction de l'Introduction à la philosophie de l'histoire consistant à distinguer, dans sa dernière ligne, la raison de l'histoire en parlant d'une «raison dans l'histoire» alors qu'elles sont identiques. Cette discussion intéressée, Osmo la reprend une fois de plus pour tirer Hegel du côté des philosophes fréquentables alors qu'il est précisément le plus infréquentable de tous, le moins lu car le moins lisible de tous, relevant non pas du dix-huitième siècle ni même de Kant à qui il emprunte simplement une partie de son appareil logique et technique, mais bien plutôt des gnostiques, du romantisme le plus absolu aussi, comme Rosenkranz l'avait parfaitement vu ! Il y a un relent abrutissant dans les études hégéliennes depuis 1945 et Hyppolite en est responsable en grande partie, Kojève aussi d'ailleurs : celui qui tire Hegel vers la gauche révolutionnaire française du dix-huitième siècle ou qui le tire vers le marxisme de la seconde moitié du dix-neuvième siècle ou le structuralisme mi-sophistique mi-marxisant d'un Lacan dans ses pseudo-commentaires philosophiques : voir comme exemple ridicule ses phrases dans La Psychanalyse (tome 1, Le langage, P.U.F., 1955 circa) alors que ceux d'un Didier Anzieu dans le même volume sont remarquables. Pourtant, d'emblée, et pour toujours, Hegel est au-delà, en dehors, ailleurs, pas concerné par ces courants de pensée qui ne furent jamais les siens, qui n'auraient jamais été les siens car ce qui l'intéresse, c'est la vie et la mort, l'Aufhebung, la négation de la négation, le sacrifice, l'idée d'une totalité harmonieuse perdue qui doit être rétablie absolument. Le problème romantique de Hegel était de savoir comment une équivalence entre Œdipe à Colone et le Christ était envisageable, tenable : il a commencé par poser cette équation et je crois pouvoir dire que l'ensemble de son système est né du désir mathématique de la résoudre. Les termes tragiques d'une équation : Hegel a commencé par cela. Et c'est bien cela que nous restitue son premier biographe Rosenkranz, cela encore que critique parfois avec une belle profondeur récurrente Haym, cela qu'il faut trouver chez lui. La vie – et la mort et l'identité de la vie et de la mort : la lecture présente de ses œuvres comme œuvres passées et accomplies – de son système dépendent de leur mise en relation toujours réitérée.

Note
(1) Nous n'avons relevé dans ces notes, pour le moment, qu'une coquille qui soit véritablement grave. Osmo signale dans la note 1 de la page 494 de Hegel et son temps, une «réfutation des Gnostiques par Plotin dans son Deuxième traité de la IXe Ennéade». C'est, bien évidemment, «Neuvième traité de la IIe Ennéade» qu'il faut lire. On peut aussi se plaindre de l'idée de n'avoir pas fait figurer le Sommaire très détaillé d'Haym des pages 57-62 à sa place naturelle qui était celle de la squelettique Table des matières, des matières nommées et décrites par Haym très en détail et qu'il aurait fallu placer pour plus de commodité tout au début ou tout à la fin du volume afin que le lecteur puisse sans cesse s'y reporter. Enfin, si on doit louer la présence toujours utile des Index nomini dans chacun des deux volumes, on peut éventuellement déplorer l'absence d'un index des matières ou des termes métaphysiques.