« La Littérature à contre-nuit | Page d'accueil | La parole donnée de Louis Massignon »
21/07/2009
Au-delà de l'effondrement, 7 : L'Holocauste comme culture d'Imre Kertész
Crédits photographiques : Kim Kyung-Hoon (Reuters).
À propos de Imre Kertész, L'Holocauste comme culture (Actes Sud, 2009).
LRSP (livre reçu en service de presse).
«Quand on écrit sur Auschwitz, il faut savoir que, du moins dans un certain sens, Auschwitz a mis la littérature en suspens. À propos d’Auschwitz, on ne peut écrire qu’un roman noir ou, sauf votre respect, un roman-feuilleton dont l’action commence à Auschwitz et dure jusqu’à nos jours. Je veux dire par là qu’il ne s’est rien passé depuis Auschwitz qui ait annulé Auschwitz, qui ait réfuté Auschwitz. Dans mes écrits, l’Holocauste n’a jamais pu apparaître au passé.»
Imre Kertész, Eurêka ! (Discours de réception du prix Nobel, 2002), in L’Holocauste comme culture.
Pour celle ou celui qui a survécu aux camps d'extermination, évoquer l'horreur est une gageure, peut-être une impossibilité, un but intenable sanctionné par une demi-vie où la plus modeste joie se détache sur un fond de poussière et la décision d'y mettre fin en se suicidant. Pour celle ou celui qui est né après la fermeture du dernier four crématoire et la libération du dernier prisonnier en haillons incapable de marcher plus de quelques pas sans s'écrouler, évoquer ce trou noir qui ne pouvait naître que de l'effondrement sur elle-même de l'Europe est, au mieux, une stimulante imposture à laquelle les universitaires ont donné un nom aussi peu imaginatif que l'est le mal, la littérature des camps.
Imposture, eau contaminée qui serait seulement celle s'élançant vers la mer des écrits qui recouvre notre monde bavard ? Il y a peut-être, aussi, un mal plus subtil, comme en amont de la source contaminée elle-même, consistant à voir l'extermination de six millions de Juifs là où elle n'est pas, dans les textes de Kafka ou même, comme Giorgio Agamben le fait un peu trop facilement, dans ceux de Sade : «Le pamphlet Français, encore un effort si vous voulez être républicains, que Sade fait lire au libertin Dolmancé dans La Philosophie dans le boudoir, est le premier manifeste biopolitique de la modernité, écrit Agamben, et sans doute le plus radical. […] Comme dans les camps de nos jours, l'organisation totalitaire de la vie dans le château de Silling, avec ses minutieux règlements qui ne négligent aucun des aspects de la vie physiologique […] s'enracine dans le fait que pour la première fois une organisation normale et collective (donc politique) de la vie humaine, fondée exclusivement sur la vie nue, est ici pensée» (1). Agamben pourrait, sans peine, remonter plus haut le cours du fleuve maudit, vers les peines infernales imaginées par Dante et les centaines de mystères du Moyen Âge ou les visions plus ou moins inspirées des moines et des saints décrivant leur découverte de l'Enfer.
De la même façon, Sven Lindqvist, dans Exterminez toutes ces brutes !, traçait un parallèle peu argumenté entre la nouvelle la plus connue de Joseph Conrad, dont son propre livre se voulait un commentaire de fait très intéressant bien que contestable, et la prolifération de dizaines de milliers de petits Kurtz dans tous les rouages de la Machine nazie.
Il y a quelques années, à l'époque où Giorgio Agamben n'était point encore devenu la caution médiatique d'une gauche à vagues prétentions intellectuelles et, cela va toujours de pair avec cette dernière, moralisantes, je dévorai tous les livres que je pouvais dénicher de cet auteur, y compris en tentant de me pénétrer de sa prose en italien lorsque tel ou tel titre n'était pas encore traduit dans notre langue. Ce temps est passé, même si Agamben, véritable érudit, véritablement intéressant, parfois génial, lorsqu'il se borne à commenter des textes peu connus, n'est pas un de ces lecteurs qu'il faut feindre de mépriser. Si l'exégète est très souvent remarquable, le penseur, lui, est sujet à caution.
Comment se fait-il, pourtant, que la lecture des centaines de pages savantes, érudites même, parfois réellement belles, que Giorgio Agamben a consacrées à Auschwitz (ce nom symbolisant, dans notre acception, le phénomène tout entier des camps nazis) ne m'ait laissé qu'une désagréable impression, celle d'un philosophe qui, à tout prix, essaie de comprendre ce que sa chair et son esprit n'ont point vécu et ne vivront (sans aucun doute) jamais ?
Cette pensée est douloureuse, d'abord pour moi, car elle constitue une écharde dans ma chair, déjà toute meurtrie par d'autres, à peine moins visibles. Cette pensée me fait écrire que, même si elle est truffée d'approximations, de contresens douteux (celui de me croire une sorte de crypto-fasciste teinté de religiosité !) et de mensonges éhontés, la remarque que François Rastier m'a naguère adressée n'est point dénuée de fondement : «Juan Asensio, auteur du seul ouvrage en français consacré à [George] Steiner, a publié un article sur Dantec [dans La Revue des deux Mondes, septembre 2003] qui mérite l’attention, car il compile de façon saisissante la plupart des thèmes que nous avons rencontrés dans ce chapitre. Tout y est, la généalogie paradoxale Steiner-Agamben-Dantec, les commodes théologèmes de l’indicible et du Golgotha, l’équation entre le monde et le camp, l’instrumentalisation d’Auschwitz, l’évocation décorative de Cela, le tout au service d’un combat bien précis : la défense contre les «crachats des crétins» d’un auteur, Dantec, qui considère Le Pen comme un «gauchiste» et salue ouvertement le combat des néonazis du Bloc identitaire» (2).
Oui, n'ayant bien évidemment rien su de l'Holocauste (terme impropre de nouveau, je le sais, mais il m'en faut bien choisir un), si ce n'est par l'intermédiaire de livres ou de films sur le sujet, n'ayant même pas reçu l'irremplaçable témoignage qu'eût constitué la confession orale d'un témoin ayant survécu aux camps d'extermination, je n'ai qu'un seul devoir : celui de me taire. Je ne l'ai pas fait et j'ai ajouté, bien au contraire, mes petites phrases à tant d'autres qui ont fini par constituer, au-dessus des centaines de milliers de cadavres amoncelés ou réduits en fumée, une espèce de Golgotha interprétatif bafouant la mémoire des morts.
Les flouant.
Les assassinant une seconde fois.
Après Auschwitz, pour inverser telle proposition bien trop célèbre, il semble que nous ne puissions plus nous taire.
Jean Améry écrit fort justement que : «toutes les tentatives d’explications économiques, toutes les interprétations unidimensionnelles qui veulent que le capital industriel allemand, soucieux de ses privilèges, ait financé Hitler, ne disent absolument rien au témoin oculaire, lui disent tout aussi peu que le font les spéculations raffinées sur la dialectique des Lumières» (3). Il poursuit, cette analyse étant devenue célèbre : «Celui qui voudrait faire comprendre à autrui ce que fut sa souffrance physique en serait réduit à la lui infliger et à se changer lui-même en tortionnaire» (4) car, ajoute Améry dans un étrange livre, Lefeu ou la démolition : «Le Mal n’est mal que pour celui qui l’endure (par pour celui qui l’exerce, ni pour l’observateur non concerné, pour ces deux-là le Mal peut en effet être banal). Ce qui revient à dire, pour autant que l’on respecte la plus élémentaire des logiques, qu’il ne peut pas être banal en tant que Mal et qu’il est bien plutôt le Jamais-Ouï, l’Absolument-Inconcevable» (5).
Il nous faut taire l'Holocauste et pourtant l'évoquer sans relâche, et en premier lieu parce qu'il n'y aura bientôt plus aucun témoin direct de ce que furent les camps d'extermination nazis.
Il nous faut taire et évoquer Auschwitz parce qu'il représente, dans l'histoire de la destruction si chère à W. G. Sebald, une singularité nue, au sens que ces termes revêtent pour les astrophysiciens.
Elle existe, avec un peu de chance, nous parvenons même à photographier ses effets directs et indirects mais nous ne pouvons néanmoins l'étudier in situ, puisque cette étude, dont nous ne sommes pas certains qu'elle nous apprendrait plus que nous n'en savons déjà, signifierait notre immédiate destruction.
Il nous faut ou plutôt il nous faudrait, en fait, comme l'a remarqué Imré Kertész dans un très beau texte recueilli dans L'Holocauste comme culture (6) et intitulé La langue exilée, inventer une nouvelle langue pour évoquer l'horreur, seule capable de dérouter les mots prétentieux et trop souvent faux de celles et ceux qui ne savent pas et néanmoins écrivent ou parlent sans relâche : «Nous voyons donc qu’avec le temps, le poids insupportable de l’Holocauste a façonné les formes linguistiques du discours sur l’Holocauste qui abordent en apparence l’Holocauste alors qu’elles n’en effleurent même pas la réalité» (p. 216).
En somme, ce sont les mots mensongers qui ont remplacé l'existence même des camps, devenus des endroits grisâtres où les touristes ont tout de même quelque répugnance (pour combien de temps encore ?) à déclencher leur minuteur pour prendre la pose sous les douches.
Nous savons tous que le remplacement de l'horreur par les mots n'est que le prélude à l'apparition de nouvelles horreurs, plus grandes, plus terribles d'avoir épuisé la saveur des mots sans vie. La tyrannie des mots, pour reprendre une belle expression de Fritz Mauthner, est toujours le signe d'une tyrannie qui s'imprimera sur les esprits et les chairs des bavards.
Venons-en à une tentative de définition de cette nouvelle langue, que Kertész évoque ainsi : «Je cite des auteurs [comme Tadeusz Borowski] qui nous ont transmis leur véritable expérience de l’Holocauste et qui parlent déjà la langue d’après Auschwitz. Quelle est cette langue ? Pour mon propre usage, je l’ai nommée à l’aide d’un terme de musique – la langue atonale [je souligne]. Si nous considérons la tonalité, le ton unique, comme une convention, alors l’atonalité déclare que cette tradition, cette convention n’est plus valable (7). Autrefois, la tonalité existait aussi en littérature, un système de valeurs fondé sur la morale consensuelle déterminant les corrélations des phrases et des idées. Les rares personnes qui ont consacré leur existence à témoigner de l’Holocauste savaient pertinemment que la continuité de leur vie était brisée, qu’elles ne pouvaient plus vivre selon ce que leur proposait la société, et qu’elles ne pouvaient pas formuler leur expérience dans la langue d’avant Auschwitz. Au lieu de s’efforcer d’oublier, de rechercher la chaleur d’une existence humaine normale, elles reconstruisaient leur personnalité anéantie dans les camps d’anéantissement avec les expériences qu’elles avaient vécue dans ces camps : elles devenaient ainsi les médiums d’Auschwitz. Sauf que, de cette manière, elles ont découvert trop tôt l’impossibilité de la survie. L’esprit d’Auschwitz s’était insinué en elles comme un poison, ainsi que l’indifférence bien intentionnée de la société» (pp. 217-8).
Étrange passage en fait, où Kertész semble hésiter entre deux interprétations : c'est la langue appauvrie par l'homme moderne qui serait incapable de rendre compte de ce qu'a été Auschwitz. Pourtant, cette même langue, s'approchant de l'atonalité, était en fin de compte la plus apte à évoquer la grisaille du froid, de la faim, des cendres et de l'inhumanité. Même une langue adamique, qui n'aurait point sombré dans l'atonalité, serait parfaitement incapable de rendre compte de l'Holocauste, qui est la brisure même.
De sorte que, poursuivant une fois de plus le parallèle esquissé entre La Route de Cormac McCarthy et la description littéraire de la survie dans les camps de concentration, il me semble que le romancier américain s'est approché de la réalité crépusculaire de cette langue atonale. McCarthy lui non plus, à l'évidence, n'a pas connu les camps de concentration. Comment se fait-il que son dernier roman puisse être lu comme une sorte de prière adressée à toutes les victimes de la barbarie ?
Imre Kertész poursuit, toujours dans le même somptueux texte : «L’écrivain de l’Holocauste est partout et dans toutes les langues un réfugié de l’esprit qui formule toujours dans une langue étrangère sa demande d’asile intellectuel. S’il est vrai qu’il n’existe qu’un seul vrai problème philosophique, celui du suicide, alors l’écrivain de l’Holocauste qui a choisi de vivre ne peut connaître qu’un seul véritable problème, celui de l’émigration. Mais il ferait mieux de parler d’exil plutôt que d’émigration. De l’exil de sa seule véritable patrie, laquelle n’a jamais existé. Car, si elle existait, il ne serait pas impossible d’écrire sur l’Holocauste, l’Holocauste aurait alors une langue et l’écrivain de l’Holocauste pourrait s’insérer dans une culture existante. [...] Mais où est la patrie de la conscience de l’Holocauste, quelle langue pourrait prétendre être le Je dominant de l’Holocauste, la langue de l’Holocauste ? Et, si nous posons cette question, pourrons-nous éviter de nous demander s’il est imaginable que l’Holocauste ait sa propre langue ? Et, si oui, cette langue ne devrait-elle pas alors être terrible et sinistre au point d’anéantir ceux qui la parleraient ? (je souligne)» (pp. 224-5).
De nouveau : le gouffre, l'aporie, la pure impossibilité, la singularité nue. Comment imaginer une langue, un contre-verbe évoqué par George Steiner à propos de Hitler, qui pourrait tuer celui qui l'utiliserait ? Ce serait une absurdité, effectivement contre-nature.
Imre Kertész ne nous livre aucune réponse à ces trois questions même s'il serait facile de faire remarquer que ce sont tous ses livres qui, ayant essayé, sans relâche, d'approcher l'inapprochable (8), ont donné de l'art d'écrire la plus haute illustration, en fait la plus radicale (9) : écrire n'a d'autre sens que s'il s'agit de dresser la figure de l'homme en face de ses bourreaux.
Notes
(1) Giorgio Agamben, Homo Sacer (traduit de l'italien [Homo Sacer I : Il potere sovrano e la nuda vita, 1995] par Marilène Raiola, Seuil, coll. L'ordre philosophique, 1997), pp. 145-6.
(2) François Rastier, Ulysse à Auschwitz. Primo Levi, le survivant (Cerf, coll. Passages, 2005), pp. 167-8.
(3) Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment (Actes Sud, coll. Babel [1995], 2004), p. 14.
(4) Ibid., p. 82.
(5) Jean Améry, Lefeu ou la Démolition (Actes Sud, 1996), p. 217.
(6) Imre Kertész, L'Holocauste comme culture (préface de Péter Nádas, traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, éditions Actes Sud, 2009), pp. 211-227. Ce texte est un discours prononcé par l'auteur en l'an 2000 au Renaissance-Theater de Berlin.
(7) Voir un autre extrait, sur cette question d'une abolition des conventions ou, pour le dire en termes plus clairs, de la tradition, où l'auteur écrit : «Une époque est révolue, une certaine attitude humaine semble appartenir irrémédiablement au passé, comme la jeunesse. Quelle était cette attitude ? La fascination de l’homme pour la création, son admiration pieuse du fait que la matière corruptible, à savoir le corps humain, vit et possède une âme; l’admiration pour la création a disparu et, avec elle, le respect de la vie, la piété, la joie, la charité. Le meurtre est ce qui a remplacé cette époque révolue, non en tant que mauvaise habitude, infraction, «cas», mais en tant que mode de vie, attitude «naturelle» adoptée face à la vie et à l’autre – le meurtre comme philosophie de l’existence; le changement d’attitude face au meurtre est indubitablement un changement radical, signe des temps ou cancer de l’époque, peu importe. On objectera que l’extermination des hommes n’est pas une invention récente; mais l’extermination continue, poursuivie systématiquement pendant des années et des décennies, transformée en système, parallèlement à la vie dite normale, quotidienne, avec l’éducation des enfants, les promenades des amoureux […] : tout cela, lié à l’habitude, à la banalisation de la peur, à la résignation, l’indifférence voire l’ennui, est déjà une invention récente, voire la plus récente» (pp. 126-7).
(8) Op. cit., p. 14 : «J’ai voulu dire par là, d’une part, qu’aucun de ces textes n’épuise son sujet, tout au plus en constitue-t-il une approche, d’autre part, qu’il s’agit d’approcher sous un autre angle la même question que mes textes narratifs : l’inapprochable.»
(9) Dans un texte intitulé L’intellectuel superflu, l'écrivain hongrois dissèque les bouleversements intérieurs provoqués par le phénomène totalitaire : «Le totalitarisme idéologique a commencé par transformer cet être solitaire en masse, puis il l’a confiné entre les murs d’un système étatique fermé avant de le ravaler au rang de pièce de rechange sans vie d’un mécanisme. Il n’a plus besoin d’être sauvé parce qu’il n’est plus responsable de lui-même. L’idéologie l’a privé de son univers, de sa solitude, de la dimension tragique de la destinée humaine. Elle l’a engoncé dans existence déterminée où son destin est dicté par ses origines, son appartenance à une race ou à une classe sociale. En même temps que de sa destinée humaine, il a été privé de la réalité humaine, pour ainsi dire de la simple sensation de la vie. Nous sommes perplexes face aux crimes qu’on peut commettre dans un système totalitaire, alors qu’il suffirait d’évaluer la mesure dans laquelle la vie morale et l’imagination de l’homme ont été remplacées par le nouvel impératif catégorique qu’est l’idéologie totalitaire. Le devoir de l’art est d’opposer le langage humain à l’idéologie, de rétablir l’imagination et de rappeler à l’homme ses origines, sa situation réelle et son destin. Ainsi, le choix de l’artiste ne peut être que radical», op. cit., p. 102.