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31/08/2009

Au-delà de l'effondrement, 8 : Londres engloutie de Richard Jefferies

Crédits photographiques : Lance Murphey/AP.

313774931.2.jpgTous les effondrements.








Jefferies.JPGÉtrange roman que Londres engloutie (After London or Wild England, 1885) de Richard Jefferies, paru quelques années après le célèbre Erewhon de Samuel Butler, publié en 1872, et ayant visiblement inspiré un autre texte évoquant une possible fin du monde, les News from Nowhere du très socialiste William Morris qui datent de 1890.
Si la première partie, intitulée Retour à la Barbarie, est assez intéressante dans sa description, dans un style parodiant celui des annales, d'un monde de nouveau recouvert de forêts et parcouru de bêtes sauvages, intéressante et même convaincante parce qu'elle prétend s'appuyer sur des hypothèses purement logiques, la seconde (Sauvage Albion) n'évoque rien de plus que les aventures d'un jeune noble ayant abandonné sa famille pour se lancer à l'aventure à bord d'une petite embarcation qu'il a lui-même construite. Jefferies fit d'ailleurs ses premières armes, avec ce type de récit ancrant les aventures d'un jeune héros dans un paysage mythologique, dans un ouvrage intitulé The Rise of Maximin, y ajoutant quelques considérations, après tout classiques, sur la disparition des livres : «La plupart dataient d’une lointaine antiquité, car après la fuite des anciens, les livres modernes imprimés, laissés sur place à la merci du temps, pourrirent ou furent détruits par les fréquentes explosions de gaz. Mais ceux qui étaient conservés dans les musées résistèrent un moment, et certains sont encore là, dans des coins et recoins, d’où les serviteurs les extraient parfois, car c’est ce qu’il y a de plus pratique pour allumer le feu» (p. 77).
Le monde d'après la catastrophe décrit par Jefferies s'inspirant de la société féodale, les aventures peu passionnantes de Felix Aquila, comme on pouvait s'y attendre, ne font rien d'autre que s'inscrire dans la trame classique de l'épreuve initiatique : le maladroit Felix, beaucoup plus réfléchi que son frère Oliver tout en muscles, est amoureux d'une jeune femme, Aurora, auquel l'écrivain n'a donné qu'une consistance de fantôme anglais. Cette remarque vaut hélas pour l'ensemble des personnages de notre livre, lesquels jamais n'accèdent à quelque semblant de réalisme.
Comme le père d'Aurora, un puissant noble, ne veut rien savoir du fait que, visiblement, nos deux jeunes ectoplasmes personnes s'aiment, Felix n'a plus guère d'issue que de prouver sa bravoure en partant explorer le gigantesque Lac aux contours inconnus qui s'est formé après le passage de l’énorme corps céleste noir (1), seule mention directe à l'origine de la catastrophe ayant englouti l'Angleterre et, du moins le suppose-t-on, le reste de la planète.
Un passage de ce roman, toutefois, mérite que l'on s'y attarde. Étrangement, lisant les premières pages du livre de Jefferies (2), je m'étais attendu à ce que la description suivante constitue, en fait, l'intérêt essentiel de ma lecture. Hélas, Felix Aquila n'a rien d'un Marlow sur les traces de Kurtz et la peinture de ce qui se trouve au-dessus de Londres constitue dès lors le seul morceau de bravoure d'un livre assez peu prenant. Ainsi, lorsque le jeune Felix pénètre dans une zone devenue légendaire puisque nul n'a pu revenir de sa mortelle exploration, zone qui n'est autre que l'ancien lieu où se dressait la fière citée de Londres, à présent recouverte par une eau pestilentielle dégorgeant la pourriture de millions de charognes qui se décomposent, Richard Jefferies écrit : «Il était entré au cœur de cet endroit terrifiant dont il avait tant entendu parler : la terre empoisonnée, l’eau empoisonnée, l’air empoisonné, empoisonnée aussi la lumière des cieux qui traversait cette atmosphère. On disait que par endroits, la terre brûlait et crachait des fumées sulfureuses, venant sans doute des énormes réserves de produits chimiques inconnus, fabriqués par le merveilleux peuple de l’époque. Sur la surface des eaux flottait une huile vert-jaunâtre, fatale à toute créature qui la touchait; c’était l’essence même de la corruption. Parfois, elle voguait au vent, et des fragments se collaient aux roseaux ou aux iris, bien loin des marais. Si une foulque ou un canard effleurait la plante contaminée, ou si une seule goutte d’huile tombait sur ses plumes, l’animal en mourait» (p. 241).
Je ne sais si Ballard a lu le roman que nous avons évoqué (3), mais à coup sûr il s’est inspiré, pour Le monde englouti, du Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, tant son roman paru en 1962 paraît n’être qu’une sorte de plate transposition de l’aventure trouble de Marlow à la recherche de Kurtz. Ballard, comme à l’accoutumée, simplifie et fait de son histoire, qui eût pu être belle et énigmatique, une fable poussive prétextant une catastrophe ayant englouti le monde et le condamnant à revenir à un climat préhistorique, pour vanter les mérites d’une régression utérine (4) vers les chaudes (à vrai dire, brûlantes) et humides (torrentielles) régions du sud. L’inner space que Ballard évoque dans toutes ses œuvres n’est lui-même pas franchement convaincant : là où Conrad peignait un véritable voyage intérieur ou metanoïa (selon la terminologie antipsychiatrique employée par R. D. Laing et D. Cooper), Ballard, tout rempli de ses lectures de Freud et Jung, nous invite à pénétrer dans l’esprit d’un personnage qui, en raison du nouveau climat ayant affecté notre planète et transformé en une toile d’Ernst ou de Magritte, se plaît à redevenir poisson, voire têtard primordial. Le seul problème est que la cervelle de Kerans paraît être absolument vide, de même que ses motivations sont aussi développées que l'intelligence d'un têtard.
Marlow remonte le cours d’un fleuve vers sa source maudite, le maléfique Kurtz, tandis que Kerans fuit à tout prix le Kurtz d’opérette qu’est Strangman. Dans les deux textes, les explorateurs reviennent aux premiers âges mais, alors que Conrad rend finalement l’interprétation de son conte particulièrement ardue en faisant de Marlow, après sa plongée dans les ténèbres, un banal passant des rues impeccables d’une ville européenne, Ballard paradoxalement évente la mèche en nous faisant comprendre que seule la mort (à moins qu'il ne s'agisse d'une nouvelle naissance, nous ne sommes plus à un cliché près) attend son héros.
C’est à croire que Luc Besson s’est inspiré de la fin du roman de Ballard pour son ridicule Grand bleu, où la plongée dans les profondeurs est gage d’une liberté qui est refus absolu des choix de l’âge adulte.
Dans le roman de science-fiction, les personnages sont à peine définis, la femme, Béatrice Dahl (sic), on nous le laisse supposer ayant eu une aventure avec Kerans, n’est ainsi pas grand-chose de plus qu’une jolie fille qui ne pense qu’à bronzer (sous un soleil devenu boursouflé qui fait monter le thermomètre à près de soixante degrés !) et vernir ses ongles. Kerans, au moment de se prendre pour un nouvel Adam (5) et de partir, seul, vers le sud, n’échangera pas plus de quelques mots insignifiants avec elle. Strangman, «sorte de diable blanc échappé du culte du vaudou» (p. 196) et «vampire pourri, gorgé de méchancetés et d’horreurs» (p. 200) a quant à lui moins d’épaisseur psychologique qu’un chef de méchants de jeu vidéo.

Notes
(1) Richard Jefferies, Londres engloutie (After London, or Wild England) (préface de John Fowles, traduction d’Évelyne Châtelain, éditions Miroirs, 1992), p. 42. Les pages entre parenthèses renvoient à notre édition.
(2) Notamment celle-ci, qui constitue la première annonce de la zone que notre héros n'explorera que durant quelques heures, manquant d'ailleurs d'y périr : «Toute la pourriture d’un millénaire et de millions d’êtres humains fermente sous les eaux stagnantes qui se sont infiltrées dans la terre et ont fait remonter à la surface le cloaque enfoui» (p. 66).
(3) Même si quelques détails (comme le rappel d’une ville de Londres engloutie, la volonté d’exploration propre aux héros de nos deux livres) me font penser que J. G. Ballard n’a pu ignorer un des classiques de la science-fiction britannique.
(4) «Guidé par ses rêves, il marchait à reculons, traversait un passé ressuscité, une succession de paysages de plus en plus étranges, tous centrés sur la lagune; chacun, comme l’avait dit Bodkin, semblait représenter un des niveaux de sa moelle épinière. Parfois la nappe d’eau circulaire était transparente et frémissante, parfois elle était étale et ténébreuse; le rivage semblait être de schiste argileux, d’une couleur métallique et froide comme celle d’une carapace de reptile. Mais les rives aux pentes douces qui scintillaient de manière engageante avec une teinte carminée, lumineuse et limpide, le vide absolu de ces étendues infinies de sable, tout cela le remplissait encore d’une sorte d’angoisse délicate et raffinée. Il brûlait de descendre dans ce psychisme des temps lointains, pressé d’en connaître l’aboutissement. Il ne voulait pas penser que dès ce moment le monde qui l’entourait lui deviendrait dément et insupportable», J. G. Ballard, Le monde englouti (The Drowned World, 1962, traduction de Marie-France Desmoulin, Denoël, coll. Présence du futur, 1987), p. 103.
(5) Voici les toutes dernières lignes de notre roman : «C’est ainsi qu’il quitta la lagune et regagna la jungle dans laquelle il se perdit complètement en quelques jours, suivant les lagunes vers le sud, au milieu de la pluie et de la chaleur qui augmentaient, attaqué par les alligators et les chauves-souris géantes, un deuxième Adam à la recherche des paradis perdus du sud ressuscité», p. 217. Ces lignes font écho à ce passage : «Parfois, Kerans évoquait la façon systématique avec laquelle l’arbre généalogique du genre humain s’émondait de lui-même et semblait avancer dans le temps à reculons, à tel point qu’on aboutirait bientôt à une époque où deux nouveaux Adam et Ève se retrouveraient seuls dans un nouvel Éden», p. 26.