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01/02/2010
La femme de l’aviateur d’Éric Rohmer, par Francis Moury
Mise en scène
Éric Rohmer
Casting
Anne–Laure Meury (Lucie), Marie Rivière (Anne), Philippe Marlaud (François), Mathieu Carrière (l’aviateur), Fabrice Luchini (Mercillat), Philippe Caroit (ami), Rosette (la jeune concierge), Lisa Hérédia (amie), etc …
Résumé du scénario
À cause de la femme – qu’on ne verra que sur une photographie sans d’ailleurs être sûr qu’il s’agit d’elle - d’un aviateur, la vie de deux amants – mais le sont-ils tant que ça ? – est bouleversée au cours d’une journée faite de ruptures, de rencontres, de retournements de situation, de méditations, de hasards. On ne saurait penser à tout, dit le proverbe, mais on ne saurait penser à rien non plus… hélas !
Critique
La femme de l’aviateur serait illustration du proverbe : «On ne saurait penser à rien». Et portrait d’une hystérique dont un rêveur croit être amoureux, pourrait-on résumer aussi. Car le personnage d’Anne est véritablement hystérique : invivable en tout cas. On ne souhaite qu’une chose pour le jeune homme (incarné par Philippe Marlaud qui ressemble un peu physiquement à Christophe Gans et est d’ailleurs très bon comédien) qui a eu le malheur de tomber sous son charme : qu’il la quitte et en trouve une autre ! Il en trouve d’ailleurs une autre sous la charmante forme de Lucie (délicieuse Anne-Laure Meury) mais il a le second malheur de constater qu’elle est déjà prise. Dramatique ironie du destin car elle lui convenait comme un gant, était nettement plus sexy – la mode féminine des années 80 (jean de velours noir moulant et bottines) nous achèvera toujours, hélas – et était bien plus sympathique. Sans parler du fait qu’elle semblait avoir eu le coup de foudre pour lui. Cela dit pour esquisser la dramaturgie pure, avec stricte unité de temps : fin de nuit, journée naissante, journée achevée, nuit tombante. Ce qui donne à tout ce voyage au cœur de la passion, de l’amour, de la désillusion, un ton un peu tragique en fin de compte, rehaussé par le pathétique glacé évident du commentaire de la chanson finale.
Reste un aspect plus secret et «antonionien» si on peut dire : le rapport de la fiction à la réalité. Qui est cette femme de l’aviateur ? On ne le saura jamais : on ne verra que sa photo froide et muette. L’aviateur lui-même est comme désincarné d’avance et s’évanouit au fur et à mesure que le film progresse. Et c’est bien ces deux fantômes qui sont le moteur de l’action. Un moteur déjà absent, fantasmé par chacun. À commencer par le premier fantasme non-dit mais sous-jacent tout aussi bien : celui de la femme par son aviateur probablement. De l’évanescence, de l’absence comme moteur de la fiction mais aussi comme moteur du réel. Ici Rohmer glisse vers la métaphysique la plus évidente. De ce théâtre d’ombres en plein jour, dans cette extraordinaire séquence du parc des Buttes-Chaumont, il ne restera rien : le héros aura tout perdu en une journée. Celle qu’il croyait aimer depuis quelques temps, celle qu’il croyait avoir rencontrée en cette journée : plus personne. Sous des aspects «téléfilm réaliste» de la France oscillante entre Giscard (1980) et Mitterrand (1981), une peinture implacable de l’impossibilité d’aimer et d’être aimé par des individus ayant perdu tout sens du réel et ne s’intéressant qu’à la fiction qui le remplace. Les émotions naissent de ce qu’on pense mais n’ont plus de référence dans la réalité. Les deux portraits féminins opposés en apparence – une jeune femme insupportable et maladive (presque folle) et une jeune fille charmeuse et aimable qui n’est finalement qu’une manipulatrice – se rejoignent dans la vacuité la plus totale. Des êtres de discours qui refusent de se donner, ne s’intéressent au héros que pour ce qu’il n’est pas, ne veut pas, refuse d’être, que pour ce qu’on croit qu’il est ou fait.
L’ironie tragique de Marivaux est bien là, c’est certain et le constat, sous ses airs légers, est grave. Il faut se souvenir qu’on se suicidait beaucoup à cette époque parmi la jeunesse : Rohmer, avec ce film, nous dit pourquoi : on errait parmi des fantômes alors qu’on croyait tenir entre ses mains des êtres vivants. Les plus belles séquences sont celles où le héros s’endort momentanément dans des lieux publics et se réveille brusquement : on souhaiterait pour lui qu’il reste endormi quand on constate l’effrayante vanité, l’effrayante cruauté du monde auquel il est confronté. Sous la légèreté de la comédie de ce premier volume des Comédies et proverbes, on discerne toute la sagesse cruelle du proverbe.
Supplément
Rohmer parle de La femme de l’aviateur à Claude-Jean Philippe : extrait d’un entretien radiophonique illustré d’extraits du film. Un petit défaut technique : les paroles échangées entre le critique-historien bien connu des cinéphiles et le réalisateur chevauchent parfois les dialogues des extraits du film. On a donc quelque mal à entendre ce que dit Rohmer qui parle très vite. Il explique les hommages qu’il a voulu rendre à Marcel Carné – pas à Carné-Prévert, à Carné seul – et à Jean Renoir. Pourquoi il préfère les plans d’ensemble de Marie Rivière au gros plan «privatif». Comment hasard et préparation s’entrelacent dans ses tournages. On y évoque pour diverses raisons intéressantes certains moyens-métrages antérieurs annexés aux DVD des Six contes moraux. Intéressant donc mais trop bref : ni le scénario ni le sens profond du film ne sont l’objet du dialogue. On y parle d’esthétique et de technique mais le mystère demeure entier. Au fond, tant mieux.