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19/06/2010
René Girard est le Messie et Jésus-Christ est son prophète, 4, par René Pommier
Rappel
René Girard est le Messie et Jésus-Christ est son prophète, 1.
René Girard est le Messie et Jésus-Christ est son prophète, 2.
René Girard est le Messie et Jésus-Christ est son prophète, 3.
Le chapitre XII du Bouc émissaire est consacré à un long commentaire de l’épisode du reniement de saint Pierre (1). René Girard pense, en effet, que Pierre nous offre «l’exemple le plus spectaculaire de contagion mimétique» que l’on trouve dans les Évangiles : «Son amour pour Jésus n’est pas en cause, il est aussi sincère que profond. Et pourtant, dès que l’apôtre est plongé dans un milieu hostile à Jésus, il ne peut pas s’empêcher d’imiter son hostilité. Si le premier des disciples, le roc sur lequel l’Église sera fondée, succombe à la pression collective, comment penser qu’autour de Pierre l’humanité moyenne résistera (2) ?»
Avant René Girard on pensait généralement que l’explication du reniement de Pierre était aussi simple que banale et tenait en un seul mot : la peur. Mais cette explication est éminemment réductrice aux yeux de René Girard. On a selon lui affaire ici à un événement dont le seul recours à la psychologie individuelle ne saurait rendre compte : «Ceux qui cherchent les causes du triple reniement dans le seul “tempérament” de Pierre ou dans sa “psychologie” font fausse route à mon avis. Ils ne voient rien dans la scène qui dépasse l’individu Pierre. Ils croient donc possible de faire un “portrait” de l’apôtre. Ils lui attribuent un “tempérament particulièrement influençable” ou grâce à d’autres formules du même genre, ils détruisent l’exemplarité de l’événement et en minimisent la portée (3)».
Avant d’examiner ses arguments, rappelons d’abord le récit évangélique que René Girard cite dans le texte de Marc : «Comme Pierre était en bas dans la cour arrive une des servantes du grand prêtre. Voyant Pierre qui se chauffait, elle le dévisagea et dit : «Toi aussi, tu étais avec le Nazaréen, avec Jésus » Mais il le nia en disant : «Je ne sais pas, je ne comprends pas ce que tu veux dire.» Puis il se retira dehors vers le vestibule. La servante, l’ayant vu, recommença à dire aux assistants : «En voilà un qui en est !» Mais de nouveau il nia. Un moment après, à leur tour, ceux qui se trouvaient là dire à Pierre : «Sûrement tu en es; et d’ailleurs tu es Galiléen.» Alors il se mit à jurer avec force imprécations : «Je ne connais pas cet homme dont vous parlez.» Et aussitôt, pour la seconde fois, un coq chanta. et Pierre se ressouvint de la parole que Jésus lui avait dite : «Avant que le coq chante deux fois, tu m’auras renié trois fois.» Et il éclata en sanglots» (Mc, 14, 66-72).
René Girard affirme tout d’abord que Pierre ne commet pas un véritable mensonge en niant qu’il fait partie pas de ceux qui suivent Jésus : «On pense d’abord que Pierre ment avec effronterie. Le reniement de Pierre se ramènerait à ce mensonge, mais rien n’est plus rare que le mensonge pur et simple et celui-ci, à la réflexion, perd de sa netteté. Que demande-t-on à Pierre en effet ? On lui demande d’avouer qu’il est avec Jésus. Or, depuis l’arrestation qui vient de se produire il n’y a plus autour de Jésus ni disciples ni communauté. Ni Pierre ni personne, désormais n’est avec Jésus (4)». Comment ne pas se dire que René Girard se fout du monde ? Tout d’abord, comme Pierre, il ment effrontément en disant que l’on demande à Pierre «d’avouer qu’il est avec Jésus». Il suffit de relire le récit de Marc, que René Girard vient lui-même de citer dans le paragraphe précédent, pour s’apercevoir, que contrairement à ce qu’il veut nous faire croire, la servante n’emploie pas le présent mais l’imparfait. Elle dit à Pierre : «Toi aussi tu étais avec le Nazaréen, avec Jésus». D’ailleurs, quand bien même elle aurait effectivement employé le présent, elle n’aurait évidemment pas voulu dire que Pierre était actuellement présent avec Jésus, ce qui aurait été absurde, mais seulement qu’il faisait partie de ses disciples. Et c’est bien ce que nie Pierre.
Mais René Girard préfère croire que Pierre est si déstabilisé par l’arrestation de Jésus, qu’il ne se rend pas vraiment compte que la servante lui demande de reconnaître qu’il est un disciple du Christ : «L’arrestation paraît détruire toute possibilité d’avenir pour l’être avec Jésus et Pierre a perdu, semble-t-il, jusqu’au souvenir de son être passé. Il répond un peu comme dans un rêve, en homme qui ne sait plus vraiment où il en est : Je ne sais pas, je ne comprends pas ce que tu veux dire. Il est vrai peut-être qu’il ne comprend pas. Il se trouve dans un état de dénuement et de dépossession tel qu’il en est réduit à une existence végétative, limitée à des réflexes élémentaires. Il fait froid et il se tourne vers le feu. Jouer des coudes pour s’approcher du feu, tendre les mains vers le feu avec les autres, c’est agir comme si l’on était déjà l’un d’eux, comme si l’on était avec eux (5)». Si Pierre, au lieu de répondre directement qu’il n’était pas avec Jésus, préfère faire semblant de ne pas comprendre la question qu’on lui pose, c’est tout à fait consciemment. Il fait ce que font généralement tous ceux qui se trouvent dans la même situation que lui : il joue les imbéciles.
Dans la contagion mimétique à laquelle succomberait Pierre, un élément joue un grand rôle, selon René Girard, le feu : «Trois évangélistes sur quatre mentionnent ce feu. Ils doivent avoir leurs raisons (6)». Et René Girard nous explique quel est ce rôle qu’ils ont deviné sans pourtant l’expliciter : «Un feu dans la nuit, c’est beaucoup plus qu’une source de chaleur et de lumière. Dès qu’il s’allume, on se dispose en cercle autour de lui; les êtres et les choses se reforment. Un instant plus tôt, il n’y avait là qu’un simple attroupement, une espèce de foule où chacun était seul avec lui-même et voilà qu’une communauté s’ébauche. Les mains et les visages se tournent vers la flamme et en retour sont éclairés par elle; c’est comme la réponse bienveillante d’une dieu à la prière qu’on lui adresse. Du fait qu’ils regardent tous le feu, les hommes ne peuvent plus éviter de se voir les uns les autres; ils peuvent échanger des regards et des paroles; l’espace d’une communion et d’une communication s’établit (7)».
Contrairement à ce que pense René Girard, le sentiment qu’éprouve Pierre n’est certainement pas un sentiment de communion, mais bien plutôt celui d’être un intrus, un corps étranger dans un milieu hostile. Il fait semblant d’être comme les autres, d’être là pour se chauffer près du feu. Mais s’il essaye de se fondre dans le groupe, ce n’est pas du tout par ce qu’il est saisi par la contagion mimétique, mais par prudence, pour ne pas être remarqué.
M. Stéphane Vinolo, qui a consacré une longue étude à la vision que René Girard a du christianisme, étude dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne brille pas par l’esprit critique, est, lui, entièrement convaincu par l’interprétation que celui-ci nous propose du reniement de Pierre. Il croit même pouvoir apporter sa pierre à sa prétendue démonstration : «C’est lorsque la pression collective est la plus forte que Pierre renie de façon tout à fait claire et explicite. Nous pouvons dont établir un parallèle entre deux phénomènes. Bien que les réponses de Pierre varient selon les évangiles, il y a un parallèle qui ne change jamais et que nous devons remarquer. C’est la co-variance entre d’un côté le nombre d’individus qui semblent mettre Pierre en accusation et, de l’autre, la force du reniement. En effet, le reniement de Pierre semble être calqué sur la quantité d’individus qui le menacent. Plus les accusations gagnent un grand nombre d’individus, et plus Pierre semble enclin à renier le Christ. Aussi pouvons-nous affirmer que la force de Pierre ne fonctionne que l’espace d’un instant, dès que la pression de la foule se fait plus grande, il succombe lui-même à son mouvement, emporté par le mimétisme (8)». A l’évidence, le bon sens n’est pas la qualité dominante de M. Vinolo. Il croit s’être montré très perspicace et avoir fait une découverte («Aussi pouvons-nous affirmer…») en remarquant qu’il y a une étroite relation entre la vigueur du reniement de Pierre et «la quantité d’individus qui le menacent». Pourtant, ce qui serait surprenant, c’est qu’il en fût autrement. Quoi d’étonnant, en effet, que la peur grandisse en même temps que la menace ? La première fois, celle-ci ne vient que d’une seule personne et, qui plus est, d’une femme. Pierre ne renie pas encore explicitement Jésus. Il croit pouvoir s’en tirer en faisant semblant de ne pas comprendre la question. La deuxième fois, la menace devient plus grave puisque la femme essaie d’ameuter contre Pierre tous ceux qui sont là. Et, cette fois-ci, Pierre nie explicitement qu’il fait partie des disciples de Jésus. La troisième fois, la femme a réussi à attirer sur Pierre l’attention de tous ceux qui sont là; et tous alors se mettent à dire à leur tour qu’il est avec le Christ et, cette fois-ci Pierre s’affole véritablement et le nie avec violence. Il y a donc bien une progression dans les trois reniements de Pierre, mais elle ne s’explique aucunement par l’effet progressif de la contagion mimétique : elle s’explique seulement par une peur grandissante.
Selon René Girard, Pierre ne se contente pas de renier le Christ en prétendant qu’il ne le connaît pas. Il va plus loin, il le charge et pousse tous ceux qui sont là à s’associer avec lui pour obtenir qu’il soit mis à mort : «Comme tous les transfuges, Pierre démontre la sincérité de sa conversion en accablant ses anciens amis […] Par ses jurons et ses imprécations, Pierre suggère à ceux qui l’entourent de former avec lui une conjuration. Tout groupe d’hommes liés pas un serment forme une conjuration, mais le terme s’emploie de préférence quand le groupe se donne unanimement pour but la mort ou la perte d’une individu marquant (9)». Mais rien dans le texte n’autorise cette interprétation. Bien au contraire, en disant : «Je ne connais pas cet homme dont vous parlez», Pierre n’affirme pas seulement qu’il ne connaît pas personnellement le Christ; il suggère aussi, semble-t-il, que c’est la première fois qu’il en entend parler. Nul ne serait donc plus mal placé que lui pour l’accabler.
René Girard affirme ensuite que «par ses jurons et ses imprécations, Pierre suggère à ceux qui l’entourent de former avec lui une conjuration». Pour ce faire, il faut apparemment qu’il ait, sur la nature exacte des jurons et des imprécations de Pierre, des informations qui viennent d’une autre source que les évangiles mais il devrait nous en faire part pour que nous puissions juger. Il ne suffit pas, en effet, que quelqu’un jure pour qu’on puisse en conclure qu’il veut former une conjuration. Si tous les gens qui jurent avaient une vocation de conjurateurs, il y aurait sans cesse des conjurations. Non content de parler sans la moindre raison de conjuration, René Girard semble vouloir nous faire croire que ce mot est effectivement employé dans les évangiles puisqu’il déclare que «le terme s’emploie de préférence quand le groupe se donne unanimement pour but la mort ou la perte d’une individu marquant». Cela lui permet d’en conclure que Pierre ne renie pas seulement Jésus, mais cherche à faire de lui un bouc émissaire : «L’épreuve de nombreux rites d’initiation consiste en un acte de violence, la mise à mort d’un animal, parfois aussi celle d’un homme perçu comme l’adversaire du groupe dans son ensemble. Pour conquérir l’appartenance, il faut transformer cet adversaire en victime (10)».
Nous sommes déjà en plein délire interprétatif, mais René Girard nous réserve encore une autre surprise de taille. Les quatre évangélistes et, à leur suite, tous les chrétiens n’ont pas manqué d’attribuer un caractère miraculeux à l’annonce que fait le Christ du reniement de Pierre. René Girard, lui, nous apprend qu’il n’y a rien de miraculeux dans la prédiction du Christ. Il n’avait, en effet, nul besoin de faire appel à sa prescience divine pour savoir que Pierre le renierait. Ce n’est pas sa prescience qui le lui a appris, mais sa science de la théorie mimétique.
Si Jésus prévoit le reniement de Pierre, c’est, selon René Girard, parce qu’il se souvient de la réaction de celui-ci lors de deux scènes précédentes où il annoncé à ses disciples sa prochaine passion : «La première fois, Pierre ne veut rien entendre : “Dieu t’en préserve ! Seigneur ! Non cela ne t’arrivera point !” Cette réaction correspond à l’attitude de tous les disciples; au début, et c’est inévitable, l’idéologie du succès domine ce petit monde. On se dispute les meilleures places au royaume de Dieu. On se sent mobilisé pour la bonne cause. Toute la communauté est travaillée par le désir mimétique, aveugle par conséquent à la nature vraie de la révélation […]
«En cette occasion Pierre se fait sérieusement reprendre : Passe derrière moi Satan, tu me fais obstacle (tu me scandalises) (Mt 16,23). Quand on lui montre qu’il se trompe, Pierre change aussitôt de direction et il se met à courir dans l’autre sens à la même vitesse qu’auparavant. A la seconde annonce de la passion, quelques heures seulement avant l’arrestation, Pierre ne réagit plus du tout comme la première fois. Vous allez tous vous scandaliser à cause de moi, cette nuit même, leur dit Jésus : «Prenant la parole Pierre lui dit : “Si tous sont scandalisés à ton sujet, moi je ne le serai jamais.” Jésus lui répliqua : “En vérité je te le dis; cette nuit même, avant que le coq chante, tu m’auras renié trois fois”. Pierre lui dit : “Dussé-je mourir avec toi, non je ne te renierai pas…” Et tous les disciples en dirent autant» (Mt 26, 35).
La fermeté apparente de Pierre ne fait qu’un avec l’intensité de son mimétisme. Le “discours” s’est inversé depuis la première annonce, mais le fond n’a pas changé […].
«Jésus voit que ce zèle est gros de l’abandon qui va suivre. Dès son arrestation, il le voit bien, son prestige mondain s’effondrera et il ne fournira plus à, ses disciples le type de modèle qu’il a fourni jusqu’alors. Toutes les incitations mimétiques viendront d’individus et de groupes hostiles à sa personne et à son message. Les disciples et surtout Pierre sont trop influençables pour ne pas être influencés à nouveau.
«La première volte-face de Pierre n’a rien de condamnable en elle-même, bien sûr, mais elle n’est pas exempte de désir mimétique et c’est ce dont Jésus visiblement s’aperçoit. il y voit la promesse d’une nouvelle volte-face qui ne peut prendre que la forme d’un reniement, étant donné la catastrophe qui se prépare (11)».
Cette longue citation appellerait de nombreux commentaires; je m’en tiendrai à l’essentiel. Je pourrais d’abord m’étonner de voir que René Girard semble considérer qu’en suivant Jésus, les apôtres ont obéi à l’instinct mimétique. Il est certain que le mimétisme joue un grand rôle dans la constitution des sectes et dans leur fonctionnement. Mais généralement ce sont les mécréants comme moi qui assimilent le groupe formé par Jésus et ses disciples à une secte. René Girard, lui, revendique hautement son appartenance chrétienne. Or ni les évangélistes ni aucun auteur chrétien ne semble partager son point de vue. Pour eux, la force qui a rassemblé les apôtres autour du Christ ne relève évidemment pas du mimétisme : elle est d’un autre ordre.
Mais laissons de côté le problème, qui se pose continuellement, de l’orthodoxie du christianisme girardien. Ce que je veux avant tout souligner une fois de plus, c’est la perpétuelle sollicitation, pour ne pas dire la falsification des textes à laquelle se livre René Girard. Il prétend que «quand on lui montre qu’il se trompe, Pierre change aussitôt de direction et […] se met à courir dans l’autre sens à la même vitesse qu’auparavant» et il lui reproche sa «volte-face», «volte-face» qui annoncerait son reniement. Mais, si, au lieu de se fier au commentaire de René Girard, on relit les évangiles, on s’aperçoit vite que cette accusation de «volte-face» est sans fondement. Selon René Girard, Pierre réagirait de manière diamétralement opposée aux deux annonces de la passion. Mais la conversion de René Girard est, semble-t-il, encore trop récente pour qu’il ait eu le temps de se familiariser suffisamment avec les évangiles. Car il n’y a pas deux annonces de la passion, il y en a trois (Mt 16, 21; 17, 22 et 20, 17; Mc 8, 31; 9, 30 et 10, 32; Lc 9, 22; 9, 30 et 18, 37) et l’épisode que René Girard considère comme la seconde et dernière annonce n’en fait pas partie. Le Christ, en effet, n’y annonce plus sa passion (il n’a plus besoin de le faire puisqu’il l’a déjà fait trois fois), mais seulement la désertion de ses disciples et le reniement de Pierre. Il n’y a donc aucunement lieu d’opposer les deux réactions de Pierre. Il ne réagit pas différemment à la même annonce : il réagit à deux annonces différentes. Et ces deux réactions sont parfaitement naturelles. Il est tout à fait normal que, lorsque le Christ annonce pour la première fois sa passion prochaine, Pierre soit, comme les autres disciples, profondément perturbé et ait beaucoup de mal à accepter cette nouvelle. Et il est, de nouveau, tout à fait normal que, lorsque le Christ annonce à ses disciples qu’ils vont l’abandonner, ils protestent tous à qui mieux mieux. Certes ! Pierre proteste encore plus vivement que les autres, mais pourquoi prétendre que «ce zèle est gros de l’abandon qui va suivre» ? Au moment de l’arrestation du Christ, Pierre va montrer plus de courage que les autres disciples. Alors que ceux-ci abandonnent aussitôt Jésus sur le champ, Pierre le suit jusqu’à l’intérieur du palais du grand prêtre. Il va certes ! finir par succomber lui aussi, à la peur, mais il aura résisté plus longtemps.
Pour René Girard, le reniement de Pierre était «rationnellement prévisible» grâce à la théorie mimétique. Les évangélistes l’ignoraient visiblement, mais le Christ, lui, la connaissait parfaitement. Et René Girard se plaît à le souligner, si le Christ a pu prévoir par le seul raisonnement le reniement de Pierre, c’est parce qu’il a fait la même analyse que René Girard : «En le prévoyant, comme il le fait, Jésus ne fait que tirer pour l’avenir proche les conséquences de ce qu’il a observé. Jésus fait l’analyse que nous faisons nous-mêmes, en somme : il compare les réactions successives de Pierre à l’annonce de la passion pour en déduire la probabilité de la trahison. La preuve qu’il en est ainsi, c’est que la prophétie du reniement constitue une réponse directe à la seconde exhibition mimétique de Pierre, et le lecture dispose pour former son jugement des mêmes données que Jésus. Si l’on comprend le désir mimétique, on ne peut manquer d’aboutir aux mêmes conclusions. On est donc amené à penser que le personnage nommé Jésus comprend lui-même ce désir au sens où nous le comprenons (12)».
Ainsi, si Jésus prévoit le reniement de Pierre, ce n’est pas parce qu’il est fils de Dieu et Dieu lui-même, et donc capable de prévoir tout ce qui va arriver dans le monde jusqu’à la fin des temps, c’est parce qu’il est un adepte de la théorie mimétique. On pourrait, il est vrai, concilier cette explication avec celle de la prescience divine, et je m’étonne que René Girard n’y ait pas pensé. On pourrait admettre, en effet, que, grâce à sa connaissance de la théorie mimétique, le Christ n’ait pas eu besoin d’avoir recours à sa prescience pour prévoir le reniement de Pierre. Mais, pour connaître la théorie mimétique et l’avoir si bien assimilée, il fallait assurément que le Christ ait pu lire les ouvrages de René Girard deux mille ans avant leur parution.
L’hypothèse que la prédiction du reniement de Pierre ait pu être le fruit d’une déduction purement rationnelle se heurte, pourtant, à une objection apparemment insurmontable. En admettant que le Christ ait pu prévoir le reniement de Pierre grâce à la seule connaissance du mécanisme du désir mimétique, comment aurait-il pu prévoir qu’il se produirait avant que le coq chante deux fois. Ce coq, on sent que René Girard ne l’aime pas du tout et qu’il l’aurait volontiers étranglé pour l’empêcher de chanter. A propos du feu auprès duquel Pierre vient se chauffer, il a déclaré plus haut que «les détails concrets […] sont d’autant plus significatifs qu’un texte en est plus avare (13)». Cela ne l’empêche pas de vouloir maintenant escamoter le détail du coq, détail qui semble pourtant beaucoup plus significatif que celui du feu et que retiennent tous ceux qui se souviennent de cet épisode, alors qu’ils ne se souviennent pas forcément de celui du feu.
Pour René Girard, les évangélistes n’auraient pas fait un sort au coq, et il les soupçonne visiblement de l’avoir tiré de leurs chapeaux, s’ils avaient été capables de comprendre comment Jésus avait pu prévoir les reniement de Pierre : «Le seul miracle dans l’annonce du reniement ne fait qu’un avec cette science du désir qui se manifeste dans les paroles de Jésus. C’est faute d’entendre eux-mêmes jusqu’au bout cette science, je le crains, que les évangélistes en ont fait un miracle au sens étroit.
«Cette nuit même avant que le coq chante deux fois, tu m’auras renié trois fois. Une précision aussi miraculeuse dans l’annonce prophétique rejette dans l’ombre la rationalisé supérieure que l’analyse des textes permet de dégager. Faut-il en conclure que cette rationalité n’est pas vraiment là et que je l’ai simplement rêvée ? Je ne le pense pas, les données qui la suggèrent sont trop nombreuses et leur accord trop parfait […] Il faut donc se demander si les auteurs des Évangiles appréhendent jusqu’au bout les ressorts de ce désir que pourtant leurs textes révèlent.
«L’importance extraordinaire donnée au coq, d’abord par les évangélistes eux-mêmes, et, à leur suite, par toute la postérité, suggère une compréhension insuffisante. C’est cette incompréhension relative, je pense, qui transforme le coq en une espèce d’animal fétiche autour duquel se cristallise une espèce de “miracle” (14).
On le sait, une des idées-forces de la «nouvelle critique» est que les auteurs ne comprennent pas le véritable sens de leurs œuvres, ce privilège étant réservé aux tenants de ladite «nouvelle critique». René Girard pense de même que les évangélistes, ne voient pas vraiment ce «que pourtant leurs textes révèlent». Reconnaissons-le, il éprouve malgré tout un peu d’hésitation avant de conclure que les évangélistes ne comprennent pas le sens des événements qu’ils rapportent. Il est même tenté de se demander, si ce n’est pas lui qui se trompe. Mais, comme à chaque fois que cela lui arrive, il se ressaisit bien vite : «les données» sur lesquelles il s’appuie «sont trop nombreuses et leur accord trop parfait». Pourtant, et l’on retombe toujours sur la même difficulté fondamentale : s’il en est ainsi, comment expliquer que, depuis deux mille ans, jamais personne avant René Girard n’ait compris ce qui, pour lui, est tellement évident ?
Pour achever de se rassurer, René Girard compare les divers récits évangéliques et croit découvrir qu’à la différence de Marc, les autres évangélistes, sans aller jusqu’à mettre en doute le caractère miraculeux de la prédiction du Christ, semblent n’avoir recueilli cette histoire de coq qu’avec une certaine méfiance : «Les trois autres évangélistes soupçonnent, je pense, que Marc accorde au coq une importance excessive. Pour remettre ce coq à sa place, ils ne le font chanter qu’une fois mais ils n’osent pas le supprimer. Jean lui-même finit par le mentionner, bien qu’il ait éliminé l’annonce entière du reniement sans laquelle le coq n’a plus de raison d’être (15)»
Il faut le reconnaître, la lecture de René Girard, le plus souvent assommante, est, par moments, tout à fait divertissante. C’est le cas ici. René Girard n’aime pas du tout ceux qui le contredisent, et il est tout à fait plaisant de le voir prêter à Luc, à Matthieu et à Jean, la profonde antipathie que lui inspire ce coq irrévérencieux qui, par son chant moqueur, semble se rire de son interprétation. Je n’ai, bien sûr, pas lu tous ceux qui, depuis deux mille ans, ont commenté les Évangiles. Mais je crois pouvoir affirmer néanmoins qu‘aucun d’entre eux n’a jamais soupçonné que Matthieu et Luc auraient bien aimé réglé son compte au coq et que Jean ne l’a mentionné qu’avec beaucoup de réticence.
Notes
(1) Aux pages 221-242. Voir aussi Je vois Satan tomber comme l’éclair, Grasset, 1999, pp. 41-43.
(2) Ibid., pp. 41-42.
(3) Ibid., p. 42.
(4) Le Bouc émissaire, op. cit., p. 222.
(5) Ibid., pp. 222-223.
(6) Ibid., p. 222.
(7) Ibid., p. 223.
(8) Stéphane Vinolo, René Girard : épistémologie du sacré, L’Harmattan, 2007, p. 165.
(9) Le Bouc émissaire, op. cit., p. 231.
(10) Ibid., id..
(11) Ibid., pp. 231-233.
(12) Ibid., p. 233.
(13) Ibid., p. 222.
(14) Ibid., p. 235.
(15) Ibid., p. 236.
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