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08/09/2010

Le positivisme spiritualiste d’Aristote, par Francis Moury

Crédits photographiques : Gerald Herbert (AP Photo).

Rappel
Les cinq métaphysiques d'Aristote, par Francis Moury.

41wW4-UwAGL._SS500_.jpgÀ propos de Félix Ravaisson, Essai sur la «Métaphysique» d’Aristote,
un vol. in-8° de 755 pages, réédition en un seul gros volume de l’édition originale en deux volumes de 1845, couronnée par l’Institut (Académie des Sciences morales et politiques), avertissement de Maxence Caron, Éditions du Cerf, coll. La Nuit surveillée, 2007).
LRSP (livre reçu en service de presse).



Préliminaire : fragments d’histoire de la philosophie

Félix Ravaisson fonde le positivisme spiritualiste à partir de son étude d’Aristote

«Auguste Comte, cependant, entra peu à peu dans une voie toute différente de celle où M. Littré et M. Stuart Mill s’étaient engagés sur ses traces; de son positivisme primitif, il passa par degrés à une métaphysique et à une religion. […] Prend-on pour cause un idéal tout à fait en dehors de la réalité, on n’a rien qui suffise à expliquer la nature. C’est cet idéalisme contre lequel s’est élevé, non sans raison, le positivisme. Ne veut-on, au contraire, rien reconnaître de réel que le phénomène seul, comment y trouver, ainsi que le positivisme lui-même l’a établi, aucune causalité, aucune explication d’un autre phénomène ? Considérer enfin le phénomène d’un ordre supérieur comme la raison du phénomène inférieur, précisément parce qu’il présente la perfection de ce dont celui-ci n’a que le commencement, c’est nécessairement, quoique peut-être sans s’en rendre compte, sous-entendre dans la perfection une action efficace, et la théorie d’Auguste Comte, sous sa dernière forme, explique la conception de la cause finale, si ce n’est telle que l’expose l’ordinaire idéalisme, qui représente la nature d’après le type de l’art humain, telle du moins qu’on la trouve dans ce qu’on peut appeler le réalisme ou positivisme métaphysique qu’Aristote fonda, en lui donnant pour base l’idée expérimentale et supra-sensible en même temps de l’action.»
Félix Ravaisson, De l’habitude (1838, édition de 1894), suivi de Rapport sur la philosophie en France au XIXe siècle (1867, édition de 1895) et de Le Scepticisme dans l’antiquité grecque (1884) (Éditions Fayard, coll. Corpus des œuvres de philosophie en langue française, 1984), pp. 118 et 133-134.

Jules Lachelier actualise l’interprétation d’Aristote par Ravaisson

«Ainsi, de l’aveu même d’Aristote, nous ne concluons pas des individus à l’espèce, mais nous voyons l’espèce dans chaque individu; la loi n’est pas pour nous le contenu logique du fait, mais le fait lui-même, saisi dans son essence et sous la forme de l’universalité. L’opinion d’Aristote sur le passage du fait à la loi, c’est-à-dire sur l’essence même de l’induction, est donc directement opposée à celle que l’on est tenté de lui attribuer. […] Ainsi l’empire des causes finales, en pénétrant, sans le détruire, dans celui des causes efficientes, substitue partout la force à l’inertie, la vie à la mort et la liberté à la fatalité. L’idéalisme matérialiste auquel nous nous étions arrêtés, ne représente que la moitié ou plutôt que la surface des choses : la véritable philosophie de la nature est, au contraire, un réalisme spiritualiste, aux yeux duquel tout être est une force et toute force une pensée qui tend à une conscience de plus en plus complète d’elle-même. Cette seconde philosophie est, comme la première, indépendante de toute religion : mais, en subordonnant le mécanisme à la finalité, elle nous prépare à subordonner la finalité elle-même à un principe supérieur et à franchir par un acte de foi morale les bornes de la pensée en même temps que celles de la nature.»
Jules Lachelier, Du Fondement de l’induction [1871] suivi de Psychologie et métaphysique [1885] et de Notes sur le pari de Pascal [1901] (6e Éditions Félix Alcan, coll. B.P.C., 1910, tirage de janvier 1914), pp. 7 et 101-102.

Émile Boutroux : comment Ravaisson avait unifié son objet et sa méthode

«Félix Ravaisson aborda son sujet avec une entière liberté d’esprit. Il ne demanda qu’à Aristote la signification et la tendance de la doctrine d’Aristote. Mais il le lut en entier, avec un soin, une érudition, une méthode, un effort et une puissance de réflexion qu’on n’eût pas attendus d’un si jeune homme. Il aboutit à des résultats très différents de ceux que prévoyait [Victor] Cousin. Sans doute, dit-il, à l’opposé des premiers philosophes, qui prétendaient expliquer toute chose par la matière, Platon est venu montrer que la matière ne se comprend que par l’Idée. Mais Platon n’a pas dépassé le seuil du spiritualisme. Aristote montre que son Idée, qui n’est en somme que le général, laisse inexplicable un élément essentiel à l’être réel, à savoir le mouvement vers une forme déterminée, la vie avec sa finalité, l’individualité. Et il cherche le principe premier dans l’intelligence, source de l’Idée, activité véritablement suprasensible et réelle. Loin donc qu’il ait rétrogradé vers le sensualisme et le matérialisme, Aristote a, bien plus complètement que son maître, surmonté ces doctrines : il est le véritable fondateur de la métaphysique spiritualiste.»
Émile Boutroux, Nouvelles études d’histoire de la philosophie, § La Philosophie de Félix Ravaisson [1900] (Éditions Librairie Félix Alcan, coll. B.P.C., 1927), pp.195-196.

Henri Bergson : aux sources du bergsonisme, un fil rouge positiviste spiritualiste reliant Aristote à Ravaisson

«Car l’opposition qu’il établit ici entre Platon et Aristote, c’est la distinction qu’il ne cessa de faire, pendant toute sa vie, entre la méthode philosophique qu’il tient pour définitive, et celle qui n’en est, selon lui, que la contrefaçon. L’idée qu’il met au fond de l’aristotélisme est celle même qui a inspiré la plupart de ses méditations. A travers son œuvre entière résonne cette affirmation qu’au lieu de diluer sa pensée dans le général, le philosophe doit la concentrer sur l’individuel. […] «La peinture, disait Léonard de Vinci, est «chose mentale». Et il ajoutait que c’est l’âme qui fait le corps à son image. […] Comment ne pas être frappé de la ressemblance entre cette esthétique de Léonard de Vinci et la métaphysique d’Aristote telle que M. Ravaisson l’interprète ? […] Toute la philosophie de M. Ravaisson dérive de cette idée que l’art est une métaphysique figurée, que la métaphysique est une réflexion sur l’art, et que c’est la même intuition, diversement utilisée, qui fait le philosophe profond et le grand artiste. […] La thèse sur L’Habitude, comme d’ailleurs L’Essai sur la Métaphysique d’Aristote, eut un retentissement de plus en plus profond dan le monde philosophique».
Henri Bergson, La Pensée et le mouvant – Essais et conférences, § IX, La Vie et l’œuvre de Ravaisson 1813-1900 [1904 puis 1932] (91e Éditions P.U.F. coll. B.P.C. 1938-1975), pp. 259-267.

L’Essai sur la Métaphysique d’Aristote comme moyen-terme entre le positivisme et le spiritualisme dans l’histoire de la philosophie française

Les extraits ci-dessus manifestent assez – des points de vue critique et technique de l’histoire de la philosophie – la manière remarquable par laquelle Félix Ravaisson (1813-1900) fut à l’origine de deux évènements distincts mais convergents : d’une part, la fondation de l’histoire française moderne de la philosophie, et d’autre part, celle du courant positiviste spiritualiste qui, comme son nom l’indique, allie le positivisme de Comte au spiritualisme, en réunissant désormais sous cette rubrique les principaux noms, dans l’ordre chronologique, de Ravaisson, Lachelier, Boutroux et Bergson.
L’occasion de ces deux fondations fut un concours organisé en 1832 par l’Institut, sur proposition de Victor Cousin, récompensant d’un Prix la meilleure étude générale du système d’Aristote. Il ne s’agissait pas seulement de savoir ce qu’il était, il s’agissait aussi de savoir ce qu’on en pouvait conserver et ce qu’on devait en critiquer au temps présent. On peut s’en étonner en songeant à l’immense influence qu’avait eue sur l’université parisienne le Stagirite mais il faut savoir que le système d’Aristote avait été, depuis le moyen-âge, progressivement méconnu, travesti, déformé. Au point que Victor Cousin et l’Institut avaient cru nécessaires de faire justice des accusations de sensualisme et de matérialisme qu’on portait à son encontre, à la lumière des récents progrès philologiques venus d’Allemagne. En effet, l’Académie de Berlin venait de publier en 1831 les trois premiers volumes de la célèbre édition Bekker contenant le texte grec original d’Aristote, certaines de ses traductions latines, et certains de ses principaux commentaires grecs. Ravaisson remporta le prix en 1835 et transforma deux ans plus tard en 1837 son manuscrit en mémoire imprimé. Ce premier volume contenait la description du système et une traduction de nombreux extraits, soutenues par les citations constantes du texte original grec en notes, par des discussions philologiques brèves mais étayées et pertinentes. De 1837 à 1846, il travailla au second volume, qui est une interprétation philosophique monumentale du système lui-même et une étude de sa place dans l’histoire générale de la philosophie antique jusqu’à Proclus : les conséquences morales, politiques, sociales du système sont historiquement pesées dans cette quatrième partie. Ce second volume paru en 1846 [selon Bergson, Léon Robin et Charles Devivaise] (1) ou en 1845 [selon Caron]. Ravaisson prévoyait d’en publier un troisième puis un quatrième qui ne virent pas le jour mais dont il nous reste un certain nombre d’éléments, notamment les admirables Fragments du tome III : Hellénisme, Judaïsme, Christianisme chez Vrin, en coll. B.T.P., dans l’édition établie en 1953 par Ch. Devivaise. Le projet final de Ravaisson, tel qu’il l’annonçait en 1846, était d’interpréter l’ensemble de l’histoire de la philosophie à la lumière du dynamisme spirituel, métaphysique, qu’il avait mis au jour dans l’aristotélisme. Devivaise cite la p. VI du second volume de l’édition originale de l’Essai : «Le troisième [volume] contiendra l’histoire de la Métaphysique, dans le Judaïsme, le Christianisme et l’Islamisme, en Orient et en Occident jusqu’à la fin du moyen âge. Le quatrième volume contiendra l’histoire de la Métaphysique dans les temps modernes et la Conclusion de tout l’ouvrage.»
Projet grandiose dont les Fragments restituent de fulgurantes intuitions, décomposées en formules tantôt synthétiques tantôt analytiques, toujours historiquement et philologiquement étayées mais aussi portées par une pénétrante intuition métaphysique, et dans lesquelles il faut voir l’origine des travaux d’histoire de la philosophie de Ravaisson lui-même (à commencer par son Rapport de 1867 sur la philosophie en France au XIXe siècle), de Jules Lachelier, d’Émile Boutroux (qui, outre son enseignement à la Sorbonne, ses conférences, ses admirables Études d’histoires de la philosophie de l’antiquité à 1920 environ, prolongea le rapport de son maître par son propre rapport sur La Philosophie en France depuis 1867 et rendit directement hommage à ses maîtres Ravaisson et Lachelier par deux admirables études reprises dans ses Nouvelles études d’histoire de la philosophie), de Bergson (la conférence prononcée à Bologne en 1911 sur L’Intuition philosophique comme source première de l’histoire de la philosophie, reproduite dans La Pensée et le mouvant). Plus près de nous, comment ne pas voir que les travaux d’histoire de la philosophie d’un Lucien Lévy-Bruhl (sur Comte par exemple; peut-être Lévy-Bruhl a-t-il écrit la meilleure étude jamais parue en France sur Comte et il serait grand temps de la rééditer), d’un Henri Gouhier (sur Comte bien sûr, inclus dans sa grandiose histoire philosophique du sentiment religieux en France), d’un A.-J. Festugière et d’un P.-M. Schuhl (antiquité grecque), d’un Étienne Gilson (Moyen Âge) et d’un Claude Tresmontant (philosophie de la religion), découlent directement de la méthode et de l’esprit de Ravaisson ?
Au début du XXe siècle, une partie de l’élite universitaire se détourna du positivisme spiritualiste. Léon Robin ne cite pas une seule fois Ravaisson dans sa thèse monumentale de 1908 sur La Théorie platonicienne des Idées et des nombres d’après Aristote (1908). Son maître Octave Hamelin le citait, en revanche, à quatre reprises avec sympathie dans son Système d’Aristote, série de cours donnés à l’E.N.S. et scrupuleusement édités (sauf quelques lacunes, notamment dans l’index alphabétique où il manque ces quatre références à Ravaisson) après sa mort par le même Léon Robin en 1920. Robin ne cite pas davantage Ravaisson, sauf son unique mention bibliographique déjà signalée en note, dans son assez complet Aristote de 1944. Si Robin était platonisant et voulait tirer Aristote vers le platonisme (2) son maître Hamelin ne pouvait pas être soupçonné d’une telle volonté. Son respect de la pensée d’Aristote est, en effet, admirable : qu’on compare les sections rédigées par Ravaisson puis par Hamelin sur l’histoire des écrits d’Aristote et la constitution du corpus aristotélicien, notamment la constitution du corpus nommé dorénavant Métaphysique, ou bien encore sur la théologie d’Aristote, et on verra aisément qu’Hamelin reprend la méthode de Ravaisson, avec une rigueur confortée par une documentation philologique naturellement supérieure mais avec la plus belle fidélité et des conclusions souvent proches, par exemple celle sur la logique comme forme de la science où Hamelin donne raison à Ravaisson contre Zeller.
Par un étrange détour, survenu à la fin des années 1930, Alain (alias Émile Chartier) renverse l’intuition ravaissonienne; il ne craint pas d’écrire, le 21 avril 1939,dans son Avertissement au lecteur qui ouvre son sévère et beau volume Idées – Introduction à la philosophie : Platon, Aristote, Descartes, Hegel, Comte (3), que «l’Aristote des temps modernes»… c’est Hegel ! On attendait d’un si fervent comtien qu’il écrivît «Comte». Alain, après s’être excusé de n’avoir pas traité autant d’Aristote qu’il l’aurait voulu, fait ensuite un parallèle historique entre Hegel éducateur de l’élite allemande au moment même où Comte est l’éducateur de l’élite française. Parallèle chronologiquement exact qu’il serait malvenu de vouloir discuter mais qui ne suffit pas vraiment à nous consoler ni à nous convaincre que Hegel soit considéré comme un moyen-terme entre Aristote et Comte. Hegel aurait, sans doute, estimé que cette phrase d’Alain était une savoureuse ruse de la raison ! Pourtant il faut se rendre à l’évidence : Hegel appartient à la lignée idéaliste fondée par Platon, Comte appartient à la lignée positiviste (et positiviste spiritualiste, bien entendu) fondée par Aristote. Le rationalisme à tendance idéaliste d’Alain – rationalisme ambitieux, exigeant, de valeur et constamment nourri d’une admiration fervente pour le fondateur du positivisme (4) – soutient cette tentative intéressante d’assimiler Aristote et Hegel, mais c’est une assimilation analogique. Or il faut se méfier de la connaissance par analogie.
Ravaisson revient en grâce en 1962 lorsque le plus grand exégète aristotélicien du XXe siècle, Pierre Aubenque, Le Problème de l’être chez Aristote (Éditions P.U.F., coll. B.P.C., 5e éd. 1962-1983), tient à qualifier d’emblée d’admirable la synthèse de Ravaisson, dans l’Avant-propos qui constitue, comme on le sait, un résumé critique par Aubenque des études aristotéliciennes des origines à 1960. La seule critique précise qu’Aubenque prodigue, dans la suite de son épais volume, à Ravaisson concerne (op. cit., p. 199) la question – il est vrai, importante - de l’analogie. Quant à la remarque un peu ironique d’Aubenque (p. 7) concernant la place excessive accordée à Plotin et Schelling dans l’Essai sur la Métaphysique d’Aristote, elle nous semble inexacte. Il suffit, pour faire justice du premier point concernant le néoplatonisme, de relire le fragment de Ravaisson édité par Devivaise (op. cit., p. 47) : «Malgré l’immense circuit qu’il embrasse, malgré tant de détours et de délais inutiles, le néoplatonisme est venu tomber épuisé au pied de la Métaphysique péripatéticienne. C’est la dernière phase de la philosophie de l’antiquité. Le cycle qu’il lui a été donné de parcourir est accompli, il se ferme au point même où l’aristotélisme l’avait brisé, en ouvrant à la pensée une nouvelle et plus vaste carrière.» Quant au second point concernant Schelling, le grand philosophe allemand de l’idéalisme objectif, Devivaise avait déjà précisément montré en 1953 (op. cit., pp. 12 et sq.) aux paragraphes II et III de son Introduction aux Fragments du tome III, en quoi la pensée de Ravaisson lui doit certaines inspirations, en quoi elle est originale. Les points communs ne concernent pas, de toute manière, l’analyse technique par Ravaisson de la Métaphysique d’Aristote mais plutôt la manière dont cette Métaphysique est ensuite comprise dans le cadre d’une histoire générale de la philosophie qui doit aussi être une histoire des religions, philosophie et religion étant étudiées comme faits objectifs et historiques, succession réelle d’êtres constitués par un mouvement qu’il s’agirait de définir en remontant à sa source, en découvrant sa dynamique.
L’Essai sur la Métaphysique d’Aristote de Ravaisson demeurait, par-delà ces citations, ces critiques ou ces silences, une référence mythique à nos yeux mais devenue curieusement inaccessible. Le temps passait et les deux volumes de l’édition originale (ou ceux de sa réédition de 1913) devenaient hors de prix, uniquement consultables en bibliothèque universitaire. Comment un tel monument pouvait-il demeurer oublié des éditeurs philosophiques français alors qu’il avait non seulement réorienté d’une manière déterminante les études aristotéliciennes en France mais encore donné naissance à un courant philosophique de première importance ? Cette réédition de 2007 en un seul volume – dont nous n’avons appris l’existence que tardivement, d’où le délai excessif de trois ans entre sa parution et notre chronique - nous permet de cesser de nous poser ces deux obsédantes questions. Elle marque en outre un progrès matériel par rapport à l’édition originale : sa présentation en un unique volume augmente naturellement sa commodité de consultation.
Il faut souhaiter qu’on ne s’en tienne pas là et que les œuvres complètes de Félix Ravaisson soient bientôt accessibles et dotées de l’apparat critique nécessaire à sa pleine réception contemporaine. Dans la foulée, il faut également souhaiter que les œuvres complètes des positivistes spiritualistes dans leur ensemble, soient organiquement rééditées. On doit pouvoir, à nouveau, disposer des œuvres complètes d’un Ravaisson, d’un Lachelier, d’un Boutroux. Il n’est pas normal que seul leur héritier Bergson soit aujourd’hui intégralement édité, y compris ses cours de jeunesse (ceux donnés à Clermont-Ferrand et au lycée Henri IV à Paris) si riches et intéressants. Il y a une solidarité métaphysique qui s’est historiquement constituée entre ces penseurs et qui est rompue tant qu’on n’est pas en mesure de la reconstituer en les lisant dans l’ordre chronologique de l’histoire de la philosophie. Et bien sûr, on devrait disposer aussi de celles d’un autre de leurs héritiers, le si personnel et brillant Émile Meyerson qui se revendiquait aussi bien de Boutroux que de Duhem, de Poincaré que de Bergson dans l’Avant-propos [juin 1907] de son Identité et Réalité. Meyerson dont Alexandre Koyré se voulut à son tour le disciple… Meyerson… ce contemporain de Bergson qu’on ne pouvait pas se passer d’avoir lu si on voulait se présenter rue d’Ulm avant-guerre mais dont ont attend encore aujourd’hui une édition critique des œuvres complètes ! Des professeurs tels que Louis de Broglie, Émile Bréhier ou Jean Wahl pouvaient encore aisément reconstituer une telle lecture chronologique grâce à leurs bibliothèques d’avant-guerre. Souhaitons que la possibilité en soit, un jour prochain, accordée au jeune étudiant français ou francophone de notre temps, tant l’importance métaphysique du positivisme spiritualiste demeure fondamentale. Au moment d’émettre ce souhait, nous réalisons d’ailleurs que le fondateur du positivisme, Auguste Comte lui-même, est encore aujourd’hui privé d’une telle édition critique de ses propres œuvres complètes alors que sa statue orne depuis un siècle la Place de la Sorbonne. Une telle édition serait non moins urgente puisque du positivisme au positivisme spiritualiste, la conséquence est aussi bonne que de l’aristotélisme au positivisme.

Nota bene terminologique
Le présentateur Maxence Caron n’a pas prévenu le lecteur d’une différence sémiologique qui saute aux yeux : Ravaisson ne cite pas les livres de la Métaphysique en utilisant les lettres (majuscules et minuscules) de l’alphabet grec ancien, comme c’est aujourd’hui l’usage, mais des chiffres romains en majuscules. Ce n’est pas trop grave car la p. 754 de la Table des matières restitue une correspondance rigoureuse entre les deux systèmes de notation, à l’occasion de la présentation de la table de la Seconde partie intitulée Analyse de la Métaphysique.

Notes
(1) Cf. Bergson, op. cit., p. 231, Léon Robin, Aristote, § Bibliographie, IV, 8 (Éditions P.U.F., coll. Les Grands philosophes 1944, p. 308) et Charles Devivaise, op. cit. infra, p. 9. Nous tendrions plutôt, faute d’avoir l’édition originale sous la main, à croire Bergson, Robin et Devivaise plus matériellement susceptibles de l’avoir sous la leur, en étant plus proches temporellement. Il y eut une réédition de L’Essai sur la Métaphysique d’Aristote en 1913, également en deux volumes, si on en croit les mentions bibliographiques (incomplètes car l’éditeur n’est pas répertorié) signalées par J. Tricot, Traité de logique formelle, § Bibliographie, 3e éd. Vrin conforme à la première, 1928-1973, p. 10 et par Léon Robin, La Pensée grecque et les origines de l’esprit scientifique (Édtions Renaissance du livre, coll. L’Évolution de l’humanité vol. 13, 1923, p. 467).
(2) Cf. les belles remarques philologiques et métaphysiques de Francis Pasche, Le Sens de la psychanalyse, § Le Vase d’étain – Réalisme et métapsychologie (Éditions P.U.F., coll. Le Fil rouge, 1988, pp. 174 et 185, initialement paru dans le volume collectif Métapsychologie et philosophie (Éditions Les Belles lettres, coll. Confluents psychanalytiques, 1984).
(3) Édition originale Paul Hartmann [1939] puis réédition U.G.E., coll. 10/18 [1964].
(4) Cf. Jacques Muglioni, Auguste Comte, un philosophe pour notre temps, chapitre intitulé Alain lecteur de Comte (Éditions Kimé, 1995, pp.133-148). Muglioni cite une autre analogie, moins formelle celle-là, établie entre Aristote et Comte par Alain, à savoir que leurs philosophies sont «explicites». Le terme est bien choisi et on peut utilement méditer dessus. Muglioni pointait d’emblée, dans sa propre préface, une autre analogie, interne à l’histoire des pensées d’Alain lui-même : qu’il a été le premier «inlassable» lecteur de Hegel et de Comte en France. Le terme est, également, très bien choisi.