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09/09/2010
Lettres de Léon Bloy à Paul Jury
Crédits photographiques : Sebastian Escobar (Reuters).
Léon Bloy dans la Zone.
À propos de Lettres à Paul Jury de Léon Bloy, texte édité et présenté par Michel Brix, Éditions Du Lérot, Tusson, 2010.
LRSP (livre reçu en service de presse).
«Il faut avoir été soûlé de douleur pour se lever d’entre les morts.»
Lettre à Paul Jury du 27 mars 1896.*
Un de ces innombrables piètres lecteurs sévissant sur la Toile expliquera peut-être, par de ridicules motifs psychologiques, l’étrange ennui qui a été le mien en commençant à lire l’édition, pourtant impeccable, que Michel Brix a donnée des Lettres à Paul Jury de Léon Bloy. Le travail minutieux que préfacier et éditeur nous proposent dans ce beau volume n’y est pour rien bien évidemment puisque c’est la prose elle-même de Léon Bloy qui m'est devenue insupportable, exception faite de quelques très grands ouvrages aussi bizarres que géniaux comme l’Exégèse des lieux communs, Le Sang du pauvre, Dans les ténèbres, L’Âme de Napoléon, Sueur de sang ou encore Le Salut par les Juifs. Peut-être ai-je beaucoup trop lu le Mendiant ingrat, découvert après Bernanos et par l’entremise de ce dernier (grâce à son texte intitulé Dans l'amitié de Léon Bloy).
Peut-être, sans doute même ai-je aussi beaucoup trop lu d'articles, d'études, de livres entiers consacrés à Léon Bloy, dont la moindre virgule est discutée à l’infini par une poignée de ces commentateurs fanatiques que Roberto Bolaño a si excellemment décrits dans 2666. Émile Brami, dans un roman que quelques virgules céliniennes seulement sauvent de l'insignifiance, nous apprend même que c’est dans cette corporation de séides ayant voué leur corps et leur âme à la très stricte obédience de… (mettez ici le nom de l’auteur de votre choix) que l’on peut recruter des meurtriers pétris d’un idéal qui, purement littéraire, peut à l’occasion se révéler assommant, voire tuant. Ce sont les commentateurs d’un écrivain, des plus crétins aux plus savants (pour Bloy, l’excellent Pierre Glaudes), qui parviennent presque toujours à me rendre ce dernier fade ou insupportable, qu’il soit vivant (Renaud Camus, Gabriel Matzneff) ou mort, comme avec Léon Bloy et aussi Georges Bernanos. Les textes du Grand d’Espagne paraissent toutefois, chance ou malchance allez savoir et malgré le fait que son premier roman est au programme de l'agrégation de lettres modernes, moins sujets que ceux de Bloy au tripotage hagiographique, au commentaire sans fin et au bouturage compulsif d’accent circonflexe qui sont le triste apanage de tant d’auteurs disséqués par des souris, et même des rats de laboratoire qui infatigablement grignotent ce qui leur résiste. Leur rêve secret est d’en venir à bout, de réduire à quelques miettes la grande œuvre sur laquelle ils aiguisent leurs petites dents de placides rongeurs : bien rares finalement sont ceux qui sont animés d’un réel amour de l’œuvre qu’ils devraient servir plutôt que de la faire servir, par exemple à l’avancement de leur carrière universitaire. Tous hélas, nous avons connu de ces accapareurs, dont le talent d’exégète est souvent inversement proportionnel à leur habileté à jeter le grappin sur l’auteur providentiel qu’ils essaieront de vider de sa substance pendant des années. Ainsi s’étanchent de petites faims, dont ces lamproies d’élevage ne connaissent d’ailleurs pas l’origine. La voici : ces nains refusent autant qu'ils la détestent la grandeur.
Processus avançant de concert avec ce dégoût, de plus en plus affirmé, que j’éprouve pour la petite garde rapprochée d’un écrivain : ce sont les confessions qu’un auteur fait sur lui, sa propre vie scrutée sans relâche, qui me font systématiquement bâiller d’ennui. Qui affûte son propre regard en le dirigeant, la main en visière, sur le rebord de son nombril ou sur son prépuce décalotté, qui expose, toutes les fois qu'il le peut, publiquement, sa dilection pour quelques mâles à la pilosité surnuméraire dont le regard est aussi brillant d'intelligence que celui d'une sole meunière exposée au soleil marocain pendant une semaine, qui nous entretient, comme le si in-nocent Renaud Camus, durant un livre entier ou presque, de la déconfiture d'une de ses bourses, celui-là ne doit tout de même pas être un romancier puissant, préoccupé par le seul désir impératif de donner vie à une réalité purement littéraire, d’embrasser dans ses mots la totalité de la création. Les noms que j’ai cités plus haut peuvent être répétés même si, ici ou là, quelque exception confirmera la règle comme il se doit : il y a de grands exemples de journaux littéraires (comme celui de Gustaw Herling, intitulé Journal écrit la nuit), pas uniquement préoccupés par l’enchaînement bourgeois des culbutes avec des post-adolescentes décérébrées et les problèmes de chaufferie et d’isolation, quand ce n'est pas par le cataclysme esthétique provoqué par le lâche relâchement d'une malheureuse couille un peu trop attirée par la force de gravité.
Volonté donc de venir ou revenir à des œuvres torrentielles, les seules qui comptent dans une vie de lecteur en fin de compte, et de faire mien le triste constat de Bolaño (toujours dans 2666) qui s’étonnait que les lecteurs préféraient des textes mineurs, nettoyés comme des porcelaines précieuses, quand ils pouvaient se plonger dans des livres démesurés, mal fichus, se fichant des canons universitaires, dont des passages entiers pouvaient être ennuyeux, auraient pu être raturés, rageusement, par le stylo rouge d’un éditeur.
Trêve de naïveté ou de vision trop tranchée (bloyenne ?) de la si subtile réalité : je sais bien que la fortune critique d’un auteur est un passage obligé pour la pérennité de son œuvre, elle est aussi ce qui lui permet, une fois mort le plus souvent, de toucher de nouvelles âmes mais enfin, je doute que nous puissions mettre en balance les cris de désespoir d’un écrivain contraint de mendier son pain avec le brillant exercice de quelque thésard ou docteur en lettres modernes ! Les lettres adressées à Paul Jury sont toutes pleines de ces cris lamentables qui seront disséqués par les doctes : «Je suis poursuivi & je ne trouve pas une lueur de miséricorde. Dans dix jours, faute de quelques cent francs, j’aurai l’huissier, peut-être plusieurs huissiers, & ce sera la fin. Les bons catholiques qui laissent exiler ou torturer ceux qui combattent pour l’Église pourront illuminer. Ils seront débarrassés de moi, enfin» (lettre du 17 mars 1903, p. 255).
C’est à vrai dire l’œuvre tout entière de Léon Bloy, correspondance (avec Philippe Raoux, Pierre Termier, Henri de Groux, etc.) comprise qui peut à bon droit être analysée comme un seul et unique texte, prodigieux si l’on considère ses sommets et ses gouffres, que nous n’avons pas fini d’explorer. Ainsi, c’est la vue d’ensemble que je suis parvenu à avoir après quelque quinze années de lecture des textes de Bloy qui me le rend attachant et, quoi que j'écrive, vital, et ce sont les détails qui me le rendent insupportable, détails particulièrement visibles dans ses lettres et son journal (et que dire de la version inédite de ce dernier !). Les lettres à Paul Jury, dont la bizarre carrière est bien expliquée par Michel Brix, fourmillent de ces détails qui ont vite fait de constituer la signature de Bloy : exposition des continuelles misères qui assaillent l’écrivain prodigieux et sa famille, certitude qu’il a une mission à accomplir et que ses tribulations ne sont que les preuves douloureuses de la grandeur de sa destinée, égale conviction qu’il ne peut se tromper (1), retape lancinante auprès de toutes celles et ceux qu’il estime être ses débiteurs, exécrations lumineuses, noires fulgurances comme celle-ci, dont la métaphore m’a particulièrement frappé : «Aussitôt après la dernière ligne [de l’Exégèse des lieux communs], c’est-à-dire dans un ou deux mois, je commencerai autre chose, en rétrécissant mon cercle & me rapprochant un peu plus de Dieu, chaque fois, comme je le fais depuis dix ans» (lettre du 22 novembre 1901, p. 128).
Et puis il y a l’irrésistible humour qui est celui de Bloy, humour parfaitement noir qui finalement contrebalance mon ennui de lire ce butor inspiré, lorsqu’il moque les jésuites à l’ordre duquel, à l’époque du moins, Paul Jury appartient encore, lorsqu’il évoque le projet d’écrire un livre… «gai» (p. 294), lorsqu’il signale à son correspondant que huit cents exemplaires de son Salut par les Juifs qualifié d’«immense effort d’intuition herméneutique» gisent «sous une épaisse couche de poussière, depuis environ 7 ans, entre des robinets & des appareils pour cabinets d’aisances, chez M. Adrien Demay, 63, rue de Fontainebleau à Gentilly » (lettre du 17 mai 1901, p. 89) (2), ou lorsque nous apprenons qu’un exemplaire de La Femme pauvre fut envoyé par l’auteur au jury de l’académie de Stockholm chargé de récompenser du prix Nobel «celui qui aura produit l’ouvrage littéraire le plus remarquable dans le sens de l’idéalisme» (cf. p. 142), puis qu’une lettre fut envoyée par un des amis de Léon Bloy, René Martineau, à Sully Prudhomme, lauréat dudit Prix récompensé d’une somme de 200 000 francs qu’il décida d’attribuer à divers écrivains tout aussi idéalistes que le Mendiant ingrat, lettre ayant pour but d’exposer la grande misère de l’écrivain à l’homme de lettres, heureusement oublié de nos jours !
On se doute que ces deux démarches restèrent lettres mortes, puisqu’il n’était décidément pas permis que Léon Bloy pût vivre à peu près décemment de ses livres ! Imaginez un peu si, de nos jours, le plus grand bloyen vivant, que je n’ai pas besoin de nommer puisque tout le monde connaît le nom de cet homme qui a arrêté d’écrire et a toutefois besoin de le faire savoir grâce à un nouveau livre, imaginez un peu cet écrivain de feu qui naguère conversa banalement, dans une grotte de Patmos, avec celui qui rédigea l’Apocalypse, imaginez cet écrivain ayant déclaré avec beaucoup de justesse qu’en «prenant l’œuvre de Bloy à la lettre, on pourrait devenir un saint» et ayant soutenu qu’il avait «mis beaucoup de Bloy dans [s]on vin», imaginez cet écrivain demandant, quémandant, implorant que tel plateau d’émission télévisée le reçoive pour qu’il puisse faire la publicité de ses livres décrivant la beauté des femmes, la nullité du monde littéraire contemporain acoquiné avec la Presse et, bien sûr, sa propre grandeur que la postérité a déjà consacrée à ses yeux ! Imaginez un seul instant la scène cocasse qui verrait le seul et unique héritier de Léon Bloy faire de la retape pour ses livres ! Bien évidemment, c'est rigoureusement impossible, ab-so-lu-ment, comme l'écrit Matzneff, im-pos-sible ! Comment pourrions-nous imaginer une seule nanoseconde que, par un mystérieux décret de la Providence, l’écrivain ayant écrit que Léon Bloy avait rendu ingrats les curés de la Salette puisse être reçu et, ainsi, se révéler n’être qu’un bloyen de commande, un imprécateur de boudoir, un pamphlétaire mensualisé par son ancien éditeur ? Autant imaginer, n’est-ce pas, Zola signer un chèque de 10 000 francs pour atténuer la misère de celui qui eut bien raison de l’éreinter toutes les fois qu’il le put…
L’humour de Léon Bloy, c’est d’ailleurs l’une de ses marques les plus spécifiques, atteint souvent un caractère d’intolérable moquerie : l’écrivain rit de tout, même d’une catastrophe de grande ampleur comme celle qui eut lieu en Martinique en 1902, que Bloy, fidèle à sa lecture symbolique des signes divins, interprète comme le poème de Dieu dont il fait en somme un collègue de plume à peine plus doué que lui : «De quoi me plaindrais-je, d’ailleurs ? Dieu que je viens de nommer est encore plus méprisé & plus mal payé que moi. Après le Bazar de charité, la Martinique. Ce sont là, pourtant, des poèmes, assez lisiblement signés. Eh ! bien (sic), l’auteur n’obtient même pas qu’on le reconnaisse pour tel. C’est stupéfiant» (lettre du 23 mai 1902, p. 197). Il est vrai que, à la date du 22 mai, nous trouvons dans le Journal inédit (Lausanne, L’Âge d’homme, t. II, 1896-1902, 2000, p. 1373), des propos que nous pourrions juger parfaitement inadmissibles et monstrueux et qui, de nos jours, à notre époque si vertueuse, lui auraient très probablement attiré bien des condamnations, pas seulement de pure forme : «Nouvelle éruption plus terrible. Question. L’usage du four crématoire était-il en vigueur à la Martinique ? Les éruptions équivaudraient-elles à ceci : «Vous voulez qu’on vous incinère, voilà !» (p. 199).
Voici finalement que je ne m’ennuie plus du tout à mesure que j’avance dans ce volume de lettres (dans lequel je retrouve d’ailleurs le bloyen très érudit qu’est Émile Van Balberghe), notant de beaux passages sous la plume de l’écrivain, comme celui-ci : «Le recueillement parfait, la paix intérieure & extérieure si nécessaire à mes travaux, je ne l’ai pas. Ma pauvre pendule s’arrête & j’ai la douleur de ne pas accomplir mon œuvre, faute d’une infinitésimale partie de ce qui est horriblement dissipé par tant de chrétiens que la gloire de Dieu n’intéresse pas» (lettre citée, p. 197) ou cet autre, étonnant dans sa métaphore guerrière (mais une guerre d’opérations spéciales, de l’ombre, une sale guerre menée par un soldat d’élite), où Bloy évoque son regret de n’avoir pu mettre son don d’écrivain au service d’une cause ou d’un parti pour lesquels il se fût sans doute donné corps et âme, comme un tueur investi d’une tâche surnaturelle, séide au service exclusif et fanatique d’un Vieux de la montagne : «L’histoire des PP. Augustins de l’Assomption vous est connue aussi. Ils savaient qui j’étais, ceux-là, m’ayant accueilli chez eux familièrement il y a plus de 25 ans, lorsque ma vie littéraire n’avait même pas commencé. Ils savaient, avant tout le monde & peut-être mieux que personne, quelle puissante machine de guerre je pouvais être au service de la vérité. Ils disposaient de ressources immenses. Leur devoir strict eût été de m’armer formidablement, de m’utiliser avec honneur. Ils ont trouvé plus expédient de m’abandonner, de me dévouer à la mort, de me laisser, dix ou quinze ans, dans l’occasion prochaine du désespoir, préférant à la moelle généreuse dont j’aurais pu fortifier ce pauvre monde en agonie, les niaiseries sentimentales, débilitantes & avilissantes du journal La Croix» (lettre du 18 août 1901, p. 110). Mais l’écœurement, l’aigreur sont de trop formidables hyènes et, de guerre lasse, les cris de Léon Bloy se multiplient (3) et atteignent une véritable beauté dans le constat, implacable, de l’échec : «Je le confesse, j’ai souvent espéré, à cause de la puissance de la parole que Dieu m’avait conférée, de traîner vers lui des multitudes. Vous savez ce qui s’est réalisé de ce rêve. Quelques âmes seulement, quelques pauvres & chères âmes conquises» (lettre du 9 décembre 1902, p. 241).
Notes
* L’extrait cité en exergue se trouve à la page 75 de notre ouvrage.
(1) Paul Jury, revenant en 1944 (dans le cahier Résurrection) sur le jugement que Léon Bloy avait porté, dans une lettre datée du 13 avril 1901, sur le jeune adolescent qu’il fut au moment de venir rencontrer l’auteur du Désespéré, un livre qui l’avait ébloui, affirmera : «il aurait éclairé le Pape sur la valeur d’une définition ex cathedra» (cité en note page 83 de notre ouvrage).
(2) Le passage entier vaut d’être cité : «Mettez-vous bien en face de ceci que ce livre qui est, je crois, le plus important de mes livres, cet immense effort d’intuition herméneutique dont la lecture ne serait peut-être pas sans profit pour beaucoup de prêtres dont l’ignorance étonne, Le Salut par les Juifs enfin, gît sous une épaisse couche de poussière, depuis environ 7 ans, entre des robinets & des appareils pour cabinets d’aisances, chez M. Adrien Demay, 63, rue de Fontainebleau à Gentilly.»
(3) Comme celui-ci : «À cette époque, celle du Désespéré, je me sentais fort comme Bonaparte à Marengo, capable de gagner toutes les batailles. Un courant irrésistible aurait pu être déterminé par moi. N’ayant pas à lutter chaque jour contre la famine & toutes les horreurs de la misère, assuré de l’appui matériel et moral d’un Ordre puissant, quelle n’eût pas été ma force ? Songez que Huysmans est devenu une espèce de chef d’école, d’oracle plutôt, agissant avec certitude sur beaucoup d’âmes – Huysmans !» (lettre du 22 avril 1903, p. 265).