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10/10/2010
La voix de la nuit de Marcel Beyer
Cette critique, ici légèrement modifiée, a initialement paru dans cette note.
Car il ne s'agit plus, face à de pareilles images [d'une violence extrême, ici], de s'interroger avec le poète, sur notre capacité à évoquer la puissance toute romantique du Mal (1) :
«Mais comment chanter les dégoûts,
La fièvre du mal, sa naissance ?
Il est vain d’en feindre l’absence,
Nous les retrouverons partout.»
Il s'agit d'inventer la langue même de la haine ordinaire, cette écriture barbare que Roberto Bolaño (2) imagine être pratiquée par une école abjecte que l'on dirait sortie tout droit d'une modernité devenue actionniste, autrement dit malade, désireuse non seulement de détruire la beauté qui l'entoure et qu'elle hait, mais elle-même, dans un geste réellement satanique de dévoration de ses propres membres et substance.
Cette langue est celle-là même que recherche, jusque dans le gosier ouvert au scalpel de pauvres diables qui lui servent de cobayes, Hermann Karnau dans un roman sombre et étrange de Marcel Beyer, intitulé Voix de la nuit (3) : «C’est peut-être comme cela, strate après strate, que l’on approche du mystère, même si on ne le résoudra pas de cette manière : la vie durant, on utilise la langue comme un instrument en pensant qu’il s’agit d’une espèce de disque plat, vu que, dans la bouche, on n’en sent que la partie supérieure quand elle touche le palais et que, dans un miroir, on n’en voit que le bout» (p. 49).
Cette recherche frénétique, qui ne peut s'embarrasser d'aucune faiblesse ni même considération morale (4) qui, dans le cadre d'une recherche scientifique, apparaîtraient déplacées, n'a qu'un seul but : «Rien d’étonnant pense ainsi Karnau, à ce que l’on veuille placer ce quelque chose d’insaisissable que l’on nomme l’âme dans la voix humaine. Haleine façonnée, souffle : tout ce qui constitue l’homme. Les cicatrices forment ainsi sur les cordes vocales un registre d’événements marquants, d’éruptions acoustiques, mais aussi de silences. Si seulement on pouvait les explorer avec les doigts, en explorer les traces, les points de fixation et les ramifications. Là dans les ténèbres de ton larynx : c’est ta propre histoire que tu ne peux déchiffrer» (p. 21).
Et si ce déchiffrement, malgré tous les efforts que notre étrange acousticien déploiera pour dresser une carte des sons les plus méconnus produits par les hommes lorsqu'ils se trouvent dans des situations extrêmes, venait à échouer, c'est sans doute qu'il faudrait retomber dans la vieille alternative concernant l'origine du langage : «On cherche avec inflexibilité une origine animale au parler, comme si, au bout du compte, on escomptait simplement voir toutes les théories s’écrouler, afin de pouvoir croire à nouveau à une origine divine et mystérieuse. Deux possibilités : la langue qui vole sans raison, mue par des fils invisibles, et qui donne à la voix son timbre, diffuse dans les airs pour qu’on l’entende un bruissement, comme un corps volant en apesanteur – des chiens, les pattes collées au sol, comme s’ils souffraient d’une gravitation démesurée, le langage, éveillé par l’instinct, né des insuffisances de la condition charnelle» (p. 157).
L'animalité, toutes les fois que l'on évoque la question insoluble de l'origine du langage, n'est jamais très loin. C'est le spectre de Kurtz qui rôde, à tout prix désireux de vous raconter ce que lui-même a entendu au plus profond de sa conscience : «Il faut une force énorme et du temps à l’homme pour pouvoir largement maîtriser sa propre voix, mais la facilité est grande de perdre ce qu’il a acquis si péniblement : il lui faut peu d’efforts pour tout effacer et faire qu’il n’en reste pas la moindre trace. De la même façon qu’un chien oublie toute son éducation à la discipline, dès qu’il flaire un souvenir de l’univers d’avant l’arrivée de l’homme sur terre» (pp. 160-1).
Il n'y a pas un seul son accompagnant les images de notre vidéo. C'est peut-être ce silence qui contribue à lui ôter toute forme d'humanité. C'est peut-être en raison d'un mot de trop que cet homme a été frappé avec une violence inouïe. En supprimant le visage d'un homme, en sautant à pieds joints sur les yeux, le nez, la bouche d'un homme, c'est sa voix que l'on veut supprimer, comme témoignage le plus évident de son humanité.
Ainsi, il faut peut-être avancer une étrange hypothèse concernant ce déchaînement de violence. De la même façon que, selon le narrateur de Voix de la nuit, l’homme n’est «manifestement pas à la hauteur de sa propre voix, dès qu’il lui est soumis dans sa nudité» (5), peut-être n'est-il pas, non plus, à la hauteur de son propre visage.
Notes
(1) Patrice de La Tour du Pin, La joie in La quête de Joie et Petite somme de Poésie (Gallimard, coll. Poésie, 1993), p. 119.
(2) Roberto Bolaño, La littérature nazie en Amérique (Christian Bourgois, coll. Titres, 2006), dans la nouvelle intitulée Carlos Ramírez Hoffman, écrit, p. 231 : «Une des activités de ce mouvement consistait à réaliser des messes noires où l’on maltraitait les livres classiques. L’ancien concierge avait commencé sa carrière en Mai 68. Pendant que les étudiants édifiaient des barricades, lui s’enferma dans sa petite chambre de concierge dans un luxueux édifice de la rue des Eaux et consacra son temps à se masturber sur des livres de Victor Hugo et de Balzac, à uriner sur des ouvrages de Stendhal, à couvrir de merde des pages de Chateaubriand, à se faire des coupures sur diverses parties du corps pour tacher de sang de beaux exemplaires de Flaubert, Lamartine, Musset. C’est comme ça, d’après lui, qu’il apprit à écrire.»
(3) Marcel Beyer, Voix de la nuit [Flughunde] (traduction de François Mathieu, Calmann-Lévy, 1997). Les pages entre parenthèses renvoient à cette édition.
(4) «Quiconque veut établir la carte de toutes les nuances de la voix humaine ne peut, à l’exemple de [Franz Joseph] Gall, se laisser détourner de son travail par ses semblables. Il ne peut non plus, tout comme ce géomètre du crâne, être pris pour un lâche», p. 29.
(5) Car, poursuit l'auteur, «aucun homme ne peut supporter bien longtemps sa voix quand elle est nue et que rien ne la retient» (p. 161).