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26/04/2011
L'art comme préambule à des temps obscurs, par Jean-Gérard Lapacherie
Crédits photographiques : Yuriko Nakao (Reuters).
À propos de Jean Clair, L’hiver de la culture (Flammarion, coll. Café Voltaire, 2011).
Ce livre de 141 pages se lit en une heure et demie. En dépit de sa brièveté, c’est un grand livre. Expliquons pourquoi.
Pour comprendre le monde réel dans lequel nous sommes immergés, nous avons pris l’habitude de consulter des données; nous regardons les chiffres; nous prenons connaissance des indices; nous scrutons les statistiques; nous examinons les taux, les coefficients, les tendances sur plusieurs années, les sondages, etc. De tout ce qui est relatif à la production de biens et de services, aux importations ou aux exportations, à la masse monétaire en circulation, au profit ou aux plus-values, aux naissances ou à l’espérance moyenne de vie, aux crimes et aux délits, à l’illettrisme, aux «valeurs», aux accidents ou aux suicides, etc. nous faisons notre miel. Jean Clair procède différemment. «Taiseux» de nature, il se défie des mots (cf. Dialogue avec les morts, Gallimard, 2011). En revanche, il sait regarder et il a appris, au cours de sa longue carrière de conservateur de musée et de spécialiste des arts graphiques et visuels, à observer les formes, les couleurs, les traits, les images et à analyser les dessins, les tableaux, les sculptures. Ces images-là sont données à voir à tout un chacun dans les musées ou dans les galeries d’art; et pourtant, nous qui les admirons peut-être, nous sommes incapables d’en tirer le moindre enseignement sur ce qu’elles pourraient nous dire du monde qui est le nôtre et sur ce que ce monde est en train de devenir. Jean Clair est un penseur chrétien, comme Pascal; et même l’un des derniers penseurs catholiques de notre France agnostique et laïque. Ces images, pour Jean Clair, sont des signes, non pas de simples reproductions immanentes du monde réel, mais la présence de quelque chose qui les dépasse ou la manifestation de l’esprit. Signes, ils révèlent ce qui fonde le monde et surtout l’évolution qui l’affecte depuis quatre ou cinq siècles; et, pour qui sait les reconnaître comme des signes, ils ne trompent ni n’abusent personne, à la différence du langage; ils diagnostiquent en toute sûreté et incontestablement ce que Jean Clair tient sinon pour une crise, voire une décadence, du monde occidental, du moins pour un épuisement général.
Quels sont ces signes ? Ce sont le béton triomphant, la multiplication des nouveaux musées, les foules qui s’y pressent, un «art» dit contemporain fait de déchets ou d’excréments et qui célèbre les déchets, les décharges, les ordures, et idolâtre le culturel… Pendant des millénaires, les grands bâtiments collectifs, églises, cathédrales, temples, ont été «orientés» vers leur source. Pour ce qui est des musées actuels, ils n’ont plus rien de l’architecture des anciens palais royaux. Le Schaulager de Bâle est un énorme coffre-fort, «simple, sévère et fonctionnel, sans presque aucune ouverture sur l’extérieur comme il se doit». Bunker de béton, il est consacré à «la créativité et à la transmission de l’art contemporain» : ce n’est plus qu’un «marché» réservé aux seuls professionnels et spéculateurs. En France et en Occident, tout fait musée, comme tout faisait ventre chez Rabelais. Les musées se multiplient à l’infini. Il s’en ouvre de nouveaux partout et à tout instant, en même temps que se construisent des villes nouvelles dans ce matériau neutre, vide, vite obsolète qu’est le béton, comme si la multiplication des musées était un supplément d’âme destiné à compenser la prolifération du béton…
Les autres signes visibles sont les foules débraillées qui déambulent dans les musées et que Jean Clair met en parallèle, mais un parallèle négatif, avec les pèlerins d’autrefois. Les seconds avaient la foi; les premiers ne croient plus en rien. Les musées sont censés faire de la culture, dans une société laïque, un substitut des cultes anciens. Mais ils attirent surtout des gyrovagues en goguette, comme s’ils étaient des «abattoirs culturels». Baudelaire avait le culte des images; nos contemporains se gavent d’images. L’adoration a cédé la place à l’idolâtrie. La France urbaine ne sait plus que faire des déchets qui débordent des décharges. De la même manière, les musées, Versailles, le palais Grassi, Le Louvre, même le Musée départemental de Gap sont devenus des «lieux de lancement» de «l’art contemporain», de milliers de Koons et de Hirsch, c’est-à-dire des leurres pour attirer les financiers – un art «décalé», qui tourne en dérision tous les codes, anciens ou modernes, et un «art» «post-humain», fait de morphings et de déformations ou d’excréments, d’humeurs, de poils, de tout ce que le corps laisse échapper de soi après la digestion, et qui célèbre ce qu’il y a de plus archaïque en l’homme, l’homme total, qui ne dépend que de lui-même, art résumé ainsi (p. 76) : «Je pisse donc je pense. Incontinence du moi. Prostate des civilisations fatiguées. Débâcle». Cela a commencé en 1972 à la Documenta de Kassel par l’exposition «quand les attitudes deviennent formes», conçue par Szeemann. «L’attitude», c’est-à-dire la vision du monde, libertaire et décalée, se manifeste non pas par des œuvres, mais «par la présence même de l’artiste dans sa réalité physique», par ses «attitudes» corporelles», faisant de sa silhouette et de ses mouvements un «exemplum». Ces expositions font pulluler les «faux dieux». Alors, il ne reste plus que l’action ou l’agitation, mélange de new age, d’occultisme, d’énergie, de force, de provocation, de spiritisme, de cette Aktion qui a été, selon Klemperer, le mot fétiche de l’idéologie nazie. L’art contemporain a «investi» les musées : ou bien les collections publiques ne sont plus tenues aux Etats-Unis pour inaliénables, ou bien elles servent de «garantie or» aux opérations financières qui consistent à vendre n’importe quoi à des prix élevés avec la garantie du musée (le château de Versailles, le palais Grassi, Le Louvre) où sont exposées des œuvres «contemporaines».
Baudelaire, comme tous les chrétiens, avait le «culte des images»; les modernes, hyper ou post, sont iconoclastes. Jadis la chapelle d’Arezzo était ornée d’une fresque de Piero della Francesca représentant la Madonna del Parto (la madone parturiente) qui était l’objet d’un culte de la part des femmes enceintes de la région; cette fresque a été déplacée dans l’école du village, école désaffectée de style mussolinien, sans élèves, où se déversent des touristes qui, avant de voir la Madonna protégée par une plaque de verre et éclairée en permanence, défilent devant des alignements de «boutiques» de souvenirs. L’immense tableau de Véronèse, Les Noces de Cana, qui se trouvait à Venise dans le réfectoire d’un monastère où il a été volé par les armées de Napoléon, a été remplacé par une réplique parfaite, qui fait l’objet d’une admiration encore plus vive que l’original. Jadis, l’Église et l’État garantissaient l’authenticité des images, que ce soit celles des saints, les reliques, les effigies, les monnaies, les emblèmes. Aujourd’hui, ils donnent du crédit aux faux de l’art contemporain, tolérant, surtout l’Etat, que d’innombrables artistes, encore plus méprisés que les «maudits» de jadis, soient sacrifiés sur l’autel du contemporain.
Ce que révèlent ces signes, que chacun peut voir et observer, c’est, selon les mots d’Horkheimer et Adorno (La Production industrielle des biens culturels), «la barbarie esthétique» qui «pèse sur les créations de l’esprit depuis qu’elles ont été réunies et neutralisées en tant que culture» ou «quelque chose d’insupportablement barbare dans l’habitude des musées», lesquels «ne sont pas le plus grand achèvement qu’une culture puisse offrir mais le préambule à des temps obscurs où l’art aura cessé d’exercer ses fonctions» (Maurice Blanchot, Le Mal du musée, in L’Amitié, 1971).