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21/12/2013

De la nuit criminelle à la nuit de la Reprise : Le Vent noir et La plage de Scheveningen de Paul Gadenne

Crédits photographiques : Aly Song (Reuters).

Paul Gadenne dans la Zone.

Dans Le Vent noir (1) de Paul Gadenne, le personnage principal, Luc, a aimé plusieurs femmes auprès desquelles il a cru trouver une vérité, évanescente et éphémère. Il a perdu l’une après l’autre ses compagnes mais c’est auprès de Marcelle, tour à tour proche et lointaine, douce et glaciale, «les yeux pleins d’un calme et insoutenable mépris», que Luc a contemplé la face grimaçante et sordide de la vérité qu’il a coûte que coûte recherchée. Cette révélation ténébreuse a valeur de jugement car Luc, au moment où il voit le mépris qu’il inspire dans le regard de Marcelle, «interprète sa rupture, son échec, comme une condamnation». Dès cet instant fulgurant qui semble avoir cristallisé le destin funeste du personnage, Luc aura l’impression de s’enfoncer dans la solitude la plus extrême, infernale, qu’aucune lueur d’aube sinon celle d’un meurtre ne trouera. Le souffle maléfique qui anime ces pages, parmi les plus sombres et puissantes de la littérature française, est celui du vent noir, un véritable «vent de ténèbres», comme s’il s’agissait pour Paul Gadenne de nous raconter une histoire pleine de bruit et de fureur qui emporte tout sur son passage et recouvre le monde, tout autant que Luc qui en est la créature la plus abandonnée, d’une nuit sans partage.
Ce qui est admirablement décrit dans Le Vent noir, c’est la maigreur des raisons qui ont poussé Marcelle, la femme aimée et perdue, à s’éloigner de Luc, puis à le mépriser et à tenter par tous les moyens de lui échapper. Un malentendu, comme celui qui est à l’œuvre dans L’Invitation chez les Stirl, serait-il l’origine insoupçonnable, de la séparation de ceux qui se sont, jadis, naguère même, follement aimés ? Quelque geste mal interprété, un regard qui se détourne et cache une vérité cruelle, une main qui se dérobe et suspend la caresse esquissée, comme pour signifier une condamnation d’autant plus injuste qu’elle ne prononce jamais un arrêt définitif ? Non, moins que cela, beaucoup moins même. Dans Le Vent noir, c’est moins le Mal, glu dans laquelle s’empêtre Luc, que sa mystérieuse origine qui est évoquée, sa brusque éclosion, comme une espèce d’inattention, le mince filet de poussière glissant le long d’un mur, unique indice qui nous laisser supposer qu’une fissure est en train de se former sur la façade de la maison Usher, par laquelle la nuit va injecter son poison corrosif jusqu’à ce que la demeure s’enfonce dans les eaux noires du marécage. À sa façon méthodique et implacable, le roman de Paul Gadenne eût pu s’intituler L’Effondrement puisqu’il décrit, au travers de la parabole transparente d’un homme abandonné par celle qu’il a aimée et continue d’aimer, la lente déhiscence d’une nuit sans bornes dans laquelle, toutefois, le malheureux trouvera un salut parodique, inversé : un meurtre. L’horrible vérité des pages haletantes du Vent noir, écrites dans une espèce de cauchemar sans fin, comme celui dans lequel n’en finit pas de retomber le dormeur tourmenté de Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand, devrait-elle être recherchée dans le triomphe des ténèbres, une nuit éternelle ? Certes, l’acte perpétré par Luc est ainsi justifié : «Le meurtrier n'a pas d'autre idée : créer encore une fois le lien entre «elle» et lui, sentir vibrer encore une fois ce rapport exaltant qu'elle a tenté de nier, de supprimer en s'échappant». Pourtant, c’est aussi dans Le Vent noir que Paul Gadenne affirme que l’unique but de Luc est «de vivre une heure, une minute parfaite avec elle […] afin de réaliser une union sans défaut, d'offrir une fois au monde, avant son engloutissement, un exemple lumineux, de quoi le faire rougir de sa folie».
Paul Gadenne est l’écrivain d’un double mouvement dont Le Vent noir ne nous livre que le premier temps, celui de la perte, même si le second, celui de la liberté conquise de haute lutte, est signifié par la réparation parodique et infernale que constitue le meurtre, fausse libération et véritable damnation : «Seul, et pour être plus seul encore, il s’était retranché lui-même de la masse des hommes par un acte qui maintenant ajoutait sa voix à toutes celles qui criaient déjà contre lui, qui clamaient leur réprobation». Sören Kierkegaard, un philosophe que Gadenne a lu avec une passion fidèle, a préféré aux termes de réparation et de Réconciliation qu’utilise le romancier, le beau nom de Reprise (ou de Répétition).
À la racine biographique du Vent noir se trouve la perte d’une femme aimée par l’écrivain comme, à celle de La plage de Scheveningen, un cauchemar, fait le 11 novembre 1938, ainsi que l’a dûment consigné l’auteur dans le volume de ses Carnets intitulé La Rupture. C’est contre ce rêve effrayant, honteux, mettant en scène des Juifs qu’est née, en réaction, douze années après la nuit affreuse, l’œuvre expiatrice, réparatrice, qui d’une certaine façon fait déboucher le tunnel obscur et plein de créatures répugnantes dans lequel avance péniblement Luc vers une lumière apaisante. Paul Gadenne s’est-il jamais délivré de ses fantômes, son art lui a-t-il jamais apporté quelque consolation, fût-elle maigrement esthétique ? Oui, d’une certaine façon rien de moins que littéraire puisque, d’un roman à l’autre, d’une nuit à l’autre, du Vent noir à La plage de Scheveningen, c’est l’errance de Caïn qui se poursuit, d’abord condamné à chercher un refuge illusoire dans les ténèbres, tout en espérant sans relâche de vivre une seule minute de paix (2) puis débouchant finalement dans une nuit unique, suspendue dans le temps, où deux anciens amants comprendront que la Reprise est une victoire du dépouillement sur l’illusion, la déhiscence d'un temps moins retrouvé qu'accepté et pleinement vécu, et que la reconquête de l'autre, si tant est qu'elle ait une importance réelle, est finalement bien moins essentielle que la conquête de soi-même.
Qui n'aime plus s'avance vers Dieu.

Notes
(1) Le Vent noir a paru en 1947 chez Julliard (puis a été réédité en 1983 par Le Seuil). Les passages cités proviennent tous de cette édition.
(2) «Un être avec qui l'accord eût été complet, dont la présence eût été la compréhension même. Où était cet être ? Où était l'être qui eût été son allié depuis toujours, avec qui la communication, la communion, eussent été parfaites ?...».

Cet article a paru dans le numéro du mois de juin 2011 de la revue Études. Il a été légèrement modifié depuis.