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24/12/2020

Au-delà de l'effondrement, 68 : Demain les loups de Fritz Leiber

Crédits photographiques : Vasily Fedosenko (Reuters).

313774931.2.jpgTous les effondrements.

Cette note, légèrement modifiée, est un extrait de ce texte.

«Quiconque vous a vu, ou a seulement entendu votre pas, doit être suivi, traqué, exécuté, que vous vouliez vous nourrir de sa chair ou pas. Sinon, tant qu’il aura des forces, il sera sur vos traces.»
Herbert Best, La Vingt-Cinquième Heure.

«Être lus dans de sèches inscriptions comme on en trouve dans Gruter, espérer l’Éternité grâce à d’Énigmatiques Épithètes ou aux premières lettres de notre nom, être étudiés par des archéologues qui se demandent qui nous fûmes, et que de nouveaux Noms nous soient donnés comme à beaucoup de Momies, ce sont de froides consolations pour Ceux qui cherchent à se perpétuer, même en Langages immortels.»
Sir Thomas Browne, Les Urnes funéraires.


Leiber.JPGDe Demain les loups de Fritz Leiber (1) paru en 1966 aux États-Unis, il n'y a pratiquement rien à retenir, si ce ne sont les premières pages, saisissantes et qu'on dirait écrites pour l'ouverture d'un film de science-fiction, de son deuxième chapitre, indépendant des autres, intitulé La paire de loups (il s'agit d'une nouvelle parue en 1960 sous le titre double The Night of the Long Knives / The Wolf pair) : un homme et une femme ayant survécu à l'apocalypse se rencontrent sur une terre contaminée par les radiations, s'observent de loin, posent leurs armes à leurs pieds, n'échangent pas un seul mot, font l'amour et se seraient probablement quittés sans plus de façons si quelque événement imprévu n'avait décidé, au moins temporairement, de sceller leur entente contre un ennemi commun. La suite de cette nouvelle, comme d'ailleurs le reste de cet ouvrage qui n'est qu'un assemblage maladroit de textes, ne présente pas d'intérêt particulier.
Immédiatement, j'ai songé, lisant donc cette belle entrée en matière, à la marche harassante du père et de son fils le long de la route dévastée peinte, sous une lumière fuligineuse, par Cormac McCarthy. Rapprochement d'autant plus évident que Fritz Leiber a développé dans son texte ce que l'auteur de Méridien de sang n'a fait que suggérer en quelques mots terrifiants dans le sien : l'humanité ayant survécu à la grande catastrophe n'est point revenue à l'animalité ou plutôt à la sauvagerie mais, pour subsister, a bel et bien déchiré tous les liens qui la retenaient à la sphère même de l'humain. L'humanité d'après l'effondrement n'est point animale ou sauvage mais humaine, trop humaine, misérablement humaine : nue.
Le meurtre est donc courant sur les Terres Mortes imaginées par Leiber. Le meurtre et l'anthropophagie, les massacres les plus abominables commis au nom d'idoles ayant poussé sur les ruines fumantes des grands monothéismes, tout comme, encore une fois, nous pouvons le constater dans le roman de McCarthy. Leiber se livre à l'énumération de quelques mouvements ultra-violents ayant germé sur la terre devenue pulvérulente : «Je crois que les intellectuels sophistiqués, écrit l'auteur, ne comprennent rien, tout simplement. Quoique, pour être aussi aveugles, il me semble qu’il leur faut oublier beaucoup de l’histoire de la dernière guerre – et de toutes les guerres, d’ailleurs – de même que celle des années qui suivirent, avec l’apparition d’innombrables cultes aberrants flattant le goût de la mort : les bandes de loups-garous, les Berserkers, les disciples d’Amok, les nouveaux adeptes du culte de Shîva et des messes noires, les briseurs de machines, les tueurs-de-tueurs, la nouvelle sorcellerie, les adorateurs du Démon, les Inconscientistes, les dieux bleus de la radioactivité, les diables-fusées des Atomites et une douzaine d’autres groupes préfigurant la mentalité des Terres Mortes» (p. 77).
De même, les cadavres qui paraissent avoir bourgeonné dans nos deux romans présentent cette caractéristique d'être d'une chair brûlée, ratatinée : «Sur un monticule, au pied du pylône le plus proche, un crâne humain blanchi me regardait… Cela est inhabituel. Même maintenant, après tant d’années, on continue à voir des cadavres avec leur chair plutôt que des squelettes. L’intensité de l’irradiation a tué les bactéries et les a préservées de la décomposition, comme la viande sous cellophane qu’on voit dans les annonces, ou ce dont rêvaient les Pharaons d’Égypte» (p. 71).
Autre rapprochement qui me semble intéressant, cette fois-ci avec un passage pour le moins ironique de Hans Blumenberg dont j'ai évoqué La Lisibilité du monde, où l'auteur écrit : «Lorsque, au printemps 1798, l’exécuteur autoproclamé de la révolution eut transformé l’État et l’Église en une république, fait emprisonner le pape, et, en escomptant sa mort prochaine, calculé la fin de l’institution, les Lumières semblèrent avoir conquis leur victoire irrévocable. Mais rien ne convient mieux à la structure d’une institution possédant une longue légitimation historique que la proclamation de son déclin. Un an à peine après que Rome fut déclarée une république, le romantisme allemand commença à redécouvrir le Moyen Âge» (2). Passage que l'on peut rapprocher de cette remarque de Fritz Leiber : «Ces régions, il les verrait, et d’autres, très peu d’autres dont je n’ai même pas entendu parler. Toutes le surprendraient car personne ne peut prédire quels restes d’une nation ravagée vont s’accrocher à une organisation en lambeaux, la maintenir impitoyablement et l’étendre peu à peu et sans merci» (p. 72).
Personne ne peut prédire quels restes d’une nation ravagée vont s’accrocher à une organisation en lambeaux... écrit Fritz Leiber. Bien qu'il évoque les glorieux temps passés (3) et ceux dans lesquels il écrit, ces derniers comme rétrécis si on s'avisait de les comparer à l'antique grandeur, Sir Thomas Brown paraît surtout s'adresser aux générations futures en écrivant cette sentence fameuse, reprise par Edgar Allan Poe dans l'un de ses contes, et affirmer ainsi que la puissance de l'esprit aura toujours matière à dévorer, elle qui ne saurait connaître le sort de notre pauvre corps réduit à un petit tas de cendres conservé dans une urne funéraire : «Quel fut le Chant des Sirènes, ou quel nom prit Achille lorsqu’il se cacha parmi les femmes, la Question, pour difficile qu’elle soit, laisse place à la conjecture» (4).
Crainte de l'avenir qui après tout ne saura peut-être rien de nous (5), certitude que le flot tumultueux du passé a diminué son débit pour se tenir bien médiocrement dans le goulet d'étranglement du présent. Finalement, Sir Thomas Browne semble lui aussi frémir d'une inquiétude qui pourrait tenir dans une phrase encore plus sèche, et bien plus inquiétante que celle que goûta Poe : veillons donc, puisque nul ne sait le jour ni l'heure et que les loups, demain...

Notes
(1) Fritz Leiber, Demain les loups [The Night of the Wolf] (traduit par Bernadette Jouenne, Presses Pocket, coll. Science-fiction, 1978). Les pages entre parenthèses renvoient à cette édition.
(2) Hans Blumenberg, La Lisibilité du monde (préface par Denis Trierweiler, traduction par Pierre Rusch et Denis Trierweiler, Cerf, coll. Passages, 2008), p. 273.
(3) «L’ambition des anciens a même eu l’avantage sur nous; dans leurs efforts vers la gloire ils furent les premiers en date, si bien qu’ils ont aujourd’hui, avant le probable méridien du temps, largement accompli leurs desseins, par quoi les anciens Héros ont survécu à leurs Tombeaux et aux soins pris pour conserver leurs corps. Mais sur la tardive Scène de notre temps nous ne pouvons pas imaginer que la mémoire préserve nos momies, alors que l’ambition se souvient avec crainte de la prophétie d’Élie et que Charles Cinquième n’a guère espoir de vivre, à l’image d’Hector, les deux vies de Mathusalem», Sir Thomas Browne, Les Urnes funéraires [Hydriotaphia, Urn Burial, or a Discourse of the Sepulchral Urns lately found in Norfolk, 1658] (préfacé et traduit de l’anglais par Dominique Aury, Gallimard, coll. Le Promeneur, 2004), pp. 95-6. La citation placée en exergue de notre note est extraite des pages 97 et 98 de cet ouvrage.
(4) Idem, p. 94. Ces interrogations, Léon Bloy paraîtra les retrouver dans Le symbolisme de l'Apparition, lorsqu'il s'interroge en ces termes qu'on dirait borgésiens : «Qu'étaient devenus, dans ce bouleversement surnaturel [le déluge], le tombeau d'Adam et le tombeau de Seth ? Qu'étaient devenus les ossements de la mère infortunée du genre humain et les restes de ce doux Abel, pasteur de brebis, image sanglante d'un Pasteur futur dont l'Arche portait la semence dans ses flancs ? Où était Hénoch, ce juste des Justes, cet homme si étrangement consacré que la mort elle-même n'a pu l'atteindre dans le lieu où le Seigneur le cache [...] ?» (Rivages poche, coll. Petite Bibliothèque, 2008), pp. 94-5. L'auteur souligne.
(5) «Et par conséquent, étant donné l’état actuel des choses, notre inlassable inquiétude quant à ce que durera notre mémoire paraît une vanité périmée et une folie dont le temps est révolu. Nous ne pouvons espérer vivre aussi longtemps par notre nom que d’autres ont vécu en personne […]. Il est trop tard pour être ambitieux. Les grands changements du monde sont accomplis, ou le temps est peut-être trop court pour nos desseins», op. cit., p. 96.