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02/04/2012

Riccardo De Benedetti et Pascal Pia sur Céline, par Pierre Chalmin

Crédits photographiques : Izabelle Nordfjell

41p5G1Or9DL._SL500_AA300_.jpgPia+Chroniques+Du+L%C3%A9rot+2011.jpgÀ propos de Riccardo De Benedetti, Céline e il caso delle «Bagatelle» (Edizioni Medusa, Milano, 2011) et de Pascal Pia, Céline en liberté. Chroniques publiées dansCarrefour (Du Lérot Éditeur, Tusson, 2012).
LRSP (livres reçus en service de presse).


CONFESSO DI NON AMARE CÉLINE…

«Beaucoup de patience, encore plus de vaseline, éléphant encugule fourmi.»
L.-F. C., Bagatelles pour un massacre.


Né en 1955, auteur d’études sur Marx, Blanchot, Caillois, Sade, Giovanni Pozzi et Eric Voegelin, chercheur en philosophie à l’université de Milan, Riccardo De Benedetti a le profil du cuistre vieillissant.
S’invitant à la suite de tant d’autres au banquet éditorial organisé à l’occasion du cinquantenaire de la mort de Céline, et qui nous valut tant de livres inutiles déjà, De Benedetti qui prétend s’attacher aux seules Bagatelles pour un massacre – dont la traduction parut en Italie dès 1938 –, nous gratifie d’un redoutable et plus global pensum sur l’antisémitisme célinien et même français, qui ne nous apprend évidemment rien et où il projette pêle-mêle deux cents auteurs bien-sonores, d’Adorno, Arendt, Barbusse, Bernanos, Bloy, Boileau, Borgese… à Voltaire et Zola. L’auteur n’oublie pas de se citer abondamment. Voilà une grande débauche d’érudition pour un propos simpliste : l’antisémitisme c’est mal, c’est même le Mal, et Céline était très-méchant, il était même l’incarnation du Mal. Soit.
Comme on ne peut décemment aimer un écrivain qui personnifie à lui seul le Mal, M. De Benedetti «confesse qu’il n’aime pas Céline» : ce sont les tout premiers mots de son ouvrage. On lui saurait gré de la témérité d’un tel aveu, si pareille précaution ne disqualifiait son propos. Ou bien a-t-il voulu à son tour écrire un pamphlet contre le pamphlétaire ? C’est possible. Il y manque alors le souffle.
On chercherait en vain la moindre originalité, le plus petit aperçu frappant, dans cette compilation de références parfois saugrenues, toujours indigestes, invariablement fautives lorsqu’elles sont françaises, l’auteur commettant l’imprudence de prétendre citer dans le texte.
Mais confessons à notre tour. Nous ne savons pas l’italien : l’ouvrage peut donc être encore plus mauvais qu’il ne nous a paru.

CE SONT LES ŒUVRES QUI COMPTENT…

«Ce sont les œuvres qui comptent, non les extraits du casier judiciaire, ni les rapports de la concierge.»
Pascal Pia, Une certaine petite musique, Carrefour, 26 juin 1957.


Une fois n’est pas coutume, nous voici en bonne compagnie. C’est parfait, voilà qui épargne les nerfs en dispensant du devoir, toujours fastidieux, de relever l’insanité et châtier l’ignorance. Jean-Paul Louis a l’excellente idée de rassembler les dix chroniques consacrées à Céline que publia, entre 1955 et 1977, Pascal Pia dans Carrefour. Une édifiante leçon de critique littéraire, agrémentée de quelques arguments frappés au coin de l’intelligence et à celui de l’érudition, pour clouer le bec fielleux des censeurs à deux sous.
Rappelons brièvement que Pascal Pia (1903-1979), fut certainement l’ultime critique littéraire de tradition française. Qu’il réclama, après sa mort, «le droit au néant»; Roger Grenier, dans un essai éponyme (Gallimard, 1989), contrevint — avec un certain bonheur — à cette volonté dernière. L’éditeur des chroniques céliniennes dont il est ici question s’apprêtant à faire paraître, dans un fort volume de 552 pages, l’intégralité inédite de l’œuvre critique de Pascal Pia, sous le titre Chroniques littéraires (1954-1977) et dans une présentation de Jean-Jacques Lefrère, nous espérons avoir l’occasion de revenir sur la personnalité de Pascal Pia…
Les trois pages serrées de l’avant-propos de Jean-Paul Louis à Céline en liberté seraient à citer intégralement. L’éditeur insiste sur l’extraordinaire synthèse de l’œuvre célinienne que représentent ces chroniques, et résume : «Pascal Pia n’est en effet ni pour, ni contre Céline, il est avec lui, c’est-à-dire à l’intérieur de l’œuvre. Jamais le moindre jugement moral ne s’échappe de sa plume…»
Voici, extraits de chacune des dix chroniques, dix fragments qui nous ont paru propres à piquer la curiosité du futur lecteur de l’ouvrage. On reste confondu non seulement par la lucidité impeccable du critique, mais encore par l’intuition qu’il a des plus vaseux réquisitoires qu’on entend aujourd’hui partout bafouiller contre Céline, et qu’en moraliste cette fois, Pia se plaît à réfuter par anticipation.

«Je ne suis qu’un petit inventeur. Les Entretiens n’ont pas d’autre objet que de dire quel «petit truc» Céline se flatte d’avoir agencé : «L’émotion du langage parlé à travers l’écrit.» C’est cela qu’il a découvert un beau jour, devant l’escalier de Pigalle, à une époque où il devait se rendre chaque matin à Issy-les-Moulineaux pour une consultation d’usine. Tout Céline, depuis le Voyage, est sorti de cette découverte, tout ce «métro émotif», comme il dit de son œuvre, où il a entassé, pêle-mêle, l’univers dans lequel, bon gré, mal gré, nous nous débattons avec lui.»
(Carrefour, 11 mai 1955).

«Je lisais récemment, dans le plus mondain des hebdomadaires de gauche, que Céline serait à ranger parmi les ennemis du genre humain, qu’il serait de ceux qui ont choisi de «mépriser l’homme». Rien ne paraît plus éloigné de la vérité. J’imagine que si Céline professait à l’égard de ses semblables le mépris qu’on lui impute à crime, d’abord il eût choisi, pour gagner sa vie, un autre métier que celui de médecin. Ensuite, il est probable qu’il se serait au moins détourné de la médecine générale pour se cantonner dans une spécialité moins absorbante. Enfin, et je dirais presque : surtout, il aurait certainement choisi de s’exprimer comme ses censeurs : du haut d’un faux col et sans bousculer la syntaxe.
[…]
Son procès a été suffisamment instruit et plaidé, et au surplus il n’est pas du ressort de la critique littéraire. Pour ma part, je ne crois d’ailleurs pas que Céline ait commis de plus grosses fautes que les deux bêtises qu’il fit à quelques mois d’intervalle, la première en rejoignant Pétain dans l’enclave «française» de Sigmaringen, la seconde en allant chercher refuge au Danemark. Mais laissons cela aux redresseurs de torts; on peut être un grand écrivain, un poète que le siècle suivant n’oubliera pas, et se gouverner avec la pire maladresse. Ce sont les œuvres qui comptent, non les extraits du casier judiciaire, ni les rapports de la concierge.»
(Carrefour, 26 juin 1957).

«Son style est bien, comme il le prétend, le résultat d’une transposition. C’est aussi le résultat d’un dosage. Les tours populaires s’y associent à un vocabulaire beaucoup plus étendu que celui des Parisiens dont Céline a l’accent. Ce style procède d’un mélange de naturel et, j’allais dire de préciosité, mais à la réflexion le mot art me paraît plus exact. Les tirs d’adjectifs que Céline déclenche souvent ont leur efficacité, mais ils ne rappellent en rien les conversations que nous avons ou que nous entendons. Écrire : «les pires cohortes mystiques féroces» ou «les hommes si dégradés sensuels cochons qu’ils soient», c’est nettement s’éloigner de la phonographie
(Carrefour, 8 juin 1960).

«Vingt mois à peine se sont écoulés depuis la mort de Céline. Qu’adviendra-t-il de son œuvre ? L’oubliera-t-on ou, au contraire, verra-t-elle s’accroître le nombre de ses lecteurs ? On peut se demander si le vocabulaire auquel Céline a eu recours ne contrariera pas désormais la fréquentation de ses livres. Aucun langage ne vieillit plus vite et plus mal que le bas langage, qu’il s’agisse d’un patois paysan ou d’un jargon patibulaire. Cependant, Céline a mis tant d’accent dans tout ce qu’il a écrit, son incessant monologue, loin de respirer l’affectation, paraît si bien couler de source, qu’il est vraisemblable que sa «petite musique», comme il disait, sera encore entendue. Ce qui est à craindre, c’est qu’on ne l’entende de travers, qu’on ait tendance à prêter à Céline des ambitions qui lui ont été étrangères, qu’on ne veuille – quoiqu’il ait d’avance protesté contre cela – découvrir dans son œuvre, un «message», et dans ce message, un système, une doctrine, une philosophie.»
(Carrefour, 13 février 1963).

«S’il a imprimé à son style un tour caricatural, soyons sûrs que ce n’était pas qu’il fût tourmenté du désir de se singulariser. Son écriture, chargée d’exclamations, de soupirs, d’onomatopées, de borborygmes, correspond à l’image très nette qu’il se faisait de l’humanité. Mais les noirceurs ne lui ont jamais fait prendre les lys en dégoût et, si sarcastiques, si féroces même que soient ses ouvrages, il n’en est aucun où ne s’élève par moments un vent qui balaie les odeurs fétides, où ne jaillisse une source rafraîchissante. Peu s’en faut que la prose célinienne ne se fasse alors symphonie.»
(Carrefour, 1er avril 1964).

«Mais il n’y a pas à s’étonner que se soit déchaînée contre Céline la bêtise dont parlait Baudelaire, la bêtise au front de taureau. Il est plus significatif qu’il ait également eu droit à la malveillance de beaucoup d’écrivains qu’on ne saurait taxer d’imbécillité. M. de Roux fournit peut-être l’explication de leur attitude, lorsqu’il avance que l’écriture de Céline «porte une ombre mortelle aux intendants des Lettres, à ceux-là qui ont bu et croient à leur prestige». Le fait est que, auprès de Céline, nombre d’auteurs se trouvent faire assez piètre figure. À ce propos, en rappelant les opérations qui préparèrent l’entrée de M. Sartre «sur le marché mondial», et les commentaires enthousiastes de M. Aragon sur la constitution stalinienne, «œuvre royale de l’imagination», supérieure à Shakespeare, à Rimbaud et à Goethe, M. de Roux suggère des comparaisons qui ne sont pas près de lui être pardonnées.»
(Carrefour, 7 décembre 1966).

«Comme Céline ne savait rien déguiser et qu’il se plaisait d’ailleurs à donner le tour le plus vif à l’expression de ses sentiments, il n’a pas ménagé les juifs pour lesquels, en d’autres temps, il se fût peut-être sacrifié avec entrain. […] Ce qui est incontestable, c’est qu’il n’avait pas le cœur dur. Là-dessus, les témoignages abondent et ne se contredisent jamais. D’où les sympathies qu’il a gardées chez bien des gens qui, pour être fidèles à l’idée qu’ils se faisaient de lui, n’ont pas voulu lire Les Beaux Draps
(Carrefour, 20 mars 1967).

«Comme on voyait la silhouette de Charlot, à la fin de ses anciens films, se découper seule sur une route déserte, peut-être des générations de nouveaux lecteurs se représenteront-elles Céline sous les apparences d’un vagabond, poursuivant, la musette du chat Bébert pendue à l’épaule, un éternel voyage au bout de la nuit.»
(Carrefour, 19 février 1969).

«C’est en partie à cause des horreurs de 1914-1918 que la conviction s’était imposée à Céline que le monde est mal fait et qu’il n’y faut rien attendre de plus qu’un très petit nombre de vraies amitiés et, peut-être, si l’on a un peu de chance, la tendresse d’une femme.»
(Carrefour, 30 juillet 1969).

«Il est à prévoir que toutes sortes de chercheurs, hommes de science ou hommes de lettres, s’attacheront longtemps à l’étude de Céline et de la façon dont se sont durcis et enkystés en lui ses fables et ses phantasmes. Ni ceux-ci ni celles-là ne lui étaient pourtant très utiles. L’héroïsme qu’attestent les citations dont il fut honoré en novembre 1914 par ses chefs, des milliers de combattants en ont fait preuve. Sa singularité n’a pas été de se montrer brave à vingt ans, mais de reprendre à vingt-quatre ans les études abandonnées au sortir de l’école primaire, de préparer et d’obtenir le bachot, de subir avec succès les épreuves du P.C.N. et de prendre sa première inscription dans une école de médecine à l’âge où d’autres carabins passent le concours de l’internat.»
(Carrefour, 16 juin 1977).

Les dix chroniques supra évoquées sont présentées par l’éditeur sous autant de titres judicieux qui permettent de les situer dans l’actualité célinienne que commente Pascal Pia.
Le Diable étant comme on sait dans les détails, et la ladrerie des lecteurs proverbiale, précisons que Céline en liberté, ouvrage confectionné en petits caractères à Tusson (Charente) avec le soin habituel au Lérot, eût sous une autre enseigne fait l’objet de 240 pages imprimées à Shanghai et vendues exactement le même prix.