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30/07/2012

Isaac de Lapeyrère, un intellectuel sur les routes du monde de Jean-Paul Oddos

Crédits photographiques : Colin Roohan (National Geographic Traveler Photo Contest).

07532302.jpgÀ propos de Jean-Paul Oddos, Isaac de Lapeyrère (1596-1676), un intellectuel sur les routes du monde (Éditions Honoré Champion, coll. Libre pensée et littérature clandestine, 2012).
LRSP (livre reçu en service de presse).


Encore peu connu du grand public, l'oeuvre d'Isaac de Lapeyrère s'inscrit dans ce qu'il est convenu d'appeler le libertinage critique, représenté par deux auteurs tels que François de La Mothe Le Vayer ou Gabriel Naudé. Souvenons-nous également que Hobbes lui-même, dans son célèbre Léviathan, suspecta l'origine mosaïque du Deutéronome au moyen des principes de la critique interne, tandis que Lapeyrère, en bon calviniste qui ne renia jamais véritablement son milieu de formation intellectuelle et théologique, non seulement émit de sérieux doutes sur la véracité du Pentateuque dont la rédaction tout entière est attribuée à Moïse, mais fut un esprit curieux de tout, de ce qui n'était pas encore l'ethnologie comme de l'orthographe qu'il prétendit rendre plus simple en la phonétisant (1), des observations astronomiques ou encore des mathématiques, puisqu'il confia qu'il s'était appliqué si fort à la résolution d'un théorème d'Euclide qu'il en tomba malade et faillit même en mourir.
En 1655, Isaac de Lapeyrère fit paraître son ouvrage le plus connu, ayant trait à la querelle des préadamites s'appuyant elle aussi sur une critique des points de contradiction trouvés dans les livres attribués à Moïse, qui allait aboutir, un siècle plus tard, à la théorie dite documentaire et à la ruine de l'autorité (du moins auctorale) du Pentateuque.
Point trop n'est besoin de s'attarder sur cette querelle des préadamites (2), qui s'illustra par différents ouvrages comme ceux d'Hugo Grotius, Dissertatio altera de origine gentium americanorum publié en 1643 ou encore, réfutation directe des thèses de Lapeyrère, d'un certain Pithius, une Responsio exetastica ad tractatum incerto authore nuper editum, cui titulus, Praeadamitae publiée à Leyde en 1656. Notons encore, dans un ouvrage de portée plus générale que les réfutations directes du texte de notre auteur, sous la plume de P. Rapine (Le Christianisme naissant dans la Gentilité, Paris, 1658, tome II, chap. XII, pp. 304-14), ces quelques lignes (dont nous conservons la graphie : «Nous aurions sujet en ce siècle de croire que nous sommes en un monde enchanté, où on veut nous faire voir des choses que nous ne voyons pas, imposer à tous nos sens, et les remplir d'illusions et de chimères. Copernique et Gallilée soutiennent que nous marchons sur un globe tremblant et agité. Thélésius s'efforce de nous prouver que tous les astres sont des Mondes peuplés d'habitans, qui s'entretiennent de notre estat de mesme que nous parlons du leur, Campanelle prouve que toutes choses ont du sentiment, et partant que nous devons marcher doucement sur le carreau de nos chambres, de peur de le blesser; la Peyre renverse tout l'ordre de la Chronologie, pour montrer que Melchisedech est devant Adam, et un homme produit devant le premier homme».
Quoi qu'il en soit, comme en témoignent les pages que Jean-Paul Oddos consacre à l'établissement d'un essai de bibliographie critique concernant les travaux de Lapeyrère, ce sont surtout les chercheurs anglo-saxons qui ont tenté de resituer dans son contexte historique, pour le moins agité et que la première partie de l'ouvrage, consacrée à l'exposition chronologique de la vie d'Isaac de Lapeyrère, s'efforce d'indiquer, la portée des travaux de notre curieux et passionnant auteur, que Jean-Paul Oddos présente ainsi : «Un homme toujours errant, au point de se comparer aux juifs de la Diaspora (3), sans attache, sans famille, écrivant au hasard des chevauchées et des veillées, n'ayant pour tout bagage que sa Bible, quelques vers de Virgile dans la tête, et une grande idée qui le fascine et l'obsède; mourant non sur ses terres ou chez les siens, mais dans une petite chambre chez les pères de l'Oratoire, léguant par codicille ses maigres biens à un valet» (p. 15). Ajoutons que l'auteur aura connu la prison puisqu'il a été, à soixante ans et après la parution de son ouvrage sur les préadamites, emprisonné dans les cachots répugnants du Treuremberg à Bruxelles (4), dont il ne sortit qu'en donnant au Pape tous les gages (qui selon Jean-Paul Oddos se révélèrent de pure forme) de son abjuration des doctrines réformées.
C'est dans la deuxième partie de son ouvrage que Jean-Paul Oddos évoque les caractéristiques qui ressortissent je crois au cadre plus large du millénarisme (surtout juif) de ses théories sur le préadamisme, qui n'ont pour seule fin, non point de s'intéresser aux incohérences du récit de la Genèse, que d'évoquer le sort du peuple élu d'Israël : «Quand un homme comme Lapeyrère cherche à comprendre son époque – avec ses déchirements, ses guerres, ses ruines, et ses souffrances, il tend à saisir toute l'Histoire depuis son origine, à voir en elle l'aboutissement d'un long destin. Car toute l'Histoire s'enroule autour des épisodes fondamentaux de la Création, de la Chute et de l'Incarnation, et le présent, que ce soit la guerre de Trente Ans, la défaite militaire du calvinisme, les révoltes paysannes et urbaines, ne prend un sens que par rapport à ce temps primordial, à cette Faute première qui ouvre l'espace même de l'Histoire, qui enchaîne l'homme à son inéluctable accomplissement. La seule possibilité pour l'homme de se libérer, de sortir de l'espace clos de cette Histoire de la Faute et du Rachat, c'est de la mener le plus tôt possible à son terme, à sa réalisation; et une fois accompli ce destin tout entier contenu dans la Chute originelle, retrouver un temps sans histoire, hors de l'Histoire, un temps primordial, à nouveau libre. Résoudre les conflits du présent, régler les insupportables contradictions qui dressent les hommes contre les hommes [...] c'est s'acheminer vers la fin de cette douloureuse Histoire, liquider l'héritage de la Faute» (p. 113).
En somme, le préadamisme, dont Lapeyrère borne précisément la portée (5), n'a de sens que parce qu'il autorise une filiation symbolique entre Adam, le Christ considéré comme étant le second Adam et enfin le Roi universel, de préférence français pour Lapeyrère, envisagé comme étant la figure temporelle du second Messie ou, dit Oddos, la «forme juive du Messie» : «Ce Roi universel sera l'instrument du rappel des juifs [également disponible chez le même éditeur], et ce sera un roi de France, une sorte de "retour", de réincarnation du grand roi Henri IV, instrument, en son temps, de la conciliation nationale et de la pacification religieuse» (p. 118).
De fait, selon Jean-Paul Oddos, c'est cette question du préadamisme qui constitue «l'argument décisif, la clé de voûte de tout le Système [théologique]» (p. 121) puisque tout «s'est passé à l'origine» et que le «problème angoissant des rapports entre juifs et gentils s'est noué dès la création, et l'immense supériorité des juifs, de cette race différente d'hommes, qui subsiste malgré leur déchéance momentanée, provient de cette Élection particulière, de ce choix de Dieu dès leur premier père Adam» (pp. 121-2) dont Lapeyrère, en bon pélagien, souligne l'importance puisque «Adam met fin à l'état de nature par l'Élection, la Loi et l'Imputation [du péché, cause du Mal et de la mort des hommes]; le Christ met fin à l'état «sous la Loi» par la Justification et la levée de l'Imputation» (p. 123) (6).
Comme nous l'avons vu, le préadamisme qui consiste à affirmer que seuls les Juifs sont issus d'Adam alors que les Gentils proviennent d'autres hommes (avec tous les dangers que ce particularisme peut engendrer...), est un millénarisme, ce courant très profond des premiers temps du christianisme directement hérité du judaïsme qui, étouffé lorsque l'Église ne sera plus persécutée, rejaillira presque toutes les fois qu'une grande crise secouera la société. Luther lui-même affirmera que c'est l'épuration du christianisme à laquelle, bien évidemment, il considère avoir pris sa part, qui doit permettre la conversion du peuple juif et il me serait bien trop long, pour ce qui concerne la christianisme, de m'attarder sur les exemples du reste fort célèbres de Joachim de Flore (et des franciscains spirituels qui conquirent le Nouveau Monde dans un climat eschatologique assez évident), de Guillaume Postel qui, après tant d'autres, voit dans la papauté corrompue la cause de l'hérésie et appelle de ses vœux à l'unité religieuse et politique sous la férule d'un monarque universel ou encore de Thomaso Campanella qui, depuis la prison où il croupira, évoquera sans relâche la grande et belle idée d'une «monarchie du Messie» (Monarchia Messiae, voir Quod Reminiscentur ad Dominum Universi finis terrae datant de 1618) lui aussi prenant ses traits au Roi de France, salué en 1638 dans l'Egloga de l'auteur qui exalte le titre de fils aîné de l'Église apposé au dauphin, l'onction du sacre, le pouvoir, fameux, de guérir les écrouelles, la symbolique de la fleur de lys, etc.
Il est de fait frappant de constater, quelle que soit la façon dont nous puissions expliquer le philosémitisme d'Isaac de Lapeyrère (7), la place que l'auteur accorde dans ses ouvrages à la question juive qui semble prendre à rebours, comme Jean-Paul Oddos en fait la juste remarque, l'idée paulinienne de l'élection des gentils par le rejet des Juifs, puisque Lapeyrère admet au contraire que le rejet des Juifs n'est que la prémisse de leur plein rétablissement par la venue du Messie. Faut-il parier sur la provenance juive, plus précisément marrane, de la famille Lapeyrère ? Faut-il plutôt admettre que, vivant ses premières années à Bordeaux, une ville qui par son commerce était en contact étroit avec l'Angleterre, il ne pouvait qu'être sensible aux idées qui s'y développaient et, notamment, dans les années 1610-1620, au «fort courant philosémite [...] lié au développement de plusieurs sectes extrémistes dans leur interprétation de la Bible» (p. 154) ? Faut-il tout simplement supposer que notre auteur ne pouvait être que profondément enthousiasmé par l'intérêt extraordinaire que le judaïsme porte à la Bible ? Ou bien penser qu'Isaac de Lapeyrère, en homme de son temps qui plus est curieux de tout, ne pouvait raisonnablement rester indifférent à l'effervescence millénariste juive qui semblait atteindre, depuis l'événement de l'expulsion hors d'Espagne (en 1492), son acmé avec les exemples des faux messies que furent David Reubeni et surtout Sabbatha Zevi ?
Quoi qu'il en soit, Isaac de Lapeyrère, comme Jean-Paul Oddos le note, a tenté «une sorte d'appropriation du messianisme juif et une réinterprétation de ce messianisme dans un cadre chrétien» (p. 155) conférant au roi de France une puissance encore plus grande que celle que les plus anciennes traditions médiévales lui avaient accordée (8), conférant aussi au peuple élu un rôle suréminent (9) qu'un Voltaire, comme toujours raillant ce qu'il ne veut ou peut comprendre, moquera dans son Introduction à l'Essai sur les mœurs et dont Umberto Eco semblera tirer de tout autres conclusions (10).

Notes
(1) Dans sa Relation de l'Islande, n'écrit-il pas que «Notre écriture doit être à l'image de notre parole comme notre parole est à l'image de notre pensée [...] notre ortografe se devrait conformer à notre prononciation», cité par l'auteur, pp. 148-9 de son ouvrage. Signalons que Lapeyrère eut dans ce domaine un précurseur en la personne d'un certain R. Poisson ou Poission qui, dans son Alfabet nouveau de la vrée et pure Ortografe Françoise (Paris, 1609), explique que la langue française «aêt très qorrompue, abuzive, et falsifiée [...] par se qe là où elle doit aêtre qonforme à la parole, ou qomme son miroir sertein [...] elle la rend toute diforme et variëe et disemblable [...]», in Jean-Paul Oddos, op. cit., note 15 de la page 149.
Puisque nous en sommes à la question de la correction orthographique, je dois faire remarquer qu'il est tout de même navrant, pour une maison telle qu'Honoré Champion jouissant d'une réputation si parfaitement justifiée de sérieux, que le livre de Jean-Paul Oddos contienne tant de fautes. Je tiens mon exemplaire, amendé, à la disposition des éditeur et auteur.
(2) Utilement défini en quelques termes par Quillet dans son Dictionnaire encyclopédique publié entre 1935 et 1949 (au septième volume) : «Sectateurs [les préadamites] d'une doctrine imaginée par un ancien moine devenu calviniste, Isaac de La Pereyre, et d'après laquelle des races humaines auraient existé avant Adam. Condamnés par le pape Alexandre VII». Sur Adam et sa résurgence dans un nombre pour le moins conséquent de textes, voir l'un de mes articles.
Un certain E. Amann, dans un article du Dictionnaire de Théologie catholique de Vacan et Mangenot (1909-1950, 15 volumes, à l'article Préadamites, col. 2793-2800), écrit, lui, qu'un certain parallèle est possible, voire autorisé par l'Église, entre le «préadamisme scripturaire» de Lapeyrère et le «préadamisme scientifique» qui «consisterait à voir dans les humanités successives [...] des sortes d'essais, d'ébauches par quoi la Providence préludait, comme en se jouant [...] à la création de l'humanité définitive, de cet homo sapiens dont parle la Genèse».
(3) Isaac de Lapeyrère écrit : «Hoc mihi certe cum vobis commune est : quod vitam duco erraticam», in Praeadamitae (au titre bien évidemment raccourci, Amsterdam, anonyme, 1655, 165, p. 8.
(4) Il existe dans cette ville une rue de Treurenberg entre la place Sainte-Gudule et la place Royale, les fortifications ayant été détruites.
(5) «Quand je mis au jour les Préadamites, mon principal dessein n'étoit pas les préadamites, mais celuy que je traite en ce lieu, des juifs élus, rejetez et qui doivent etre rappelez», in Préface de Des juifs élus, rejetez et rapelez, Paris (sans doute), 1643.
(6) Par souci de clarté, citons le texte de Jean-Paul Oddos : «[...] tout son Système, et pas seulement l'existence d'hommes antérieurs à la Chute, va à l'encontre de cette dogmatique de la Faute. Pour lui, le mouvement fondamental de l'Histoire sacrée, c'est l'Élection; c'est-à-dire la création d'Adam, son état de perfection, et l'alliance passée avec lui par la Loi. Avant Adam, l'homme a été créé, bien sûr à l'image de Dieu, mais d'une matière corruptible. Son péché est naturel, car c'est la tendance de cette matière qu'il a en commun avec les bêtes (péché, de pecus, bête). Sa mort est naturelle, car c'est la corruption normale de cette matière. Le péché d'Adam est tout différent : allant à l'encontre d'une loi, il est formel, et la mort qu'il entraîne est une mort de même nature, formelle, comme conséquence de l'imputation du péché. Ce qui est remarquable, c'est que cette imputation cesse en Jésus-Christ, et avec elle le péché et la mort formelle. Il nous faut en conclure [...] que l'imputation étant levée, seule règne encore un péché matériel, une mort naturelle. Le péché originel devient un phénomène limité dans le temps, renfermé entre les deux «bornes opposées» que constituent Adam et Jésus» (pp. 122-3).
Aux yeux de Lapeyrère, l'existence de ces hommes qui précède celle d'Adam est amplement prouvée par les incohérences mêmes de la Genèse, dont Jean-Paul Oddos donne quelques exemples : «pourquoi Abel gardait-il ses troupeaux s'il n'y avait pas d'autres hommes ? Comment Caïn pouvait-il être laboureur, s'il n'existait pas déjà l'art et les métiers du labour, de la récolte ? Pourquoi Caïn a-t-il eu peur de son crime ? [...] Parmi quel peuple Caïn prit-il une femme, avec qui put-il fonder une ville ? Car il fallait bien des architectes, des ouvriers, des habitants ? [...] Et qui sont ces «filles des hommes» que les fils d'Adam prirent pour femmes, provoquant la colère de Dieu et le châtiment du déluge ?» (p. 124).
(7) Cf. pp. 153-4 de notre ouvrage.
(8) Voir A. Vassiliev qui écrit, dans Medieval ideas of the end of the world in Byzantion (Boston, 1944), p. 474 : «In the latin world a legend became current that before the end of the universe, a Christian ruler [...] would enter Jerusalem and dedicate his early crown to the Savior».
(9) «Tout l'effort de Lapeyrère tend ainsi à organiser l'histoire autour du peuple juif : mais dans l'élargissement de son destin particulier à une vocation universelle, il y a contradictoirement une réduction des fondements mêmes de l'universalisme chrétien à l'histoire particulière d'un tout petit peuple; petit peuple d'un pays dans un monde qui s'ouvre vers tous les horizons» (p. 157).
(10) «L'hypothèse épicurienne [plusieurs peuples ayant donné naissance à plusieurs langues] ne pouvait que séduire le milieu libertin du XVIIe siècle français, où elle prend la forme extrémiste de l'hypothèse polygénétique, en se mêlant à diverses formes de scepticisme religieux qui allaient de l'agnosticisme ironique à l'athéisme déclaré. On voit alors apparaître la thèse d'Isaac de La Peyrère, calviniste, qui dans son Systema theologicum ex prae-adamitarum hypothesi, 1655, interprétant de façon certainement originale le cinquième chapitre de la lettre de saint Paul aux Romains, propose l'idée d'une polygénèse des peuples et des races. Son œuvre représentait la réponse laïque aux rapports d'explorateurs et de missionnaires sur les civilisations extra-européennes, comme celle de la Chine, si anciennes que leur lointaine histoire ne coïncidait pas avec les datations bibliques, surtout en ce qui concernait leurs récits sur les origines du monde. Il aurait donc existé une humanité pré-adamique, exemptée du péché originel, et le péché aussi bien que le Déluge ne concernaient qu'Adam et ses descendants en terre hébraïque», in La recherche de la langue parfaite dans la culture européenne (traduit de l'italien par Jean-Paul Manganaro, Seuil, coll. Points Essais, 1997), p. 110.