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06/01/2013
L’obsession de la décadence dans l’œuvre de Jules Barbey d’Aurevilly : variation sur le thème de la Chute, par Jean-François Roseau
Crédits photographiques : Stoyan Nenov (Reuters).
Barbey d'Aurevilly dans la Zone.
«Ils parlent de progrès ! Et les gouvernements modernes
ne voudraient certainement pas être à la place de leurs petits-fils»
Barbey d’Aurevilly, Pensées détachées, XIII.
La Belle Époque et la période de l’entre-deux-guerres eurent chacune leur Cassandre apocalyptique, ressassant amèrement le thème obsédant de la décadence. Il y eut Barrès, puis Drieu la Rochelle, Léon Daudet, puis Brasillach. Chantres de la tradition en même temps qu’ils pleuraient l’inéluctable déclin de la France, ces noms décriés de la littérature contemporaine se sont arrogé malgré eux le monopole de l’intellectuel de droite, catholique et anti-démocrate, dont les symptômes, du bellicisme à l’autoritarisme, du ruralisme à la germanophobie (1), se font déjà hautement sentir dans les prophéties imprécatoires de Barbey. Dès lors, il nous a paru pertinent de voir dans les écrits de cet auteur iconoclaste, en dépit de son attachement à la tradition, un précurseur méconnu, mais non moins influent, des écrivains réactionnaires du XXe siècle, encore que la notion même de «réactionnisme» puisse faire légitimement débat dans un usage strictement littéraire. Seulement Barbey, comme après lui Bloy, ou Bernanos, n’a pas cantonné son écriture au champ immense de la fiction, mais en a fait une chaire d’où condamner, d’un ton de prêcheur inlassable, les mœurs de son époque (2). Dans un système qui bat en brèche les variantes politiques, philosophiques et institutionnelles du libéralisme moderne, sous sa forme humaniste et parlementaire, Barbey développe une vision du monde et de la société fondée sur l’opposition récurrente de Dieu à l’homme, de l’ordre au désordre, de la vérité à l’hérésie et de l’autorité à la liberté. Cette argumentation binaire structure sa pensée politique dans la seconde moitié du XIXe siècle : «Il ne peut y avoir que deux thèses en présence, écrit-il, la théorie de l’Autorité (qui implique Dieu) avec toutes ses conséquences et la théorie de la Liberté (qui implique l’homme sans Dieu) avec toutes les siennes» (3).
D’une conception initialement catholique de l’autorité, Barbey en vient progressivement à penser l’organisation sociale et politique sur le modèle vertical de l’Ancien Régime. Ainsi nie-t-il en bloc, dans un monarchisme pragmatique qui préfigure Maurras, les vertus émancipatrices du libéralisme républicain, articulant autour du concept de modernité des revendications aussi hétéroclites que la liberté de pensée, l’égalitarisme, la laïcité ou le suffrage populaire. Hanté par la Révolution française, Barbey voit dans la République une continuation anarchique de 1789, signant l’arrêt de la civilisation, par une inversion sémantique, qui assimile la notion moderne de «progrès» – technique, politique, social – à l’idée pessimiste de décadence. Ce terme occupe évidemment une place majeure dans l’idéologie conservatrice en ce qu’il suppose une lecture de l’Histoire à contre-courant du positivisme comtien ou de l’optimisme républicain. Comme pour le terme polysémique de modernité, il faut néanmoins distinguer une acception esthétique de la décadence, dont se réclament les artistes et poètes fin-de-siècle, auxquels certains critiques rattachent usuellement Barbey, aux côtés de Charles Baudelaire, Joris-Karl Huysmans ou de Gustave Moreau, et un sens strictement culturel et politique apparenté à la phraséologie traditionaliste. La déchéance, Barbey l’observe et la dénonce dans la perte du sentiment religieux. Ainsi annonce-t-il sans cesse «la vaste décomposition qui s’avance sur nous» en constatant, note-t-il, que les nations européennes «dansent la danse macabre de leur agonie» (4).
De la Chute au déclin : la tragédie d’une société sans Dieu
Si le catholicisme offre une grille de lecture à la critique aurevillienne du monde contemporain, c’est d’abord par le prisme théologique et moral de la Chute. La perte du sentiment chrétien apparaît comme l’ultime étape d’une décadence amorcée par la Révolution française. Barbey réactive ainsi l’histoire de la Genèse en substituant l’épisode révolutionnaire au péché originel avec, comme point commun, le refus du pouvoir légitime. L’abolition de l’Ancien Régime sanctionne le triomphe de l’erreur, anti-chrétienne et libérale, qui, instituant l’homme comme principe de la connaissance, aboutit à une «métaphysique imbécilement humaine» (5), bassement matérialiste et, partant, signant la damnation dans le rejet de Dieu. Comment ne pas penser au «préambule» biblique en lisant sa condamnation du vice moderne ? «Le serpent, proclame-t-il, le serpent immonde, qui se traînait dans l’ombre de la fange de nos cœurs, est maintenant une hydre immense qui lève ses mille têtes insurgées du fond de l’âme de tous les peuples ! Python énorme d’un temps qu’il dévore et qui, malheureusement, hélas ! pour le tuer n’a plus Dieu» (6). Cet aveuglement de scepticisme, Barbey le nomme «fanatisme moderne», et l’interprète comme un retour à la barbarie infra-chrétienne. Dans une conception pessimiste de l’Histoire, plutôt cyclique que linéaire, et plus providentielle que rationnelle, il ne croit pas, comme Condorcet, aux progrès de l’esprit humain, mais à son élévation par la religion chrétienne. «Passer de la barbarie à la civilisation en poursuivant un rêve puis décliner et mourir dès que ce rêve a perdu sa force, tel est le cycle de la vie d’un peuple» (7) : toute proportion gardée, ce constat de Gustave Le Bon traduit parfaitement le sentiment de décadence éprouvé par Barbey, réduit à constater, impuissant, l’effacement du rêve chrétien dans les mœurs de la société française. Cette «humanité décrépite et dégradée» par la philosophie matérialiste enjoint nécessairement à établir une analogie plus ou moins juste, mais historiquement attestée, notamment dans la toile exposée en 1847 par Thomas Couture – Les Romains de la décadence –, entre la déchéance romaine et la corruption contemporaine. Cette fascination historique pour la chute de Rome s’exprime notamment dans les pages du cycle de Joséphin Péladan, La décadence latine, préfacé par Barbey, et qui s’ouvre en 1884 avec Le Vice suprême. Qu’un disciple de Barbey d’Aurevilly comme Péladan se penche avec tant d’intérêt sur l’Histoire de la décadence romaine n’est pas sans lien avec cette obsession dévorante d’assister aux commencements de l’Apocalypse. On retrouve là une thématique centrale des écrivains antimodernes (8), convaincus que le monde vit ses dernières heures, rongé par l’anarchie révolutionnaire. Point de salut sans religion, suggère Barbey, dans «une société qu’on a décapitée de son Dieu» (9). La métaphore de la décapitation, référence implicite à la mort du souverain, est loin d’être anodine dans la mesure où elle connote la complémentarité idéale des principes catholique et monarchique sur laquelle reposait la société d’Ancien Régime. La mort du roi, le 21 janvier 1793, doit se lire comme une conséquence implacable de la mort de Dieu dont il tirait son unique source de légitimité. S’ensuivent des mesures anti-chrétiennes, puis anticléricales, censées fonder la nouvelle religion immanente du progrès. Il n’y a guère de valeurs que la République puisse admettre d’une religion identifiée à l’oppression médiévale. Dès lors, la norme socio-religieuse n’émane plus d’un pouvoir transcendant, fédérant les hommes dans une même croyance, et la disparition de Dieu, puis du roi, induisent une décomposition du corps social que Barbey présente comme un symptôme de dégénérescence.
La négation des racines chrétiennes de la France est un enjeu fondamental pour la République si elle veut confirmer son assise philosophique dans un humanisme laïc indépendant de tout système extrinsèque en dehors des Lumières. En soutenant que la France a toujours vécu sur le principe chrétien, et qu’elle ne peut s’en séparer sans mourir, Barbey conteste le vœu pieux d’une France républicaine, régénérée par le libéralisme. Parmi les proches de Barbey d’Aurevilly, un second disciple, plus éminent encore que Joséphin Péladan, s’intéresse à la décadence dans son premier essai, Essai de la psychologie contemporaine, paru en 1883. Si la notion de décadence appliquée au style de Baudelaire fait surtout l’objet d’une définition littéraire, Paul Bourget en vient à évoquer la dimension socio-politique de cette réalité contemporaine : «Par le mot de décadence, on désigne volontiers l’état d’une société qui produit un trop petit nombre d’individus propres aux travaux de la vie commune. Une société doit être assimilée à un organisme. Comme un organisme, en effet, elle se résout en une fédération d’organismes moindres, qui se résolvent eux-mêmes en une fédération de cellules. L'individu est la cellule sociale. Pour que l'organisme total fonctionne avec énergie, il est nécessaire que les organismes moindres fonctionnent avec énergie, mais avec une énergie subordonnée […]. Si l'énergie des cellules devient indépendante […], l’anarchie qui s’établit constitue la décadence de l’ensemble» (10). Cette représentation classique de la société, hiérarchique et organique, atteste l’influence des penseurs contre-révolutionnaires sur l’imaginaire de Bourget, en l’occurrence celle de Barbey, et souligne l’impression d’une décadence causée par l’individualisme et la désagrégation de la communauté. Là encore, cette atomisation du corps social provient d’une absence de principe supérieur et unitaire. Par ailleurs, l’avènement du capitalisme mécanique, et la substitution de la richesse financière, essentiellement bourgeoise, à la domination foncière ou agraire de la noblesse, a pour revers le renversement des rapports de force constitutifs de la société féodale. L’individualisme, revendication opposée à la société d’ordre, justifie la Révolution française au nom de la liberté individuelle et mène à la démocratie : face à «la décadence des temps, assure Barbey, il faut en finir d’un dernier coup de balai avec […] toutes les imitations américaines; car l’Amérique nous ronge également par les idées et par les mœurs» (11). Par là, le critique visionnaire – c’est le moins qu’on puisse dire – s’en prend autant à la démocratie américaine, largement étudiée par Tocqueville, qu’à l’industrialisme croissant des États-Unis, pensé comme un prolongement moderne du matérialisme.
Progrès et déchéance : les méfaits de la civilisation technique
L’apologie du Moyen Âge chrétien ne peut mener Barbey d’Aurevilly qu’à une exécration catégorique de la civilisation progressiste qui s’ouvre en France, et en Europe, avec le second XVIIIe siècle. Matérialisme et industrie sont pour lui les deux bras d’un même monstre venu ruiner les bases d’une société fondée sur la domination aristocratique de la terre, et consacrée par Dieu. La chaîne régressive de la décadence est tissée par les maillons successifs du libéralisme philosophique, économique et politique : «Le matérialisme envahissant, et l’industrialisme qui l’a suivi, et l’Américanisme qui le continue» (12) sont pour lui les étapes d’une civilisation finissante et mortifère, à contre-courant de la civilisation chrétienne. Il faut bien discerner les deux significations du terme qui renvoie simultanément, chez Barbey, à la seule civilisation qui soit, celle de la chrétienté incarnée par le «génie vrai de la France, cette tête hiérarchique des nations», Fille aînée de l’Église, «cette droite de la civilisation, catholiquement dite, cette missionnaire armée» (13) et, aux antipodes de cette acception, à la civilisation technique, incrédule et scientiste, «orgueil bouffi […] de progrès» qui est «le mysticisme bête des apôtres de l’utopie» (14). La critique des sciences et de leur prolongement technique, influencée par son romantisme régionaliste, aboutit à un violent rejet de «l’industrialisme moderne», dont l’incipit de L’Ensorcelée offre un exemple caractéristique. Dans les premières pages du roman, Barbey parle avec nostalgie de la beauté pure et sauvage des landes normandes, menacées par les ravages de l’industrie, car «notre époque, ajoute-t-il, grossièrement matérialiste et utilitaire, a pour prétention de faire disparaître toute espèce de friche et de broussailles aussi bien du globe que de l’âme humaine». La philosophie scientiste, qui cherche à détruire Dieu dans les cadres d’une connaissance uniquement factuelle, s’en prend aussi aux mystères de la nature lorsqu’ils échappent au contrôle de la technique – le chemin de fer, par exemple, dont les lignes se développent considérablement sous le Second Empire –, si bien que «sous ce règne de l’épais génie des aises physiques qu’on prend pour de la Civilisation et du Progrès, il n’y aura ni ruine, […] ni terres vagues, ni superstitions» (15). Or la superstition, comme le miracle et le surnaturel, sont la substance écrasante et irrationnelle du catholicisme aurevillien. Ce qu’il déplore par-dessus tout dans l’expansion du train, des usines ou des routes, c’est l’ambition démesurée – et donc sacrilège – d’uniformiser totalement les régions et les hommes, au mépris des spécificités culturelles ou locales qui font toute la richesse de l’Ancien Régime. On retrouve les mêmes plaintes dans son Memorandum de 1856, lorsqu’il observe sur les rivages de Caen «le profil indigne, bâtard, prosaïque, bourgeois de ce temps (ce mot dit tout !)» avant de conclure : «Des usines et des latrines, voilà ce que la civilisation du dix-neuvième siècle plante orgueilleusement» (16).
Outre la laideur de ces bâtisses modernes qui signifient la fin d’un monde, dépossédé de son prestige par la montée d’une bourgeoisie économique possédant les principales infrastructures industrielles, le réaménagement des territoires, soumis au principe souverain de centralisation, suscite dans l’esprit de Barbey un regain de nostalgie pour la France, rêvée ou réelle, de ses ancêtres normands. Jugements esthétiques et politiques s’entremêlent donc dans la profonde méfiance exprimée par Barbey à l’endroit du progrès, à contre-courant des croyances saint-simoniennes en l’amélioration sociale des hommes par la maîtrise technique de leur environnement. Le progrès, analysé comme un phénomène doublement bourgeois et républicain, constitue le ressort du capitalisme économique, sanctifié par les accords de libre-échange signés en 1860 entre la France et l’Angleterre. Or, comme Blanc de Saint-Bonnet, Barbey est convaincu que «Dieu hait le commerce» (17), cette forme de perversion de l’âme qui triomphe avec le XIXe siècle. En reprenant la condamnation traditionnelle du veau d’or et de l’idolâtrie, Barbey d’Aurevilly soutient que la modernité, devenue religion, a notamment substitué au Dieu chrétien les dieux pernicieux de la science et de l’industrie, qui «est maintenant la Reine du Monde» (18).
Dans une vision fixiste de l’humanité, niant d’un seul bloc les théories sociales du progrès comme l’hypothèse scientifique de l’évolution, Barbey ne peut que déplorer les mutations d’une société qui bascule dans la déchéance moderne, sous peine d’abandonner sa foi en l’Ancien Régime.
Notes
(1) Barbey serait ainsi «pré-barrésien» aux dires de Michèle Sacquin, Entre Bossuet et Maurras, L’Antiprotestantisme de 1814 à 1870 (École des Chartes, 1998), p. 339 : «Le 4 juillet 1870, pendant les semaines fiévreuses qui précèdent la déclaration de guerre à la Prusse, Barbey d’Aurevilly publie un article très violent dans Le Constitutionnel. Il y développe le thème pré-barrésien de l’identité germanique du protestantisme».
(2) «Le Roman est spécialement l’histoire des mœurs, mise en récit et en drame, comme l’est souvent l’Histoire elle-même», dans Les Diaboliques, Œuvres romanesques complètes (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1966, t. II), p. 230.
(3) Les Prophètes du passé (A. Bourdillat et Ce, 1860), p. 32.
(4) Joséphin Péladan, Le Vice Suprême (A. Laurent, 1886, préface de Jules Barbey d’Aurevilly), pp. I-XV.
(5) Les Prophètes du passé, op. cit., p. 13.
(6) Le fanatisme moderne, pp. 339-344, dans Dernières polémiques (Albert Savine, 1891). Cette imprécation sonne bien évidemment en écho au premières pages de La Genèse (3,1-3,6), rapportant l’entretien entre Ève et le Serpent.
(7) Gustave Le Bon, Psychologie des foules (Presses Universitaires de France, 1986), p. 125.
(8) Voir Antoine Compagnon, Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes (Gallimard, 2005).
(9) Les bébés de la République, Dernières polémiques, op. cit., pp. 301-308.
(10) Théorie de la décadence, pp. 13-19, dans Paul Bourget, Essai de psychologie contemporaine (Gallimard, 1993).
(11) Les Romantiques du siècle, Le Réveil, 16 janvier 1858, dans Articles inédits (1852-1884) (Les Belles Lettres, coll. Annales littéraires de l’université de Besançon, textes réunis par Andrée Hirschi et Jacques Petit, 1972), pp. 37-38.
(12) Chateaubriand, dans Barbey d’Aurevilly, Œuvres critiques, IV, 2 (Les Belles Lettres, 2009), p. 935.
(13) Émile Montégut, 1858, dans Articles inédits, op. cit., p. 60.
(14) L’individu et l’État, Le Pays, 12 janvier 1858, ibid., pp. 29-35.
(15) L’Ensorcelée, dans Œuvres complètes, t. I (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964), pp. 555-556.
(16) Troisième memorandum, 30 septembre 1856, ibid., pp. 1036-1037.
(17) Lettre de Saint-Bonnet à Barbey d’Aurevilly, citée par Jacques Petit, in Barbey critique (Les Belles Lettres, 1963), p.188.
(18) Lettre à Trébutien, avril 1856, Correspondance générale, t. V (Les Belles Lettres, coll. Annales littéraires de l'Université de Besançon, 1985), p. 94.