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09/01/2013

Empirer l'incompréhension : Alain Soral et les règles élémentaires du débat intellectuel, par Frédéric Dufoing, 2

Crédits photographiques : Pablo Blazquez Dominguez (Getty Images).

Rappel
3584129808.jpgContre Alain Soral, 1.





IV L'argument ad hominem abusif : Soral et Tarik Ramadan

Je commencerai par une vidéo traitant du cas de Tarik Ramadan, dans laquelle Soral affirme que pour cerner l'intégrité et la légitimité morale, ainsi, finalement, que le contenu réel du discours d'un individu, il faut regarder qui le paie (c'est-à-dire, dans le cas d'espèce, qui l'emploie). Ramadan, par exemple, est payé par la Grande-Bretagne (il travaille pour une université anglaise) et le Qatar (il y a ouvert un Institut), or, la Grande-Bretagne est un État qui défend le mondialisme et le Qatar est tout sauf une démocratie. Peu m'importe que les faits soient avérés ou pas (faudrait-il encore qu'ils soient plus précis, car travailler pour une université n'est pas travailler pour un organe gouvernemental). Le syllogisme de Soral est formellement valide. Le problème réside, d'une part, dans son hypothèse de départ, et, d'autre part, dans le paradoxe logique et le paradoxe moral amenés par sa conclusion. En effet, affirmer que toute personne se plie à celui qui la paie, à celui dont elle dépend, implique d'abord que la paie soit la priorité pour cette personne, qu'elle en dépende totalement et/ou que son calcul utilitaire s'arrête au fait de la recevoir, ensuite que celui qui paie aie nécessairement le besoin, l'envie ou une motivation quelconque pour subordonner le discours de l'employé et le sanctionner s'il s'écarte du discours attendu. La jurisprudence en droit du travail, ainsi, montre que l'on peut avoir un lien de subordination sur le papier mais pas dans la pratique. L'histoire ne manque pas de cas qui contredisent l'hypothèse de Soral, le plus connu étant bien entendu Marx, l'une des références préférées de Soral-le-sociologue. Rappelons que Marx était «entretenu» par son ami Engels, gros industriel capitaliste s'il en est. On me dira qu'Engels était acquis aux idées de Marx et prêt à abandonner le pouvoir patronal dont il disposait. C'est tout à fait vrai, mais alors, qui nous dit que ce n'est pas le même cas pour Ramadan ? Qui nous dit qu'il n'y a pas, dans l'université pour laquelle il travaille, des garanties d'indépendance dans la recherche, et pour l'institut au Qatar, un riche émir qui souhaite valoriser une pensée qui met à mal les fondements d'une société dont il est pourtant un important rouage et un bénéficiaire ? Par ailleurs, si l'hypothèse de Soral est vraie, son brave Marx est un vendu, un hypocrite, et, transitivement, toujours si j'applique la logique soralienne, Soral aussi, qui s'en réclame...
Le problème qui se pose ici est celui d'un schéma débile (au sens propre du terme) qui réduit l'agir humain à une seule détermination, alors qu'il y en a tellement plus, et qui entrent le plus souvent en tension... Pour ce qui me concerne, et sans aucunement nier l'importance fondamentale que peut avoir un lien de subordination hiérarchique et un lien de dépendance matérielle, il me semble – en particulier dans le travail intellectuel – qu'un autre facteur – disons socio-psychologique – peut déterminer, à tout le moins orienter le discours, les valeurs et les prises de position d'un individu : la ou les personnes desquelles il reçoit des signes de reconnaissance. Car l'image de soi et l'estime de soi-même ont au moins autant d'importance que la survie physique et le confort matériel (en période de crise, ne préfère-t-on pas, au sein de la société de consommation, faire des économies sur le chauffage plutôt que sur les dépenses en gadgets électroniques et autres forfaits de téléphonie ?). Une théorie sociologique, celle de Bourdieu (1), colle du reste assez bien à cette explication psychologique : les individus cherchent aussi à obtenir des gains symboliques et la reconnaissance d'un certain nombre de personnes légitimes dans un champ d'activités ou idéologique donné. Résumons-nous : non seulement le facteur invoqué par Soral n'est pas le seul, mais en plus, il n'est pas nécessairement le plus déterminant et est même contredit pas bien des cas d'école – j'ai cité Marx, je pourrais citer mon bien cher Illich qui a toute sa vie radicalement critiqué l'institution scolaire alors qu'il y travaillait et en dépendait, ou l'Église alors qu'il était prêtre (mais cette fois, l'institution a réagi !). C'est même précisément parce qu'il a travaillé pour ces institutions qu'il les a si vivement critiquées, abandonnant la brillante carrière diplomatique qui lui était promise au Vatican... Illich est la preuve que le lien de subordination et de dépendance matérielle n'est pas le seul déterminant dans la construction d'une pensée...
Maintenant, il faut retourner l'hypothèse de Soral et celle que je viens de faire contre lui-même, en les mettant en parallèle avec deux questions dont les réponses pourraient en dire long sur son fonds de pensée : qui paie Soral ? et de qui – et dans quel champ – cherche-t-il l'estime ? Je ne connais pas la vie privée de l’homme. Je m'en remettrai donc à nouveau à ce qui est public. Soral fait de la télévision (dans quel type d'émission ? Avec quel public ? Et quel rôle, quelle persona ?), écrit des livres qui se vendent (bien du reste) auprès d'un certain public (lequel ?), donne des conférences (qui y assiste ?) et est éditeur (que et qui publie-t-il ?). Somme toute, le cas est assez simple : ceux qui le paient sont ceux dont il cherche l'estime et l'achat... Mais je laisse à d'autres ce type d'enquête. L'important est ici de souligner la relative inanité d'un autre argument soralien et l'incohérence qu'elle implique vis-à-vis de Soral lui-même.
Car Soral utilise beaucoup cette technique sophistique, combinaison de l'argument incomplet (on n’avance que ce qui peut soutenir une position et pas ce qui peut l'infirmer) et l'argument ad hominem abusif (qui consiste non pas à attaquer les arguments de la personne, mais la personne elle-même, par exemple en lui supposant un intérêt à le faire, sans preuve que cet intérêt soit la seule explication de la prise de position). Cette combinaison est souvent la base du montage scénaristique délirant d’Alain Soral. Il faut bien comprendre que n'est pas ce que les gens disent, les valeurs qu'ils défendent et les implications de ce qu'ils font ou affirment qui l'intéressent, c'est ce qu'ils sont, les rôles, les fonctions qu'ils possèdent au sein de ce scénario : peu importe ce que l'on dit, ça collera toujours avec ce qu'il croit dans la mesure où il trouvera toujours un élément qui disqualifie ou délégitime la personne, l'émetteur du discours, et donc lui donnera une fonction, une utilité dans son scénario : un intérêt personnel, une origine ou une contradiction avec des propos plus anciens, parfois décontextualisés, ou interprétés de manière opportune, ou encore en contradiction avec une prise de position, un acte, une posture, même si celle-ci est cohérente avec un autre ordre de valeurs, voire le sien même ! Peu importent les arguments qu’utilise Tarik Ramadan : puisqu'il est payé par untel, il ne remplit que le rôle x dans le système, et remplit aussi telle fonction objective qui – ô miracle ! – est la preuve de ce que Soral affirme !
Ainsi fait-il l'économie de la discussion et de la déconstruction du discours de l'autre (tout autant que de la confrontation avec les faits) et garde-t-il son énergie pour ressasser le sien, tout en opérant une classification entre amis et ennemis (avec quelques nécessaires stades intermédiaires ou, comme il aime le dire, «dialectiques»), donc en permettant à son public de trouver ses marques – et sa marque de trouver son public, comme on l'a mentionné plus haut. Une analyse s’inspirant des champs popularisés par Bourdieu pourrait ainsi être menée sur les classifications soraliennes, qui nous permettrait de comprendre que le travail essentiel de Soral n'est pas la réflexion, mais la vente d'un produit par le positionnement de l’auteur sur une sorte de marché des idéologies.

V La généralisation abusive : Soral et Mélenchon

Dans l'un de ses entretiens datant du mois de mai 2012, Soral critique Mélenchon et la gauche dite «antifasciste» qui s'est rangée derrière lui durant les présidentielles. Il reproche au leader «d'extrême gauche» d'avoir soutenu une position – le «oui» au traité de Maastricht – en parfaite contradiction avec ses thèses actuelles. Le fait est avéré et le reproche a priori tout à fait valide, puisqu'il oppose deux positions contradictoires d'un homme qui s'est toujours prétendu logique et constant (mais qui sur ce point, accordons-lui ce trait d'honnêteté intellectuelle, a reconnu avoir fait une erreur). Cependant, en le reprochant à son adversaire, non seulement Soral suppose que nul ne peut changer d'opinion, ou de camp, faute de quoi il est un hypocrite, ce qui est dommageable pour lui-même, puisqu'il a fricoté aussi bien avec les communistes qu'avec le Front National, mais, surtout, il sort très vite de l'honnête débat intellectuel pour retomber dans les sophismes, puisqu'il ajoute que Mélenchon n'étant pas issu du milieu ouvrier, il ne peut pas être sincère dans sa défense des ouvriers et que, franc-maçon, il appartient à une élite, à un clan, lié à tout ce qu'il dénonce, donc n'est pas, une fois de plus, sincère. La première assertion implique que l'on doit faire partie du groupe que l'on défend pour le comprendre et le défendre sincèrement, efficacement, faute de quoi on est incompétent ou hypocrite. Cet argument est de la même famille que celui qui consiste à dire : «comment pouvez-vous être contre les drogues si vous n'en avez jamais goûté ?», et qui est un sophisme que je nommerai (faute de savoir s'il a déjà été nommé) sophisme de la légitimité par la ressemblance ou par la participation. Il suffit de remplacer prise de drogue par meurtre pour comprendre pour quelle raison un tel procédé constitue un sophisme : faut-il avoir tué (ou a fortiori, avoir été tué, ce qui est encore plus absurde) pour pouvoir comprendre ce qu'est un meurtre ? Là encore, la logique essentialiste de Soral se manifeste : ce n'est pas ce que l'on fait qui compte, c'est ce que l'on est. Pour ce qui concerne la seconde assertion, un stéréotype classique autant que stupide – la franc-maçonnerie est un groupe secret de comploteurs cherchant à conquérir le monde –, il est, comme tout stéréotype, le résultat de la combinaison d'une croyance – non prouvée et irréfragable dans l'esprit de ceux qui l'invoquent – et du sophisme le plus utilisé : la généralisation abusive, aussi appelé secundum quid , soit le fait de prêter à un ensemble d'éléments les caractéristiques d'une partie. Autrement dit, quand bien même un franc-maçon, un groupe de francs-maçons voire une loge entière aurait de manière avérée ce type d'objectif ou, plus platement, des pratiques de cooptation et de «pistonnages» (de cela, par contre, je peux témoigner), nous ne pouvons pas automatiquement tirer la conclusion que tous les francs-maçons ou toutes les loges relèvent de la même logique... Et puis, où sont les preuves ?

VI Une optique sectaire : Soral et les anarchistes

Dans un entretien du mois d’août 2012, ayant été critiqué pour son antisémitisme par des militants anarchistes (il est vrai d'une franche médiocrité), Alain Soral utilise encore l'un de ces sophismes : il lit un passage particulièrement antisémite de Bakounine, présenté comme la figure centrale de l'anarchisme, reprochant alors implicitement aux anarchistes d'être des antisémites alors que lui, dit-il, «n'en est pas là». Or, d'une part, ce n'est pas parce que l'on s'inspire d'un auteur qu'on est forcément d'accord avec tout ce qu'il dit (personnellement, bien qu'ellulien, je dois admettre que la défense d'Israël par Ellul – qui est aussi affreusement sophistique – m’écœure) et, d'autre part, le lecteur pourra en juger en comparant l'extrait et ce que j'exposerai par la suite, le discours antisémite de Bakounine est exactement – presque au mot près, ce qui est sidérant – celui que tient Soral, et de manière répétée ! Autrement dit, il est incapable d'assumer son propre antisémitisme (ou antijudaïsme, pour être plus précis) et est tellement sectaire dans sa manière d'appréhender le travail intellectuel d’autrui qu'il se révèle incapable de comprendre que se référer à un auteur, à son œuvre, ce n'est pas nécessairement suivre la parole d'un gourou, c'est la critiquer, y faire le tri, la modifier, etc.

VII Collage d'impressions et mort de la critique historique : Soral et le judaïsme

Dans ses constructions sophistiques se manifeste la sacralisation du texte ou de la parole, c'est-à-dire une vision selon laquelle le texte est presque en lui-même performatif – ce qui est assez étonnant, surtout de la part d'un sociologue (on attendrait un tel procédé chez un philosophe). Cette vision est nécessaire à toutes les argumentations soraliennes pour combler, nous le verrons, le manque cruel de preuve et de rigueur, analytique comme argumentative. Le meilleur exemple est la référence faite à la Torah et au Talmud pour appuyer ce que Soral prétend être l'objectif, à savoir le programme et le destin immémorial des juifs. Ainsi déclare-t-il, dans son entretien du mois de mai 2012 que : «le judaïsme, c'est deux livres, la Torah et le Talmud, et en lisant ces deux livres, on voit bien que c'est un peuple vindicatif, dominateur, qui suit un dieu vengeur qui leur a promis la domination – il suffit de lire Isaïe et Ézéchiel – par, en plus, la purification ethnique. Et dans le Talmud on voit bien que cette domination, dans un monde dominé par la chrétienté, s'effectue par l'usure et le mensonge, et la double éthique, c'est-à-dire de ne pas traiter un non-juif comme un juif, c'est-à-dire d'avoir le droit sacré de lui mentir, de le voler, etc. C'est la réalité.» Et d'ajouter, en détournant sans fausse honte un texte de Tolstoï qui dénonce le fait que les juifs (sionistes) cèdent à la tentation étatique et nationaliste, que l'antisémitisme est un «universel» jusqu'en 1945, c'est-à-dire que tout le monde est antisémite. Je me vois contraint de faire quelques remarques élémentaires, notamment de critique historique, au spécialiste de l'histoire des religions qu'est Soral :
• le judaïsme ne peut être réduit à deux livres. Le judaïsme, ce sont aussi plusieurs milliers d'années d'histoire de la diaspora, de mélanges, de dilution et d'influences de cultures. Que je sache, et pour ne prendre qu'un exemple, tout ce qu'écrit Kafka n'est pas dans la Torah ou le Talmud, pas plus que la Torah et le Talmud ne peuvent résumer ou présumer ce qu'écrit Kafka (et c'est bien l'aspect le plus noble du judaïsme qui inspire Kafka lorsqu'il décrit et dénonce les logiques totalitaires);
• les textes et les enseignements oraux contenus dans ces ouvrages sont extrêmement diversifiés, contradictoires, évolutifs, répondant à divers contextes de diverses communautés, en particulier de diasporas. Il n'y a en aucun cas un discours uniforme, sinon par celle qu’impose une lecture sectaire. Ils ne prennent sens que dans un contexte spécifique. Ce ne sont par ailleurs jamais complètement des faits historiques, si tant est qu'ils le soient;
• la plupart des juifs ont – comme n'importe quels autres membres d'une communauté religieuse – d'autre références morales, esthétiques et métaphysiques que les livres saints du judaïsme. Réduire leurs références axiologiques à ces seuls ouvrages est tout simplement stupide;
• tout peuple ou groupe constitué, sans exception, applique ce que Soral appelle «une double éthique», les catholiques, notamment, en excluant les juifs d'un certain nombre de professions (quelques-uns parmi eux se retrouvant acculés à l'usure au moment où des rois catholiques ont besoin d'emprunter de l'argent pour assurer leur pouvoir et... construire la sainte France). Nous pouvons (c'est mon cas) déplorer la «double éthique», mais alors pas pour l'appliquer soi-même ou soutenir des gens qui l'appliquent, comme Marine Le Pen et sa «préférence nationale» ou le catholicisme des croisades;
• la lecture soralienne est davantage inspirée par l'épistémologie du personnage principal d'Orange mécanique que par celle d'un érudit et d'un homme de bon sens. Tous les livres religieux, en particulier s'ils se présentent sous forme d'épopées ou de récits mythiques, racontent les atrocité les plus infâmes. L'antiquité n'est faite que de génocides et d'esclavage;
• s'il existe bel et bien des courants juifs qui se réclament de ces textes pour justifier, par exemple, l'existence d'Israël, il en existe aussi – bien souvent les sionistes de l'origine – qui se basent sur des considérations autres que religieuses, et d'autres encore qui, au nom des textes religieux ou au nom de valeurs extérieures au judaïsme, condamnent Israël;
• où Monsieur Soral voit-il que le Talmud traite du cas de l'usure sous le christianisme ? (j'aimerais sincèrement et sans ironie avoir la réponse);
• tout le monde n'est pas antisémite avant 1945 (Péguy, antisémite ?), beaucoup de gens qui l'étaient ont eu la bonne idée de ne pas le rester (Jaurès par exemple) et, comme l'a montré l'affaire Dreyfus, certains qui l'étaient n'en ont pas fait le principe premier de leur action et de leur organisation morale – car après tout, on peut ne pas aimer les juifs, au même titre qu'on peut ne pas aimer les musulmans, la moutarde, le rouge, le froid, Klee, les laïcards ou les Belges. Le tout est de ne pas en faire une politique ou un fondement moral. Par ailleurs, ce n'est pas parce que tout le monde hait quelque chose ou qu'une majorité hait quelque chose que cette chose est haïssable – Soral cède ici à l'un des sophismes les plus misérables, l'argumentum ad numeram, l'argument du nombre.
Par-dessus tout, Soral est le champion d'une technique, que j'appelle le collage d'impressions, ou l'impression par amalgames, qui consiste à combiner plusieurs sophismes et en particulier, l'argument de la fausse attribution causale, celui de la confusion entre cause et effet ainsi que celui de la coupure événementielle.
La fausse attribution causale est un sophisme extrêmement courant qui consiste à établir une causalité absurde, non prouvée ou non suffisante, entre deux faits, par exemple, entre deux événements qui se passent en même temps, entre deux événements qui ont une ou plusieurs causes communes, mais aucun lien entre eux. Imaginons ainsi qu'une étude montre que les gens se suicident davantage quand il pleut : de la concomitance des deux événements, de la présence de la pluie au moment de l'augmentation des suicides, on pourrait tirer que la pluie cause les suicide (ou l'inverse, pourquoi pas !) alors que d'autres hypothèses de causalités, plus plausibles (et à vérifier), pourraient être plus sérieusement évoquées, par exemple que dans certains pays (le mien !) il pleut beaucoup au moment où les journées raccourcissent (donc au moment où la lumière est moins forte), etc. Les juristes spécialistes de la responsabilité civile le savent : rien n’est plus délicat à établir qu'une causalité, sinon déterminer dans un faisceaux d'événements ce qui est une cause et une conséquence. Cela dépend du reste de la manière dont on fait commencer la séquence événementielle : dans le cas des affrontements entre l'armée israélienne et les militants du Hamas à Gaza, par exemple, fait-on commencer la séquence par le tir de roquette du Hamas (qui serait dès lors la cause – encore faudrait-il voir s'il n'y en a pas d'autres...) ou par les mois d'étouffement économique de Gaza à cause du blocus qui lui est imposé ?

VIII D'une analogie absurde à une causalité malhonnête : Soral et la guerre contre l'Iran

Ces mécanismes de fausses causalités sont très courants chez Soral. Prenons un exemple : son entretien de septembre 2012, partie 12, où il traite de la promesse de guerre faite par Israël à l'Iran. Soral, qui n'est décidément pas que sociologue, mais aussi historien, économiste, philosophe, politologue et spécialiste de géostratégie, affirme que cette guerre manifeste un mécanisme régulier au 20e siècle et caractérisé par la concomitance de trois phénomènes : une crise bancaire, une guerre «fabriquée» et «pas nécessaire» et «l'implication» d'Israël. Plusieurs remarques peuvent déjà être faites : outre qu'une crise bancaire peut désigner des situations extrêmement diverses et avoir des raisons et des conséquences elles aussi très diverses (dettes de l'État, manque de crédit, dépréciation monétaire, spéculation sur certains produits financiers, etc.), on ne comprend pas trop ce qu'est une guerre «fabriquée», moins encore ce qu'est une guerre «non nécessaire». Si l'on affirme d'une guerre qu'elle est non nécessaire, on doit expliquer alors sur quel socle de valeurs, à partir de quel référentiel on la juge ainsi. Par exemple, pour le gandhiste que je suis qui avance des raisons morales, aucune guerre n’est jamais nécessaire. Pour les industriels qui fabriquent et vivent de la vente des armes, elles sont toujours nécessaires. Ces deux remarques nous permettent de noter trois tactiques typiques de Soral : quand il expose des faits pour les intégrer dans une théorie, il est (1) flou sur les faits eux-mêmes (que désigne-t-on exactement ?) et (2) flou ou «glissant» sur les concepts (il utilise un mot dont la signification change d'un contexte à un autre); de plus, (3) il pose les faits avec un jugement de valeur déjà intégré – autrement dit, les faits qui vont servir sa démonstration, sont déjà chargés de la conclusion morale ou politique qu'il va en tirer. Parce que le fait invoqué (la guerre) est déjà chargé d'un jugement moral («pas nécessaire») – ce qui relève, jusqu'à un certain point, du sophisme que l'on appelle la pétition de principe –, qu'il est flou («crise bancaire») ou caractérisé par un terme qui a plusieurs sens et connotations (la guerre «fabriquée»), la comparaison que va opérer Soral entre deux guerres au 20e siècle et celle promise à l'Iran va être possible, le lien de concomitance établi (nous allons y revenir) et la conclusion politique et morale évidente.
Revenons donc à sa démonstration (sa «virtuosité dialectique», comme il dit) et décomposons-là avant de l'analyser.
La promesse de guerre faite à l'Iran par Israël est une nouvelle manifestation d'un type d'événement qui s'est déjà déroulé deux fois durant le 20e siècle : la fameuse concomitance (qui indique, au sens propre, un rapport simultané de plusieurs faits) d'une crise bancaire, d'une guerre «fabriquée» et «pas nécessaire» et «l'implication» d'Israël. Et Soral d'évoquer ses exemples : la déclaration Balfour durant la Première Guerre mondiale (1917) et la création d'Israël dans l'immédiat après Seconde Guerre mondiale (1947-1948).
Ce raisonnement nécessite une comparaison, dont émerge une analogie. Or, une comparaison exige, sur le fondement d'un certain nombre de critères explicitement déterminés à l'avance, et d'un objectif lui aussi préalablement défini, de mettre en parallèle les caractéristiques de deux éléments, afin de souligner celles qui se ressemblent et celles qui sont différentes, pour ensuite hiérarchiser ces caractéristiques selon leur pertinence et pouvoir tirer des conclusions ou encore utiliser le résultat dans un raisonnement établissant une causalité. Si, biologiste, je compare un homme, un arbre et une pierre, je vais constater, malgré toutes les différences, entre les deux premiers, une ressemblance essentielle qui va permettre de les distinguer de la pierre : ils sont vivants. Si, maintenant, je les compare en tant que juriste, une différence considérable va mettre la pierre et l'arbre d'un côté, l'homme de l'autre : les premiers sont des choses, le second est un sujet de droit... Nous le voyons, une comparaison est une opération délicate et nuancée dont l'objectif va permettre la discrimination et le classement des caractéristiques relevées. Une telle opération n'est valide que si elle est faite dans les règles de l'art. Or, à l'instar du juge d'Outreau qui ne prenait en compte que éléments à décharge avec le résultat que l'on sait, Soral opère une comparaison qui met en parallèle trois éléments ou ensembles de caractéristiques, si généraux et si vagues (guerre, crise bancaire, présence d'Israël) que leur concomitance peut caractériser des milliers de situations diverses (exemple : guerre du Vietnam + période de transition dans l'abandon de la convertibilité du dollar en or + Kissinger qui est juif, donc : présence manifeste d'Israël). Dans cette comparaison implicite, il ne retient que les (toujours très vagues et rares) éléments semblables sans aucunement évoquer les différences (innombrables et beaucoup plus sensées que les ressemblances dans le cas d'espèce). Avec cette technique, il est évidemment très simple de rapprocher des événements historiques : par exemple, depuis «toujours» (comme il le dit), nous pouvons observer la concomitance de la guerre, des intellectuels français et du colonialisme; le philosophe Descartes était militaire, il y avait des guerres de religion et les Français colonisaient le Canada; quant à Sartre, il est contemporain de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre d'Algérie... Tout cela est très étrange : les philosophes français manipuleraient-ils l'État pour avoir des choses à critiquer et ainsi gagner en notoriété et vendre des livres ou obtenir des postes... ? Allez savoir… Cher lecteur, ce «raisonnement» vous fait rire ? C'est pourtant exactement celui de Soral, jugez-en plutôt en le reprenant, pour ainsi dire, au ralenti.
Selon Soral, le scénario, qui se répète pour la troisième fois, est le suivant :
Étape 1) : une crise bancaire est provoquée à Wall Street par des gens (des juifs) qui cherchent à sacrifier la valeur d'usage des choses en faveur de la valeur d'échange (autrement dit qui spéculent et étouffent l'économie de production réelle);
Étape 2) : ayant provoqué une catastrophe économique et ayant peurs d'être pris la main dans le sac (selon l’expression consacrée), ils détournent l'attention en provoquant une guerre globale autour d'ennemis préfabriqués (aucune mention de l'ennemi préfabriqué durant la Première Guerre mondiale; pour la seconde, Hitler financé par Wall Street, donc par les juifs, est en même temps désigné comme l'ennemi; pour aujourd'hui, Soral mentionne à la fois l'Iran et l'islam wahhabite ou salafiste, ces derniers étant financés par les juifs – entendez désormais : Israël – par le biais de l'Arabie saoudite et du Qatar);
Étape 3) : «les juifs», qui sont aussi des vendeurs d'armes et les financiers des militaires, gagnent de l'argent et Israël du territoire.
«Irréfutable !» s'enorgueillit l'érudit Soral. Sur ce point, il a raison, et c'est précisément ce qui fait de son raisonnement un raisonnement rigoureusement non scientifique, rigoureusement infondé et rigoureusement grotesque – et, par-dessus le marché, très drôle, s'il n'était pris au sérieux par tellement de personnes. Fondamentalement, il est aussi impossible de réfuter le discours de Soral que le délire d'un schizophrène qui vous expliquerait que son voisin est le démon parce que les motifs de ses chaussettes évoquent un motif observé dans une église dans laquelle priait le caméraman du film L'exorciste avant qu'il ne meure écrasé par un camion transportant des produits chimiques utilisés dans la fabrication des pesticides vendus aux agriculteurs de plus en plus suicidaires par des firmes américaines dans le conseil d'administration desquelles on trouve un milliardaire dont le cousin était prêtre vaudou...
Trois types de remarques doivent être faites sur ce brillant exercice de dialectique soralienne : sur les faits, sur le raisonnement et sur la mise en scène de sa vidéo, laquelle est d'autant moins anodine que ce sont des passages filmés ou des images qui servent à la fois d'illustration, d'articulation voire de preuves implicites des propos souvent à la fois décousus et répétitifs du gourou Soral.
Le postulat de Soral, c'est qu'il y a une clique (les juifs, donc Israël) qui détient le pouvoir financier et (nous le supposons du moins, car rien n'est dit et si ce n'est pas le cas, plus rien dans la suite n'est compréhensible) le pouvoir politique dans plusieurs puissances dominantes. Cette clique est uniquement motivée par le pouvoir et la richesse, ne comprend manifestement aucune divergence sociale ou culturelle (tous les juifs sont les mêmes, tous riches, tous obsédés par le gain et le pouvoir, tous spéculateurs). Les membres de la clique provoquent une catastrophe économique mais ont «peur d'être pris» – bigre, pour des gens si riches et si puissants !... Comme ils ont prévu le coup, ils ont financé de méchants hommes de paille, – voire, surtout, des hommes de paille qui leur sont nuisibles, histoire de noyer le poisson, comme Hitler ou aujourd'hui, les wahhabites (pour la guerre de 1914-1918, on ne sait pas; on ne voit pas non plus la crise bancaire, du moins Soral n'en dit rien). Du coup, les appauvris se retournent contre les faux-vrais méchants et oublient les gens qui les ont mis dans la mélasse... Et ceux-ci, qui ne sont finalement pas si improductifs que ça, puisqu'ils produisent des armes, s'enrichissent au passage. Dès lors, si l'on comprend bien, ils «font» la déclaration Balfour, ils étendent les territoires israéliens...
En réfléchissant à ce gloubi-boulga dialectique – preuve de la grande finesse sociologique de son auteur – on s'aperçoit qu'il implique :
- qu'il n'y a jamais qu'une seule cause à un événement;
- que Soral qui dénonce le complot judéo-sioniste est peut-être un agent double qui en fait a pour fonction de sauver la clique juive;
- qu'hormis les «juifs», qui, pour le coup, font penser aux gosses du Village des damnés, aucun acteur ne poursuit ses propres objectifs. Tous les acteurs sont des marionnettes inertes. Les seuls à porter une responsabilité morale des événements, ce sont les juifs bien sûr;
- que les juifs sont surpuissants, parce que manipuler à ce point la plupart des États et populations du monde, c'est tout de même la preuve d'un pouvoir extravagant, au point qu'on se demande pourquoi ils le font;
- qu'il n'y a pas d'autre détermination à un fait que l'argent;
- que dans un groupe, tous les éléments sont homogènes, ont les mêmes intérêts et travaillent pour le groupe;
- que toute personne qui bénéficie d'une action est forcément celui qui l'a voulue;
- que le groupe des méchants, les juifs, est prêt à financer un régime qui extermine 6 000000 de ses membres, donc, si l'on comprend bien, qu'une partie du groupe accepte de se sacrifier pour la pérennité du reste; ou alors, qu'une partie du groupe ne savait pas, n'a pas pris la décision, ce qui amène donc à penser que des divergences existent entre juifs, derechef que d'autres facteurs qu'ethniques interviennent, les individus, les classes sociales, les appartenances culturelles et les intérêts multiples réapparaissant... et toute la démonstration s'effondre...
Le croirait-on ? Quelque minutes après avoir déclaré ce que je viens de décrire, voici, dans la même vidéo, Soral forcé de reconnaître qu'il y a (au moins) une opposition entre le «petit peuple» juif et l'élite juive, sans, bien entendu, qu'il ne se rende compte que cela invalide complètement sa démonstration, et sans que cela l'empêche, du reste, de continuer ses généralisations abusives en mettant «le peuple élu» ou «la communauté» juive sur la sellette.
À vrai dire, la démonstration de Soral s'effondre à chaque question de bon sens qui lui est posée : où se trouvent les preuves que Wall Street est entièrement aux mains des juifs, et que les armes sont vendues par les seuls juifs ? Par quels mécanismes les manipulations sont-elles opérées, corruption, copinage, menace ? Nous ne savons pas, car Soral se tait.
Nous aurons ainsi très vite compris que Soral ne cherche pas à démontrer quoi que ce soit, mais qu’il cherche à opérer, comme je l'ai mentionné plus haut, un montage par amalgames, un collage destiné à susciter ce qu'en psychologie sociale on appelle une impression et, là encore, à activer des stéréotypes : les juifs sont «impliqués» (implication est un terme ambivalent qui peut renvoyer à la fois à la conséquence d'une action et à l'idée de participation à une action), ils sont là («derrière», dit-il) au moment des catastrophes guerrières et économiques, donc, faut-il comprendre par fausse attribution causale, ils en sont responsables. Il y a des juifs dans la finance et les juifs aiment la spéculation donc, par généralisation abusive, la finance est juive et, toujours par généralisation abusive, tous les juifs aiment la logique de la finance, ce dont atteste un extrait vidéo où Attali, qui porte la kipa, raconte une «blague juive» pour exposer ce qu'est la spéculation financière (dans laquelle des marchands juifs se revendent des pantalons à une jambe – donc sans valeur d'usage – pour finalement les revendre à un Goy qui s'appelle Christian, lequel se sent roulé parce qu'il ne peut pas les vendre à des clients qui voudraient les porter) et que Soral commente en disant de manière très malhonnête qu'Attali «se vante» de cet état de fait. Céline (dont un extrait de Bagatelles pour un massacre est projeté) a dit que les juifs préparaient les guerre, donc c'est vrai. D’ailleurs, même BHL – personnage dont Soral dénonce avec raison les incohérences morales, les raccourcis épistémologiques et la cuistrerie intellectuelle –, même BHL donc, déclarant que l'islamisme, c'est le nazisme (comparaison aussi boiteuse que celle de Soral), est convoqué... La manœuvre est d'ailleurs assez cocasse, puisqu'elle consiste à prêter une parole de vérité à un adversaire à qui on nie toute capacité de la proférer, et cela seulement quand ce qu'il dit sert ou illustre un fait dont nul n'a apporté la preuve... C'est le paradoxe du menteur qui dit qu'il ment : dit-il la vérité ? Peu importe, de toute façon, puisqu'il n'y a jamais de preuve chez Soral, jamais : il faut des gens «qui disent que», des cas dont il fait des inductions abusives, des soupçons avec clin d'œil convenu pour titiller le stéréotype, mais rien dans les prémisses – et que dire du syllogisme !
Le scénario de Soral – éternellement répété et dont nous retrouverons un nouvel avatar dans un instant – lui permet de faire peser la responsabilité d'un événement négatif sur une catégorie, sur un groupe, et de décharger un autre groupe de toute responsabilité, en utilisant le vieux truc de l'argument d'externalisation, un autre classique à la fois de la psychologie sociale et de la sophistique. Ce mécanisme consiste à dire que quand une personne a réalisé quelque chose de bien, cela vient de sa propre nature (et pas des faits extérieurs ou du hasard) et que, quand cette même personne a fauté, cela vient et ne peut venir que de l’extérieur (la situation, les contraintes, le hasard). Il en va inversement pour les autres, ceux, bien sûr, que l'on n'aime pas : ce qu'ils font de bien a une cause extérieure alors que ce qu'ils font de mal a et ne peut avoir qu’une cause intérieure, est volontaire ou provient de leur nature intrinsèque. Exemple : «cette femme est une excellente conductrice de camion. Oui, mais parce que la technique aide beaucoup.» En prêtant attention à ce petit mécanisme, qui est alterné avec l'argument de l'intérêt personnel (ceux du camp des bons qui défaillent sont manipulés ou vendus), déterminer qui sont les bons et qui sont les méchants devient un jeu d’enfant pour Soral. Ainsi, le mal que font les juifs et leurs alliés vient de leur nature, de leur être, il a dès lors une cause interne, alors que le mal commis par les non-juifs qui ne sont pas vendus aux juifs a toujours une cause externe : la manipulation, la force majeure...

Note
(1) Voir Pierre Bourdieu, La Distinction (Éditions de minuit, 1982).