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17/12/2013

Docteur Sleep de Stephen King, précédé d’un exposé sur les modalités de l’horreur dans son œuvre, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Dylan Martinez (Reuters).

«Exister, croit-on, ce n’est rien du tout, et bien moins encore une difficulté; n’existons-nous pas tous ? Mais penser abstraitement, voilà qui compte. Mais exister vraiment, c’est-à-dire imprégner de conscience son existence que l’on domine pour ainsi dire de la distance de l’éternité, tout en étant précisément en elle et encore dans le devenir : en vérité la tâche est ardue.»
Søren Kierkegaard, Post-scriptum non scientifique et définitif aux Miettes philosophiques.

«J’écris couché sur ce que le docteur dit être mon lit de mort, et ma plus grande déception serait qu’il se soit trompé. Mon enterrement devrait avoir lieu la semaine prochaine…»
H.P. Lovecraft, Le Descendant.


Stephen King : l’écriture de l’horreur régionale et de l’horreur générale

Même s’il est impossible de faire l’énumération exhaustive des qualités qui font la carrure d’un écrivain, on peut cependant en citer quelques-unes : l’écrivain possède la capacité d’écrire une histoire qui ne fait que montrer ce qui se passe, il explore un sujet dont la profondeur interroge son époque, il se soucie de ses personnages. Autant dire que très peu d’auteurs réunissent dans leur travail ces qualités, quelle que soit leur appartenance littéraire, qu’ils se réclament d’une littérature populaire ou savante (1). Stephen King fait figure d’exception et c’est ce qui explique, peut-être, l’attente frénétique suscitée par chacun de ses romans, un engouement qui ne repose sur aucune distinction officielle arrangée, sinon sur le renouvellement d’une œuvre qui aura bientôt quarante ans et dont la mythologie dépend d’abord d’elle-même avant d’être l’apanage d’une organisation extérieure. Tous ses romans, certes, ne sont pas systématiquement représentatifs des qualités que nous avons énoncées, mais il n’y pas vraiment de titres mineurs dans sa bibliographie parce que ces qualités-là demeurent en nature, en ce sens qu’elles ne font que varier selon une échelle de degrés.
L’œuvre de Stephen King, en outre, accordons-lui une petite étude panoramique avant d’examiner Docteur Sleep (2). On pourrait d’emblée l’inscrire dans la catégorie des créations de la Nouvelle-Angleterre, celles qui furent préoccupées par le potentiel des fantômes, par ce qui gît au fond du cimetière, ou par ce que Lovecraft exprime en ces termes, rapportant ce que la main de son personnage Abdul Al-Hazred a écrit depuis les rives de la démence : «That is not dead which can eternal lie / And with strange aeons even death may die». Des écrivains s’intéressent en effet à ce qui repose dans l’éternité et qui n’est pas forcément mort, tout comme ils affectionnent des époques étranges où la Mort elle-même a pu disparaître, laissant la place à des figures et des représentations autrement plus inquiétantes. Cette tendance à réveiller le bizarre s’est retrouvée chez Lovecraft, bien sûr, mais elle était d’abord dans les nouvelles d’Edgar Poe, elle fut encore visible dans le roman La maison aux sept pignons de Nathaniel Hawthorne, où les actes horribles d’une famille, en l’occurrence celle de l’auteur, ont condamné les murs d’une maison à subir d’éternelles hantises, et elle atteint une sorte d’accomplissement esthétique dans le travail de Stephen King. Ces écrivains ont en commun les paysages et les ambiances de la Nouvelle-Angleterre, comme si, là-bas, ils étaient parvenus à localiser une nouvelle porte des Enfers, un trou depuis lequel se reniflerait la puante respiration du Mal.
Stephen King est l’héritier de cette terre curieusement fertile en cauchemars littéraires, quand elle n’accouche pas de drames réels et presque insolubles dans la création artistique, tel que c’est arrivé il y a un an à Newtown, Connecticut, à l’école primaire Sandy Hook, lorsque le très perturbé Adam Lanza, qui venait d’assassiner sa mère à son domicile, sema la terreur en tuant vingt enfants et six adultes, avant de retourner l’arme contre lui (3). Néanmoins, heureusement, l’auteur est avant tout un formidable inventeur de situations, raison pour laquelle il introduit la Nouvelle-Angleterre non dans ce qu’elle aurait de malfaisant ou de supposé tel, fût-ce pour la cause d’une réputation littéraire, mais dans ce qu’elle a en réserve, à savoir dans ce que tout bon écrivain est susceptible de découvrir parmi ce qui lui est familier. D’ailleurs Stephen King a toujours appliqué ce conseil : écrire sur ce que l’on connaît, d’où le fait que ses romans se déroulent majoritairement dans l’État du Maine, qu’ils sont des porte-voix pour les petites gens des patelins, qu’ils approfondissent la dimension du secret qui bouleverse une communauté réduite, et que, au fur et à mesure que l’œuvre évolue, ils font revenir le personnage du créateur, souvent écrivain (4).
Cette conjonction de paramètres a consacré Stephen King comme l’un des auteurs les plus imaginatifs de la littérature contemporaine. Très peu d’éléments autobiographiques jalonnent son œuvre, et pour peu que l’on en repère un ici ou là, ce sera chaque fois l’objet d’une sublimation à travers laquelle l’auteur donne à la littérature l’occasion de montrer ce que la réalité aura simplifié, manqué ou mésestimé. On aboutit ainsi à ce qui commande la valeur d’une écriture : montrer plutôt que démontrer. Stephen King le résume à la façon d’un artisan : «Je m’appuie bien plus sur l’intuition, et cela parce que mes livres ont tendance à se fonder sur une situation plutôt que sur une histoire. Certaines des idées qui ont engendré ces livres sont plus complexes que d’autres, mais, dans leur majorité, elles ont au départ la brutale simplicité d’une vitrine de grand magasin ou d’un tableau de cire. Je place un groupe de personnages (ou peut-être seulement deux, voire un) dans une situation plus ou moins désagréable et j’observe comment ils font pour s’en sortir. Mon job ne consiste pas à les aider, ou à les manipuler jusqu’à ce qu’ils soient en sécurité – ça, c’est la bruyante méthode de l’intrigue au marteau-piqueur – mais de regarder ce qui se passe et de l’écrire» (5).
Ce genre de propos est tout à fait rafraîchissant au regard de la tradition française qui considère l’écriture comme un talent inné. Faire de l’écriture un «job», ce n’est pas vulgairement affirmer qu’il suffit de postuler au bon endroit pour être embauché, mais c’est souscrire à la tradition américaine du «art as craft», de l’art comme quelque chose qui se construit avec ses mains et non en recevant le signal d’une divine inspiration. Dans un registre à la fois plus technique et plus approprié au domaine de l’art, Stephen King disqualifie la position du poeta vates (le créateur dont l’esprit est perpétuellement investi par le souffle inspirant des dieux) au profit de celle du poeta faber. Ce dernier est un créateur ouvrier qui n’aurait pas peur d’argumenter que c’est en forgeant qu’on devient forgeron. Il en va réellement ainsi pour l’écriture : elle se pratique dans le vif et la répétition, elle induit une action longue qui contrarie le temps brusque de l’inspiration, ne serait-ce que parce que l’artiste, s’il est romancier, écrirait pour mieux comprendre, au même titre que le peintre chercherait à mieux voir et que le compositeur aspirerait à mieux entendre (6).
C’est probablement en cela que les auteurs anglo-saxons écrivent des romans en général dépourvus de thèse. Leur ambition se situe en dehors de toute explicitation, ce qui fait que, paradoxalement, on finit par en apercevoir une, subtile, discrète et souple. Abstraction faite des genres littéraires auxquels Stephen King s’est adonné, on ne nous reprochera pas de préférer nous attarder sur le genre horrifique afin de resserrer au maximum notre raisonnement. La question que nous posons est donc celle-ci : en quoi l’horreur est-elle qualifiée pour soumettre une thèse par rapport à l’histoire qu’elle raconte ?
D’une part, l’horreur est esthétiquement riche d’entités. L’horreur est d’autant plus prégnante qu’un certain nombre d’entités de sa «jungle ontologique» peuvent être recensées au cœur même de la vie quotidienne. L’association de présences hétérogènes avec un monde socialement équilibré suppose un niveau supérieur de porosité sur le tracé de nos frontières morales. Le surgissement d’une horreur ou d’une calamité à l’intérieur d’un contexte normalisé redéfinit nos inquiétudes pratiques, surtout quand l’événement perturbateur possède un aspect en apparence innocent et qu’il touche une communauté restreinte. Le personnage du clown Grippe-Sou, dans le roman Ça, satisfait le critère d’une horreur prétendument innocente s’abattant sur un territoire modeste. C’est parce que la monstruosité s’est déguisée en enfilant un costume de clown que les enfants s’y abandonnent (pour eux, le clown est avant tout le symbole de la fête foraine, il n’a rien de crépusculaire). Le clown n’appartient pas à ce qui fait habituellement peur, pourtant, dès lors que Grippe-Sou aura pris possession d’une partie des esprits de la ville, il se révèlera comme celui qui exacerbe les peurs respectives de chacune de ses victimes. Dans cette perspective, le clown devient en premier lieu «ce qui nous fait peur», puis il va exhiber de manière plus individuelle, en second lieu, «ce qui nous fait horreur». À cet égard, la tactique du monstre consiste à se métamorphoser à bon escient. Le corps du clown Grippe-Sou est une collection de la tradition monstrueuse, c’est-à-dire que chacun des personnages du roman, lorsqu’il sera confronté à Grippe-Sou, verra dans le clown le reflet de sa peur la plus intime. Et comme le Mal prend du plaisir à tarabuster des individus plutôt que des groupes, le clown choisira toujours les plus efficaces de ses métamorphoses. Contre cette malveillance qui frappe tour à tour, il faudra logiquement que les protagonistes repensent l’action du collectif pour venir à bout de l’ennemi. À l’aide d’intenses phases de concertation et de délibération, agrémentées de pénibles combats avec le démon, Stephen King décline une allégorie de l’amitié au cours d’une histoire époustouflante qui nous montre comment une bande de copains, quasiment trente ans après un premier affrontement, décide de se réunir à nouveau pour définitivement invalider le Mal.
Ceci ne peut fonctionner que si le roman s’appuie sur une construction habile. Au départ, l’auteur régionalise la situation en multipliant les coordonnées spatio-temporelles. En d’autres termes, il capitalise sa connaissance des lieux (l’État du Maine et la façon dont on existe dans les petites villes) avant de reformuler la situation sur un plan plus large. C’est n’est qu’au prix de cet effort contextualisant que peut se réaliser le passage d’une horreur régionale à une horreur générale, passage durant lequel apparaît le phénomène de compassion vis-à-vis des personnages. Ceci caractérise le moment où le lecteur commence à croire à la situation qu’on lui décrit et c’est bien entendu le travail le plus difficile de l’écrivain. Conformément à cela, un bon roman d’horreur implique un double paradoxe : 1/ Une suspension consentie de la rationalité qui nous conduit à croire en des entités dont nous savons pertinemment qu’elles n’existent pas. 2/ Un bouleversement de nos émotions qui produit en nous des commotions peu agréables, mais qui n’empêche pas, du reste, que nous semblons prendre régulièrement le même plaisir à retourner vers ce type de référence esthétique (7).
À présent, si l’on ne se concentre que sur les protagonistes du roman Ça lorsqu’ils sont adolescents, il est plus ou moins facile de déduire en quoi l’horreur transporte une thèse potentielle. Les enfants réverbèrent la partie flexible d’une société – ils ont un corps mutant et leur devoir est de se garantir une place dans la carrière de la vie, quelles que soient les fluctuations qui pourraient les ralentir dans cette démarche formatrice. Pour peu que l’on interpose entre l’enfance et la maturité une entité horrifique, on amplifie le coefficient de flexibilité dont les jeunes gens sont les dépositaires. L’horreur fictionnelle est peut-être de ce point de vue un apprentissage social, le nouveau roman d’apprentissage par excellence, comme autrefois le roman d’amour décrivait la quête initiatique d’un jeune esprit qui entamait son investissement du monde. En outre, Stephen King a une prédilection pour les personnages enfants, et pour ne pas citer toujours les mêmes, Danny Torrance, Charlie McGee ou Carrie White, citons Trisha McFarland, petite fille de neuf ans qui se perd dans la forêt et qui devra faire preuve de sagacité pour s’en sortir (cf. La petite fille qui aimait Tom Gordon).
D’autre part, en lien avec la prolifération et la richesse des entités horrifiques, puisque l’horreur parle généralement des monstres, elle interroge cet autre nous-mêmes, celui qui se tapit dans les angles morts des institutions ou dans les recoins de nos faubourgs mentaux. En examinant l’organisation fictionnelle de l’horreur en fonction des contextes où elle prend racine, nous pouvons envisager, époque par époque, un diagnostic de la société en questionnant le degré de tolérance du regard que l’on porte sur autrui. Beaucoup d’artistes utilisent par ailleurs l’horreur comme allégorie du réel. Ils simulent dans cette optique des surenchères qui sont destinées à nous alarmer sur tel ou tel problème. La ductilité de l’horreur, sorte de «hors-la-loi» de l’esthétique et des sociétés de droit, permet de brosser des situations où l’esthétique aussi bien que le réel s’effondrent, ce qui sous-entend sinon l’idée d’une reconstruction réfléchie, du moins l’avènement d’une civilisation rénovée en dépit des quelques ténèbres qui continueraient de l’assombrir. De plus, les forces de l’horreur sont en marge des droits constitutionnels. Tous les personnages en présence de l’horreur, a fortiori les enfants, sont obligés de recréer des droits selon les nouvelles normes de la situation qui est la leur. Les actions de ces personnages sont à certains égards des modèles virtuels en vue d’une catastrophe qui pourrait très bien nous arriver, et même, à en juger par l’actualité, qui nous arrive déjà. Or nous l’avons noté, la compagnie fréquente des enfants dans les romans de Stephen King justifie la marque d’un apprentissage, et par extension celle d’une thèse pour les sciences sociales. C’est que l’enfant, chez Stephen King, est rarement mis en scène au milieu d’une réalité paisible. Comparativement au potentiel transgressif de Grippe-Sou le clown, les enfants sont porteurs d’une innocence de principe que le roman se met en devoir de chahuter. Il s’agit d’une philosophie de l’endurance, parfois clairement analogue à un exercice de survie (cf. Marche ou crève). C’est pourquoi l’horreur surgit dans des contextes banalisés, des petites villes du Maine ou des endroits tranquilles des États-Unis. L’auteur insiste sur le fait que l’horreur est intrinsèque à l’espace américain, qu’elle est une entité parfaitement en phase avec son époque. Autrement dit, si l’horreur ne peut pas être par définition autre chose qu’un corps étranger, elle demeure un corps malgré tout familier, qui était jusqu’alors suspendu, dans l’attente de son heure, et que la narration romanesque va déployer.
Ceci n’est pas sans évoquer l’ancienne tendance des films de genre qui se déroulaient au Texas. L’horreur du Texas, notamment dans Massacre à la tronçonneuse, est une horreur circonscrite, purement interne aux États-Unis, et elle servait alors de matériau contestataire à la suite d’une décennie traumatisée par le Vietnam et l’assassinat du président Kennedy. Tel que l’a montré Jean-Baptiste Thoret (8), les années 1960 ont doublement légitimé les énergies esthétiques de l’horreur : le crâne défoncé de Kennedy a donné naissance à l’imagerie du gore, cependant que le conflit vietnamien a mis en exergue la vulnérabilité de toute une population. C’est la raison pour laquelle les souffrances de la jeunesse américaine de Massacre à la tronçonneuse, les souffrances littérales s’entend, peuvent être interprétées comme des monstruosités transitionnelles qui servent à remémorer les calamités vécues par les soldats. Mais le plus troublant de cette morale cinématographique, vraisemblablement, c’est que le peuple d’Amérique n’aurait même pas besoin d’aller se chercher des ennemis à l’extérieur. Le pays contiendrait déjà largement de quoi s’inquiéter, gros de ses propres insuffisances, et c’est d’ailleurs le schéma qui revient le plus souvent dans l’œuvre de Stephen King, notamment lorsque la fiction se transforme en occasion de critiquer une situation politique (cf. Dôme), voire en une tentative de réorganisation sociale à grande échelle (cf. Le Fléau). Du reste, la dimension politique, quand elle se confronte aux forces occultes, n’est pas sans faire état d’un problème typiquement théologico-politique, où les affaires terrestres et les affaires célestes rivalisent en stratégies et en rhétoriques du devoir-être.
En tant que notion expérimentale pour la politique, l’horreur n’est pour nous intéressante que dans la mesure où elle éprouve le modèle démocratique, celui auquel nous sommes le plus accoutumés. Deux axes peuvent être dégagés dans ces conditions : 1/ La démocratie est devenue une certitude politique. Par conséquent, si la démocratie est le régime politique le plus souhaitable, il faut se demander la place qu’elle réserve à ses désastres historiques et à toute instance qui la tracasse. 2/ La démocratie crée malgré elle une logique non démocratique, et ce par le biais du système représentatif en tant que tel. Les démocraties représentatives engendrent une instruction normative latente qui produit certes des équilibres, mais également des différences, et donc des exclusions que le système voudra camoufler. La spatialisation des horreurs, en conséquence, doit se réfléchir, après les idées de Foucault, à l’aune d’une philosophie de l’horreur qui apporte sur le terrain social de nouveaux critères pour caractériser nos autres. Il est éventuellement possible, ici, de réfléchir à la définition de «l’autre que nous-mêmes» en sollicitant les transformations successives du concept de Sublime en esthétique.
Reste que ce matériel théorique paraît trop lourd en comparaison des outils narratifs du romancier. Seul l’écrivain et son esprit d’invention semble posséder les ressources adéquates pour réduire la distance entre l’esthétique, le politique et le social. L’horreur spéculative n’est jamais aussi efficace que lorsqu’elle se légitime dans le réseau fictionnel. Elle l’est d’autant plus que Stephen King a su harmoniser la nature surabondante de l’horreur et les dispositifs littéraires capables d’en extraire la meilleure identité. Il s’agit en définitive du point le plus crucial : comment écrire l’horreur quand celle-ci doit alimenter le roman de bout en bout ? Avec Stephen King, l’horreur accède à des sommets d’oppression et d’intuition dès l’instant où elle se fait contemporaine de la vie d’un écrivain. Chantal Lapeyre-Desmaison procède à une étude comparée de deux romans dominés par la figure de l’écrivain : Misery et La part des ténèbres (9). Elle interroge les ressorts de la création littéraire en se reportant aux apprentissages respectifs de Paul Sheldon et Thad Beaumont, le premier soumis aux volontés psychotiques d’une infirmière qui l’a recueilli après un accident de la route, le second devant faire face à la régénération terrifiante de son pseudonyme, un pseudonyme qu’il pensait avoir symboliquement enterré lors d’une cérémonie factice au cimetière. Ce sont ainsi deux écrivains qui, indépendamment des sujets de leurs entreprises romanesques, se voient envahis par l’horreur. Leur expérience les emmène à questionner le travail d’écrivain, et la façon dont Stephen King compose ces deux excellentes histoires enjoint le lecteur à se positionner au cœur du débat horrifique. C’est particulièrement tangible dans Misery où nous pouvons évaluer, en tant que lecteur, la production de Paul Sheldon, lequel est obligé d’écrire pour son infirmière tortionnaire, selon les souhaits et les caprices de celle-ci. On réalise par conséquent jusqu’à quel point l’horreur est susceptible de se dire et se dédire selon le degré d’astuce de la construction romanesque.
Ce panorama, espérons-le, aura eu le mérite d’apprécier l’horreur comme étant autre chose qu’une instance qui ruinerait toute manifestation du discours – l’horreur n’est pas que violence, horripilation et annihilation. L’horreur est bel et bien une réflexion et la littérature accède à des résultats que la théorie ne peut qu’esquisser (10). Stephen King est en ce sens le praticien de ce que Guy Astic appelle une horreur «tranquille», par opposition à une horreur qui serait «bruyante» (11). Stephen King est coutumier d’une horreur qui prend le temps de s’installer et de sévir. Sa dynamique d’écriture contraste de la sorte avec celle de Clive Barker, réputé pour ses retranscriptions crues de l’horreur. Les textes de C. Barker ne sont pas moins louables que ceux de son homologue, mais ils diffèrent en ce qu’ils ne partagent pas le même projet : Stephen King incarne le tempérament d’un écrivain conteur, habile constructeur et puissant créateur de personnages, tandis que Clive Barker se définit plutôt comme un écrivain du calvaire, un écrivain de la secousse et de la tératologie, en bref comme un homme d’images sensationnelles qui n’hésite pas à extorquer la moindre des possibilités iconographiques dans l’acte d’écrire, jouant régulièrement sur l’élasticité du corps humain. On pourrait conclure cet examen en disant que C. Barker infléchit l’horreur alors que Stephen King la rumine.

Docteur Sleep : mise en intrigue et exploitation de l’horreur

Au début de notre article, nous évoquions parmi les qualités probables d’un écrivain celle qui consiste à se soucier des personnages qu’il crée. Docteur Sleep est né d’une telle préoccupation. Ce roman raconte le devenir de Danny Torrance, le gamin qui avait survécu aux maléfices de l’hôtel Overlook dans Shining. Danny avait cinq ans lorsque la chaudière de l’Overlook a explosé, emportant la bâtisse de l’hôtel, son père Jack Torrance, et peut-être les fantômes inhérents à ce sombre épisode. Ceci étant, le passé est tenace, et Stephen King a longuement développé la thématique de l’opiniâtreté temporelle dans son précédent roman 22/11/1963. Il en va de l’assassinat de Kennedy pour Jake Epping (12) comme de l’hôtel Overlook pour la famille Torrance : ce sont deux événements intimidants et immuables, et le premier a ébranlé l’Amérique autant que le second a traumatisé les Torrance. Pour remédier à la persistance respective de ces deux moments fondateurs, Jake Epping détient les clés pour remonter le temps, et Danny Torrance, quant à lui, n’a pas perdu le Don qui faisait de lui «l’enfant lumière» dans Shining. Reste à savoir comment un enfant peut grandir après avoir vécu l’Overlook et les révélations de son talent psychique. En outre, l’obstination du passé, pour Danny, réside déjà dans le nom même de l’hôtel qui devait introduire le malheur : même détruit, le bâtiment surplombe l’enfant comme il surplombait naguère le paysage du Colorado (the building overlooks), tout comme l’hôtel ne devrait pas être sous-estimé par ceux qui ont subi ses envoûtements (the building should not be overlooked).
Docteur Sleep commence trois ans après la catastrophe de l’Overlook. Danny et sa mère Wendy vivent désormais en Floride. Le chapitre d’ouverture (pp. 13-32) (13) est un modèle de construction en ce sens qu’il rend nécessaire le déroulement romanesque : Danny revoit le fantôme de Mrs. Massey, la femme qui l’avait terrorisé à l’Overlook dans la chambre 217, à la suite de quoi Wendy contacte Dick Hallorann, l’ancien cuistot de l’hôtel, également «doué», et qui avait initié Danny à la réalité de son talent. Entre Hallorann et Danny, on peut se représenter une relation de maître et de disciple. Hallorann est entré dans l’arène quand il a su que son élève était prêt. Il promet au petit garçon que lui aussi finira par trouver son élève (p. 21). La conversation de ces deux personnages spirituellement suréquipés est pleine d’enseignements sur le Don. Avoir le Don (avoir le «shining», être doté d’un brillant esprit de clairvoyance), c’est, en ce qui concerne Danny, être d’abord capable de se prononcer sur le statut des morts, sachant que ce talent sera ensuite modulable au cours de son existence. Voici ce que Dick précise sur la condition des morts : «Souvent, ils restent dans les environs de leur mort, et quand ils se sont habitués à leur nouvel état, ils s’en vont. La plupart de ceux que tu as vus à l’Overlook étaient de ceux-là.» (p. 27). En d’autres mots, certaines âmes rechignent à rejoindre le lieu naturel de leur repos, aussi Dick Hallorann complète-t-il son propos : «Des esprits en colère […] refusent de quitter le monde parce qu’ils savent que ce qui les attend sera encore pire. La plupart d’entre eux se désintègrent par manque de nourriture, mais certains trouvent de quoi manger» (p. 29). Or le plus comestible pour ces esprits courroucés, il s’avère que c’est l’énergie de ceux qui possèdent le Don.
Sans forcer la structure narrative, Stephen King, en vingt pages, parvient à installer l’intrigue qu’il se défend toujours de provoquer : comment Danny va-t-il négocier la continuité du Don et sera-t-il suffisamment expérimenté si certains revenants décidaient de le prendre en chasse ? Ce qui est sous-entendu, c’est que Dick Hallorann ne sera pas éternellement là pour assister Danny dans ses visions, et de fait, Hallorann décèdera le 19 janvier 1999, soit deux ans avant que tout ne prenne une tournure dramatique dans le livre (p. 278). Que le lecteur néanmoins se rassure : la mention du décès d’Hallorann est purement accessoire, elle n’a pas de conséquence majeure dans l’histoire, auquel cas Stephen King ne nous l’aurait pas laissé entrevoir dans l’incipit.
Parallèlement aux dernières recommandations d’Hallorann, le chapitre qui suit (pp. 33-48) nous présente le clan des ennemis. Ce procédé manichéen nous rappelle que les intrigues de l’horreur sont souvent répétitives et qu’elles diffèrent moins en profondeur que dans la façon dont les choses s’organisent en surface (14). Il y a un antagonisme entre deux puissances et chacune des forces en présence ne paraît pas en situation de faiblesse par rapport à la partie adverse. Le Mal, toutefois, semble bénéficier d’un surcroît de certitudes et de rodage, et c’est ce que Stephen King s’attache à montrer dans ce chapitre discordant. Il décrit la capture d’Andrea Steiner, jeune femme de trente-deux ans, douée du pouvoir d’endormir les gens. Elle est enlevée par les membres du «Nœud Vrai» (qui se reconnaissent également entre eux en s’appelant les «Vrais»), une tribu en perpétuelle résistance pour sa survie, dirigée par celle qui était autrefois Rose O’Hara et qui se surnomme désormais Rose Claque. Chaque membre du Nœud Vrai se distingue de ce qu’il était auparavant par une nouvelle identité au nom saugrenu, censée résumer un trait de caractère ou une disposition particulière – par exemple, Andrea Steiner et son talent d’endormissement deviendra «Andi la Piquouse». Ces sobriquets un tant soit peu ridicules et déroutants trouvent quand même leur efficace. Leur potentiel métaphorique souligne l’essentiel et condense des tempéraments qui n’ont pas besoin d’être romancés à satiété pour être assimilés. Chuck Palahniuk a exactement fait pareil dans son roman À l’estomac, une galerie d’histoires sordides, relatées par des personnalités telles que «Saint Descente de Boyaux», «Agent Cafteur», «Sœur Autodéfense», etc., et dont la coordination des récits insinue un canevas de l’Amérique tout à fait rédhibitoire. Dans Docteur Sleep, c’est un peu comme si les personnages de Palahniuk étaient revenus, mais chargés de propriétés encore plus ignobles que celles qui étaient les leurs durant leur vie mortelle.
L’objectif du Nœud Vrai est de conserver la densité du lien qui unit chacun de ses maillons. Pour ce faire, ils sont en constante maraude sur l’ensemble du territoire des États-Unis, en quête de recrutements forcés. Dès qu’ils mettent la main sur une personne dotée d’un talent vérace, les Vrais choisissent ou bien de procéder à un «Retournement» (la personne est littéralement inversée, elle est infusée de toutes les caractéristiques dénaturantes des Vrais), ou bien de tuer leur captif afin de s’abreuver de sa «vapeur». Il s’agit là, tout simplement, d’illustrer ce que disait Dick Hallorann à Danny Torrance en guise d’avertissement. L’auteur nous confirme que des êtres dangereux sont effectivement en activité. Ces âmes inapaisées sont d’ailleurs investies d’un plus fort degré d’existence dans la mesure où elles portent le nom de la Vérité. Nanti de cette dimension aléthique, le Mal est un absolu devant lequel s’ajustent ceux qui l’effleurent ou qui l’expérimentent en propre. Pour ne rien dévoiler de la confrontation entre ce Mal et son exact contraire, nous ne ferons que rapporter la technique nutritive de cette assemblée venimeuse lorsqu’elle n’a pas la possibilité de se nourrir d’une vapeur spéciale. En de telles circonstances de famine, les Vrais ressentent les pôles thanatologiques, aussi les voit-on se revigorer des vapeurs tourmentées à proximité du World Trade Center le 11 septembre 2001 (pp. 118-120), de même qu’ils insistent sur la criminalité exacerbée de la ville de Ciudad Juarez et sur les avantages qu’on retire, de temps à autre, à faire cette escapade méridionale en vue de respirer les vapeurs des corps assassinés (p. 288).
Ces premiers composants sur la nature des Vrais offrent un renouvellement de la légende vampirique. Ce n’est plus le sang qui fait office d’aliment énergisant, ni la nuit qui détermine l’heure de la nutrition. La nourriture est vaporeuse, elle est tout entière contenue dans l’espèce de souffle conducteur qui anime les corps des individus normaux, ceux que les Vrais identifient comme les «pecnos». Parmi ce vivier d’individus insignifiants, l’effectif du Nœud Vrai redéfinit la valeur sociale de chacun en stipulant des degrés d’intensité. Les humains sont répartis en fonction des vapeurs qui concourent à leur élan vital (p. 275). On s’aperçoit très vite que ce sont les enfants qui forment les proies les plus recherchées. Plus la mort est prématurée, plus la vapeur est blanche, immaculée, inaltérée. À l’inverse, plus la mort est tardive, plus la vapeur s’est flétrie, gâtée, passée de la blancheur à une sorte de rouge fatigué qui pourrait être analogue à ce sang que les goules ne souhaitent plus consommer. Il importe alors de saisir l’ultime soupir à l’instant le plus précoce, lorsque sa couleur n’a pas encore été criblée par le dessèchement consécutif à la progression de l’âge (p. 334). Et ce soupir de la dernière seconde, on lui donne le nom poétique de «suspir», parce qu’on peut le voir «[monter] et [flotter] au-dessus du corps», du moins si l’on se prénomme Danny Torrance et que l’on est affublé d’un Don extensif (p. 165). Cela étant, les Vrais «mangent les cris et boivent la souffrance» (p. 292), ainsi ont-ils de bonnes raisons de prolonger l’instant de la mort. Ils s’improvisent bourreaux et professeurs de supplices dès qu’ils s’emparent d’une proie rare, en quoi ils sont assez proches de la secte qui sévit dans Martyrs, le film dérangeant de Pascal Laugier.
Cette omnipotence du Mal n’est compensée de l’autre côté que par la certitude que ceux qui détiennent le Don sont porteurs d’un talent adaptable et durable. Car de prime abord, la situation de Danny Torrance est relativement pitoyable. Hanté par la molécule paternelle de son père Jack, Danny fait son entrée dans l’âge adulte sous les traits d’un misérable alcoolique (pp. 49-65). Il est en quelque sorte aussi errant que les vampires chasseurs de «suspirs», sauf que son errance n’est nullement objectivée; elle n’est que le résultat de ses titubations, sans compter que l’alcool appauvrit la vivacité du Don. Le fils de Jack Torrance n’a pas à se plaindre de l’amoindrissement de son «hyper-perception» (p. 97), car il est évidemment compliqué de vivre tous les jours selon les modalités d’une perception accrue, toutefois les nécessités de se stabiliser socialement se font de plus en plus pressantes. C’est à Frazier, New Hampshire, que Danny trouvera un refuge bienveillant et qu’il fera les bonnes rencontres, dont celle qui impulsera une courbe déterminante à sa vie. Dès son emménagement à Frazier en 2001, Danny entre en contact distancé avec Abra Rafaella Stone, née la même année et résidant à Anniston, New Hampshire, à une trentaine de kilomètres de Frazier (les noms des villes sont inventés). Alors que Danny participe aux réunions des Alcooliques Anonymes, il inaugure un cycle de sobriété qui ne sera plus démenti, aussi ressent-il une recrudescence de son talent (p. 88). Outre les réunions des AA qui sont accessoirement pertinentes pour sonder les réformes successives du personnage de Danny, d’autant que Stephen King sait de quoi il retourne en cette occurrence, ce qui percute le lecteur à partir de là, ce sont les velléités exceptionnelles d’Abra. À peine est-elle venue au monde qu’elle transmet à ses parents des rêves prémonitoires au sujet du 11 septembre, leur révélant le numéro des vols qui s’écraseront sur les tours jumelles (p. 117). Quant à sa relation avec Danny, elle n’aura de cesse de se manifester auprès de lui par contumace, multipliant les signes de sa présence pendant de nombreuses années d’échanges parapsychiques. Ceci aboutira à une première rencontre physique entre Abra et Danny (p. 262). Au reste, ce qui achève de renforcer le lien des deux protagonistes, c’est la réapparition de Tony, lequel fut l’interlocuteur imaginaire de Danny dans Shining, et lequel réapparaît à Frazier (p. 74) avant de se montrer à Anniston (p. 197). À sa manière, Tony enracine définitivement les lieux du roman même si le dénouement devra se situer dans le Colorado, à l’endroit où l’Overlook, en son temps, accommodait les êtres et les fantômes.
Jusqu’au moment concret de cette entrevue, qui servira à fixer l’antagonisme entre les Vrais et ceux qui peuvent leur résister, Stephen King respecte à la lettre les conventions de la mise en intrigue de l’horreur. La rigueur de la construction narrative est ce qui permet aux divers enjeux de s’articuler, parmi lesquels, in fine, domine l’obligation morale de mettre les Vrais hors d’état de nuire dès l’instant où leurs pouvoirs sont officiellement reconnus comme menaçants pour l’humanité. Ce parcours narratif est ce que Noël Carroll appelle «l’intrigue complexe de la découverte» (15). On part d’un début classique qui fait la présentation des lieux et des personnages (pp. 13-222), un début pendant lequel transparaissent des indices de découverte, des indices qui divulguent un nombre croissant de renseignements sur le Don et les Vrais. On mesure ainsi comment le Don se module chez Danny et Abra, cependant que l’on apprend à vivre dans le sillage du Nœud Vrai. Si les modulations du Don sont intéressantes en ce qu’elles suscitent des innovations d’écriture et une profusion d’images saisissantes, les modes de vie des nouveaux vampires le sont davantage parce que, justement, ils réinventent la mythologie vampirique. Les goules du XXIe siècle sont des camping-caristes itinérants, vieillissant et rajeunissant par alternance, assujettis à la qualité des vapeurs qu’ils absorbent et à l’évolution contingente de leurs défenses surnaturelles. La question de leur immunité pathogène, soit dit en passant, nous ramène à la condition des extra-terrestres dans La Guerre des mondes d’H. G. Wells. Naguère disséminés en centaines de représentants, les goules connaissent dorénavant une mortalité inquiétante, ce qui les astreint à des urgences de ravitaillement au détriment d’un temps de réflexion et de pondération (p. 178). Leurs réserves de vapeur se tarissent (p. 187) et ils sont de moins en moins opaques aux yeux du binôme Abra/Danny. Qui plus est, Stephen King n’oublie pas de préciser dans quelle Amérique nous vivons depuis la chute des tours jumelles. Le slogan post-attentats a créé des vocations dans la suspicion et la dénonciation : «Si vous voyez quelque chose, dites quelque chose» (p. 427). Cela dit, ce qui est à voir au contact des Vrais n’est guère restituable dans le discours des autorités. Ce ne sont même plus des vampires à deux dents pointues. Lorsqu’ils inspirent les vapeurs ou lorsqu’ils sont irrités, ils se détachent de leur apparence anthropomorphe et nous leur découvrons dans la bouche une seule dent, «une monstrueuse défense jaunie» (p. 251 et p. 410). Devant cette terreur, une reformulation s’impose : «Ils ne dorment pas dans des cercueils le jour et ne se changent pas en chauves-souris la nuit, et je doute que les croix et les gousses d’ail les dérangent beaucoup, mais ce sont des parasites, et ils ne sont sûrement pas humains.» (p. 485).
Après le «début» et la «découverte», l’intrigue atteint sa plus haute efficacité lorsqu’elle travaille le moment de la «confirmation» – s’il y a un segment du roman que l’auteur ne doit pas négliger, c’est bien celui-ci. Ceux qui ont découvert l’impensable ont pour mission de l’apprendre à ceux qui sont d’ordinaire les plus cartésiens. Les sceptiques sont souvent incarnés par les autorités parce que ce sont elles qui soutiennent la permanence des normes en vigueur. C’est la raison pour laquelle les pouvoirs d’Abra, par exemple, sont confirmés par les observations de son pédiatre (pp. 121-153). Plus spécifiquement, l’existence des vampires devra être confirmée par les parents d’Abra (pp. 359-370, puis pp. 468-486), sans quoi leur fille ne pourrait être autorisée à délivrer le monde d’une menace qu’on estimerait fantaisiste, faute d’avoir été accréditée. Une fois que tout ceci aura été assimilé, le moment de la «confrontation» pourra être mis en scène, mais sur cela, nous gardons le silence.

Belle mort et mauvaise mort dans Docteur Sleep

Celui qu’on appelle «Docteur Sleep» n’est autre que Danny Torrance (p. 140). Le Don lui permet d’exceller dans l’accompagnement des mourants à l’heure de rendre le dernier souffle. Avant de prendre racine à l’hospice Helen Rivington de Frazier, Danny a cumulé les contrats dans nombre de mouroirs de l’Amérique. Il s’est forgé une solide réputation de soignant ou, plutôt, de docteur officieux. À travers cette compétence privée, Stephen King en profite pour nous interpeller sur le cas de l’euthanasie (entendue ici au sens de la mort douce et non comme l’application d’un protocole particulier), à ceci près qu’il ne fait que mettre le problème en situation, n’ayant aucune prétention à fermer le débat, voire à l’ouvrir (16). En réalité, Stephen King a l’habitude de traiter d’une ou plusieurs questions sociales dans ses livres, et les thèmes récurrents qu’il aborde concernent surtout la qualité de vie de la classe moyenne, la protection des femmes, les incohérences du port d’armes et l’attention qui est due aux enfants, des sujets plus ou moins développés tout au long de Docteur Sleep (17).
Le roman comporte plusieurs scènes de soins palliatifs où l’humanité de Danny, au même titre que celle de l’auteur, conduit le livre bien au-delà de la simple catégorie qui est la sienne. Aucune de ces scènes n’est gratuite du point de vue narratif, pas plus que ne l’est quoi que ce soit d’autre. La première d’entre elles (pp. 162-6) nous montre Danny en train d’assister le nonagénaire Charlie Hayes. Elle érige à proprement parler le personnage de Danny Torrance et le fait basculer du côté de l’hyper-sobriété. Après avoir été un homme rempli d’alcool et de contradictions, Danny, à l’hospice Helen Rivington, entame un chemin de plénitude qui donne à la mort un visage dépourvu de hideur. Il est l’agent d’une opposition symbolique entre la mort naturelle et la décourageante nécessité de mourir, ce que les anciens Grecs qualifiaient respectivement de Θάνατος et de Κήρ, distinction par ailleurs utilisée par Karl Rosenkranz et qu’il emprunte à Lessing : «Les Grecs, poursuit Lessing, distinguent la triste nécessité de mourir, la kéré, de la mort elle-même. Ils représentaient la première comme une femme horrible aux dents voraces et aux mains griffues, et l’autre état comme un génie gracieux éteignant le flambeau incliné, le frère du sommeil» (18).
Ce distinguo nous aide à mieux comprendre l’appellation de «Docteur Sleep». Danny est le frère jumeau du sommeil, il est celui qui accompagne les mourants dans la plus extrême sérénité, sans ornementation ni geste superfétatoire, en pleine exactitude de ses moyens. À défaut d’avoir pu mener ce que le philosophes antiques s’évertuaient à nommer la vie bonne, les mourants, auprès de Danny, connaissent une forme de «mort bonne». Le décès n’est plus vécu à l’instar d’une phase terminale, il est réinvesti en tant que circonstance d’un passage. D’une certaine façon, Danny fait de toute mort une mort naturelle. Lessing soutenait la thèse que les Anciens n’avaient pas représenté la Mort sous les traits d’un masque hideux ou squelettique, il affirmait que les artistes antiques avaient pour ainsi dire baissé d’un ton lorsqu’ils s’attaquaient au Θάνατος, or c’est exactement ce que Danny accomplit : il institue un euphémisme dans ses assistances, une grâce digne de ce génie qui éteint «le flambeau incliné», et ce n’est pas un hasard s’il est flanqué d’un chat qui flaire la mort avant tout le monde. Opportunément baptisé Azraël, le chat, par sa nature féline, est lui aussi le représentant d’une certaine délicatesse de mouvement. En concordance avec cela, Stephen King lui-même n’en fait pas trop dans sa narration. Il écrit ces scènes palliatives avec une retenue exemplaire.
À l’extérieur de l’hospice, cependant, Danny perçoit la mort davantage en fonction des modalités du Κήρ, qui est la mort nécessaire, attristante, celle qui survient prématurément et qui fauche, celle qui est douloureuse. Si quelqu’un de son entourage est menacé par une mort plus ou moins imminente, Danny est frappé par une vision vrombissante : il voit des mouches au niveau du visage de celui qui est guetté par la mort. Le choix des mouches n’est peut-être par anodin de la part de Stephen King car les lecteurs attentifs, et il s’en trouve sûrement, se souviennent que dans La ligne verte John Caffey ôtait le Mal à ceux qui en étaient touchés, puis il le recrachait sous la forme d’une nuée de moucherons. On peut donc avancer que Danny, au contraire de John Caffey qui était plutôt un exceptionnel guérisseur, tient le rôle d’un voyant quand il n’est pas occupé à faciliter le passage de vie à trépas, en somme le passage d’un état à un autre, et non d’un état à une absence d’état.
À la plénitude de Danny se heurte la totale vacuité des membres du Nœud Vrai, que l’auteur appelle «les démons vides», entre autres formules prédicatives (p. 223). Dans son Esthétique du laid, Rosenkranz fait du vide l’un des attributs les plus convaincants pour symboliser la Mort (19) (19). Le vide, en outre, est on ne peut plus approprié pour décrire Rose O’Hara et ses sbires. À chaque fois qu’un Vrai est à l’agonie ou qu’il est sérieusement diminué, il se met à «cycler», terme qui correspond à une sorte de pulsation de matière et d’immatérialité, d’aller et venue entre le plein et le vide, étrange dialogue physiologique dont on a retenu cette description : «Comme Dan s’approchait d’elle, il vit sa peau fondre sur les os de son crâne, ses vêtements se creuser sur l’armature de son squelette. Sans plus d’épaules pour les retenir, les bretelles de son soutien-gorge retombèrent en boucles molles. Ne demeuraient de ses organes que ses yeux braqués sur lui. Puis sa peau se ressouda et ses vêtements reprirent forme. Les bretelles du soutien-gorge lui restèrent en travers des biceps […]. Les os de ses doigts, refermés sur sa mâchoire défoncée, se regarnirent de chair.» (p. 408). Cette exhibition de la mort est sans aucun doute représentative de la mauvaise mort et probablement que Danny ne saurait pas la rendre naturelle, ne serait-ce que parce que ceux qui en sont les garants n’appartiennent pas à la race des hommes.
À la tête de cette vacuité générique, Rose O’Hara est l’incarnation de cette «femme horrible aux dents voraces» évoquée par Rosenkranz. Il y a du sang de Méduse chez Rose O’Hara tandis qu’il y a de la perspicacité d’Athéna chez Abra Stone. De tous les Vrais, Rose est la plus laide, la plus répugnante à l’intérieur, elle est «cette antique horreur qui [ressemble] à une femme» (p. 517). Entre Rose et Abra, le combat semble égal, il relève en quelque sorte d’une typique gigantomachie, mais dans le fond, ce qui se dégage de la confrontation à venir, c’est une différence notable entre la bonne volonté d’une gamine qui met sa vie en péril et la laideur morale d’un Mal qui est sur le point d’être débarqué. Ce n’est donc qu’au prix de ce qui pourrait être un sacrifice que l’on retrouvera les possibles conditions d’une vie bonne.

Notes
(1) On s’abstiendra de commenter le cas de ceux qui peuvent avoir l’outrecuidance de se réclamer d’un prix de littérature, comme Yann Moix l’a suggéré en recevant le Renaudot pour son calamiteux Naissance, livre si peu inventif qu’il ne parle que du plus petit sujet qui soit, son auteur, sans l’ombre d’une tentative de transcender le moindre vécu, ne faisant que prescrire à son texte des médicaments émétiques. Avoir quarante-cinq ans comme Yann Moix et proposer à ses lecteurs un container de poubelles comme Naissance, c’est évidemment suffisant pour savoir que nous n’avons pas et n’avons jamais eu affaire à un écrivain. C’est aussi pouvoir se dire, qu’à cet âge-là Stephen King avait déjà publié, entre autres, Misery et La Part des Ténèbres, deux romans qui mettaient tour à tour en scène un écrivain aux prises avec une certaine épouvante de la création littéraire, et qui, de ce point de vue, en disaient plus sur l’écriture que n’importe quel pathétique esbroufeur de la trempe de Moix ne pourra jamais en dire.
(2) Notre propos, ici, reprendra en partie une recension que nous avons rédigée sur le site Critiques Libres au sujet du livre Colloque de Cerisy – Autour de Stephen King. L’horreur contemporaine (Bragelonne, coll. Essai, 2008).
(3) Qu’on songe ici au personnage de Charlie Decker, anti-héros du roman Rage, une des œuvres de jeunesse de Stephen King, publiée sous le pseudonyme de Richard Bachman. Decker est un adolescent instable qui décide de prendre sa classe en otage. Le roman est séduisant parce qu’il ne construit pas un prétexte qui plébisciterait, à la fin, un bain de sang. Tout au contraire, Decker soumet ses camarades au déballage public de ce qu’ils ont de plus noir dans leur âme. Decker force les élèves à révéler la part essentielle d’eux-mêmes et pour ce faire il n’a pas besoin de les tuer. La menace suffit à tordre le cou à l’adage sartrien qui veut que l’existence précède l’essence et qu’il n’y aurait que la mort pour fixer une identité. D’autre part, puisque Decker suppose implicitement que la vérité d’une personne est ce qu’elle contient de plus répréhensible, Rage induit un diagnostic de la jeunesse américaine des années 1970, avec ses tares et ses déficiences, une manière, en somme, de mieux parler des futurs monstres sociaux, ceux qui sont forcément en gestation. Le roman a par la suite provoqué des polémiques ponctuelles lors de quelques prises d’otages en milieu scolaire étasunien (le point culminant sera la tragédie de Columbine en 1999, après laquelle l’auteur demandera à son éditeur qu’il arrête de diffuser Rage – notons cependant que cette demande ne soutient pas l’argument fallacieux qui voudrait que la fiction inspire la réalité; elle tend plutôt à critiquer la trop grande facilité de se procurer une arme aux États-Unis, ce que Stephen King a récemment conspué dans un petit essai manifeste : Guns, Éditions Philtrum Press, 2013). À l’opposé de Rage, signalons la tapageuse et pitoyable dernière production d’Amanda Sthers, Les érections américaines (Flammarion, 2013), une nullité absolue qui essaye vainement de comprendre le geste de Lanza, avec tous les défauts imaginables et typiques de la cacographie : langue aussi riche qu’une rédaction de collégien, interprétations hystérico-phalliques et affligeantes d’idiotie, indigence du propos due à une criante absence d’enquête et, cela va de soi, totale méconnaissance de la culture américaine.
(4) Parmi les personnages créateurs, on peut citer l’exception d’Edgar Freemantle, chef d’entreprise dans le bâtiment et héros du roman Duma Key. À la suite d’un accident de chantier, Freemantle subit d’importants dommages au cerveau, toutefois il se découvrira un talent venu de nulle part pour la peinture.
(5) Stephen King, Écriture, mémoires d’un métier (Albin Michel, 2001), p. 211.
(6) R.G. Collingwood ne dit pas autre chose au chapitre XIV de ses Principles of Art.
(7) Le philosophe américain Noël Carroll étudie ce double paradoxe dans The philosophy of horror, or paradoxes of the heart (Routledge, 1990). La traduction française, assurée par Gregory Mion, est prévue pour mai 2014 aux éditions Aux Forges de Vulcain.
(8) Jean-Baptiste Thoret, 26 secondes : L’Amérique éclaboussée (Rouge Profond, coll. Raccords, 2003).
(9) Colloque de Cerisy, op. cit., pp. 25-39.
(10) Sur le potentiel méditatif de l’horreur, nous renvoyons à l’article que Juan Asensio a consacré à La Terreur, nouvelle publiée par Arthur Machen en 1917.
(11) Colloque de Cerisy, op. cit., pp. 243-257.
(12) Jake Epping, dans 22/11/1963, est celui qui a les cartes en main pour empêcher le meurtre de Kennedy.
(13) Toutes les références de pagination se rapportent à l’édition grand format (Albin Michel, 2013).
(14) Noël Carroll, op. cit., chapitre 3.
(15) Ibid. Cette intrigue comporte quatre étapes chronologiquement distinctes : un début / une découverte / une confirmation / une confrontation.
(16) Pour entrer un peu mieux dans le débat de l’euthanasie par la voie littéraire, nous conseillons de lire le dernier roman de Martin Winckler, En souvenir d’André (POL, 2012).
(17) Ces thèmes sont autant de questions urgentes qui peuvent (et même doivent) être incluses dans le giron de la littérature, autant de préoccupations qui ne sont pas celles de nos écrivains français salonnards, eux qui viennent d’attribuer un prix à l’un des pires auteurs qui soient, Gabriel Matzneff, lui dont les écrits ne se lassent pas d’infecter les cerveaux débiles qui continuent de l’estimer, voire de lui offrir tribunes, tambours et trompettes, tel que le fait Franz-Olivier Giesbert dans un magazine, heureusement, dédaignable.
(18) Karl Rosenkranz, Esthétique du laid (Circé, 2004), p. 265. La référence à Lessing concerne un addendum du Laocoon (Éditions Hermann, coll. Arts pour notre exemplaire, 2002), et le texte s’intitule «Comment les Anciens représentaient la Mort» (pp. 201-227).
(19) Ibid., p. 264.