Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« Les Grandes Espérances de Charles Dickens : la contrariété de devenir un homme, par Gregory Mion | Page d'accueil | La peau et les os de Georges Hyvernaud »

05/10/2015

Sur la fin de Brutus, par Laurent Jézéquel

Photographie (détail) de Juan Asensio.

Roger Breuil dans la Zone
1567314557.jpgBrutus.





2232193599.jpgRoger Breuil, encore, par Laurent Jézéquel.





3678719531.jpgLa Puissance d’Élie.






IMG_8056b.jpgBrutus, récit de Roger Breuil publié en 1945 chez Gallimard (1), a fait l’objet d’une note de Juan Asensio en juillet 2012. Lecteur trop passionné de cet auteur oublié qui est aussi celui de mes jours, je suis fort mal placé pour juger des critiques qui lui sont faites, même quand elles sont presque toutes élogieuses. Je dois cependant y répondre sur un point capital : «Pourquoi Brutus était-il sur la terre ?» Telle est la question que Breuil pose à son personnage, au moment où celui-ci va se suicider (p. 223). Le récitant précise qu’il la pose du point de vue de Brutus, non de celui de celui d’un observateur. Lors de l’étrange interview qui s’ensuit, Brutus se livre à un numéro amusant de star existentialiste. Lui qui s’était si souvent fait remarquer par une extrême sobriété de parole contrastant avec la belle générosité de son action, le voilà qui répond à la question à laquelle il ne faudrait pas répondre ou répondre seulement que la réponse manque. Et ses réponses, forcément, sont du niveau d’un magazine people : «Vous désirez savoir quelle est la fin principale de ma vie ? Mais c’est de vivre le plus complètement, le plus justement et le plus heureusement possible. Le service de mon pays, la culture des arts et de la philosophie, mes amours, ma fortune et ma gloire offrent un vaste champ à mon activité…». Devinant vite qu’il déçoit, il ajoute : «Vous vous demandez si je suis sensible au mystère de l’être... Eh bien oui…» (pp. 224-5). Et soudain, il coupe court pour formuler une mise en garde qui semble conclure ses dernières paroles, mais qui, étrangement, interdit toute conclusion : «gardez-vous de tirer de ma vie et de ma mort un argument qui condamnerait tous les hommes et vous avec eux» (p. 225). Le récitant a alors une pensée qui fait écho au propos de Brutus, mais qui dit quelque chose de différent : «Il ne faut pas prouver la vérité contre les homme» (id.). Voilà donc associés en esprit deux hommes illustres, chacun à sa façon, que séparent plus de vingt siècles : le noble païen Brutus qui assassina César au nom de la République et le penseur chrétien Kierkegaard. Car c’est bien Kierkegaard qui a posé la question de savoir si un homme a le droit de mourir pour la vérité et y a répondu : «Pour les esprits forts, la question de mettre un homme à mort ne semble pas soulever de difficulté; ils croient pouvoir la résoudre sans peine; mais celui qui a une idée de la faute qui consiste à mettre à mort un innocent s’éprouvera sincèrement avant de permettre que l’on se rende coupable de ce meurtre. Dans cet examen de conscience il comprendra qu’il n’en a pas le droit. L’amour l’en empêchera» (2).
Kierkegaard ne condamne nullement le martyre mais ceux qui le cherchent et en font une loi pour eux-mêmes et pour les autres. Breuil reprend l’idée et même la radicalise en disant qu’il ne faut même pas tenter de prouver la vérité contre les hommes. Á quelle situation concrète pense-t-il ? L’auteur voit qu’en 1945, le monde est plein de gens qui, de la vie et de la mort des faux ou vrais Brutus de l’époque, tirent argument pour condamner des individus, des peuples ou la terre entière Ce sont les militants, politiques, moraux, culturels, religieux et les militants tout simplement d’eux-mêmes. Mais le récitant ne pense pas à ceux-là. Il pense à Brutus qui ne voudrait pas que sa vie ni sa mort servent d’exemples de vertu militante, mais qui ne voit pas qu’il a vécu et qu’il meurt en offrant cet exemple aux générations des millénaires à venir. S’il est témoin de cette vérité de Brutus, pourquoi ne la lui dit-il pas ? Parce que recevant ce témoignage en cet instant terminal, le héros ne pourrait qu’en éprouver de la haine contre le témoin et contre lui-même, s’éloignant alors encore plus de la vérité. Or, quoi qu’il ait presque entièrement imaginé son personnage – le moyen de faire autrement pour un poète ? – Breuil en sait au moins une chose réelle : c’est que Brutus est absolument son semblable, son frère. En tant qu’hommes ils sont tous deux, comme tous les hommes, de même origine divine. Par fraternité, le récitant qui sait quelque chose de la vérité de Brutus, choisit de ne pas en rendre directement témoignage. Il va procéder autrement.
Les dernières lignes sont un poème en forme de psaume : «Ah ! que soient ouvertes, que soient ouvertes les portes ! Qu’il entre l’air doux et léger qui souffle où il veut ! Car nous n’avons pas besoin de Brutus pour connaître les naissances impures et les adolescences fougueuses et les morts stoïques, ni pour nous instruire aux guerres, aux meurtres, aux exils. Histoires humaines, mythes charmants et cruels, déguisés sous l’infatigable espoir de l’homme, quel comique infini s’en dégagerait pour nous si nous étions des dieux !» (p. 225).
Qui parle ? Je crois que, confiant en sa paradoxale vocation de poète chrétien, Breuil a imaginé un témoin qui puisse le remplacer, in extremis, auprès de Brutus et témoigner non point de la vérité évangéliques, mais d’une vérité qui a quelque rapport avec l’évangile. L’indice sur lequel je fonde ma lecture se trouve aux toutes dernières lignes du poème, c’est cette idée de «comique infini». Breuil l’a trouvée dans un texte de Kierkegaard intitulé La définition socratique du péché (3) : «…Qu’un homme dise une chose juste et donc la comprenne et que, passant à l’action, il commette l’injustice, montrant ainsi qu’il n’a pas compris : cela est d’un comique infini. Il y a un comique infini à voir un homme ému jusqu’aux larmes ruisselant de son visage avec la sueur, lisant ou écoutant un sermon sur la renonciation et la noblesse d’une vie consacrée au service de la vérité et qui aussitôt après, ein zwei, drei, passez muscade, les yeux encore embués de larmes, s’évertue de son mieux, à la sueur de son front, à faire modestement triompher le mensonge…» L’auteur de Brutus fait donc parler Socrate, mais un Socrate qui, dans le monde de l’esprit, est «devenu chrétien» et auquel – mais cela Breuil n’a pu le savoir – a aussi pensé Kierkegaard (4).
Ce Socrate «devenu chrétien» aurait matière à ironiser. Brutus a longtemps personnifié la vertu. Comique infini de Brutus mourant qui soudain redoute d’inspirer des sectaires de la vertu. Brutus a tué César pour que Rome se rapproche de la république idéale. Comique infini de Brutus ouvrant ainsi la voie à un tyran pire que César. Brutus s’est battu toute sa vie pour la liberté. Comique infini de Brutus goûtant le meilleur de sa «liberté chérie» au moment même où il se condamne à mort. Comique infini des destinées humaines presque toujours conformes à leurs prémisses sauf pour la conclusion qui fait toujours défaut.
Mais, «devenu chrétien», Socrate sait que si un homme a compris le juste et ne le fait pas, c’est qu’il ne veut ni le comprendre, ni le faire : cet homme n’est pas seulement dans l’erreur, il est dans le péché, même s’il n’est pas encore déclaré coupable puisqu’il ne connaît pas encore Dieu. Aussi Socrate «devenu chrétien» voit-il le comique infini de Brutus, pécheur potentiel, mais il n’en rit pas. Seuls des dieux grecs pourraient en rire. Socrate «devenu chrétien» et Roger Breuil savent au moins une chose, c’est qu’ils ne sont pas des dieux. Le livre se termine sur cette note désolée du comique infini qui ne fait pas rire. C’est un appel à la réflexion et à la lecture, surtout celle de la Bible où chacun peut entendre, par la foi, que Dieu, lui aussi, voit le comique infini du pécheur et lui aussi s’en désole, mais lui seul, par le pardon, l’abolit pour faire place à la joie.
Au moment ou Breuil parle indirectement de l’intelligence de la foi, Juan Asensio, à mon grand étonnement, pense le voir tenté par une «toute-puissance qui permettrait de nous passer du support inadéquat que représente en fin de compte Brutus» pour connaître les «arcanes… des actes» de Brutus, ses motivations profondes et dernière. Je crois que Breuil dit seulement, une fois de plus, qu’il n’a pas besoin d’une révélation particulière de Brutus pour comprendre le sens des événements «déguisés sous l’infatigable espoir de l’homme» (p. 225) qui ont croisé la destinée du héros. Car il connaît Brutus son frère comme peuvent le connaître aussi tous les hommes qui regardent vivre et mourir le héros romain, mieux que Brutus ne se connaît lui-même. Quant à savoir le plus important, pourquoi Brutus était sur terre, il ne le peut qu’à la lumière qui vient finalement éclairer toute destinée, fut-elle païenne.

Notes
(1) Les pages cités sont celles de l’édition Gallimard de 1945. Les pages 223-226 de cette édition correspondent aux pages 174-177 de l’édition Marrons de 2001.
(2) Sören Kierkegaard, Un homme a-t-il le droit de se laisser mettre à mort pour la vérité ? in La succession d’un solitaire, Essai poétique par H. H (1846) (Traduction et édition Tisseau, 1935), p. 69.
(3) Sören Kierkegaard, La maladie à la mort (1849), IIe section, A, chapitre II (traduction Tisseau, Éditions Nathan, 2010), p. 133.
(4) Selon André Clair, Kierkegaard, dans un de ses discours édifiants, dit ceci : «Certes (Socrate) n’était pas chrétien, je le sais bien, mais je suis convaincu qu’il l’est devenu…» (in Kierkegaard, penser le singulier, Éditions du Cerf, 1993), p. 13.